Pour Freud, les guerres ne sont pas seulement le produit de circonstances malheureuses, elles ne procèdent pas exclusivement de décisions politiques incompréhensibles et irresponsables. Elles ont des causes bien plus profondes, qui sont sociales et psychiques.
En vérité, les hommes ont beaucoup de mal à supporter l’état de paix. Et la guerre, parfois, peut apparaître comme une sorte de soulagement, un dérivatif inespéré pour ces « pulsions de mort » à l’œuvre de façon constante quoique inavouée dans toute société, même en temps de paix.
C’est exactement ce que montre le film de Michael Haneke, Le ruban blanc (2009)
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Voici quelques extraits des principaux textes de Freud sur le sujet :
« Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » (1915) in Essais de psychanalyse,
Payot, 1981.
« Les peuples sont plus ou moins représentés par les États qu'ils constituent, ces États par les gouvernements qui les dirigent. Chaque ressortissant d'une nation peut, dans cette guerre, constater avec effroi - ce qui, déjà en temps de paix, tendait parfois à s'imposer à lui - que l'État a interdit à l'individu l'usage de l'injustice, non parce qu'il veut l'abolir, mais parce qu'il veut en avoir le monopole, comme du sel et du tabac. L'État qui fait la guerre se permet toutes les injustices, toutes les violences, ce qui déshonorerait l'individu. Il se sert contre l'ennemi non seulement de la ruse autorisée, mais aussi du mensonge conscient et de la tromperie délibérée, et le fait, certes, dans des proportions qui semblent dépasser tous les usages des guerres antérieures. L'État exige de ses citoyens le maximum d'obéissance et de sacrifices, tout en faisant d'eux des sujets mineurs par un secret excessif et une censure des communications et expressions d'opinions, qui met ceux qu'on a ainsi intellectuellement opprimés hors d'état de faire face à toute situation défavorable et à toute rumeur alarmante. Il s'affranchit des garanties et des traités par lesquels il s'était lié envers d'autres États, il ne craint pas de confesser sa rapacité et sa soif de puissance, que l'individu doit alors approuver par patriotisme.
Qu'on n'objecte pas que l'état ne peut renoncer à l'usage de l'injustice, parce qu'il se porterait alors préjudice. Pour l'individu, lui aussi, le respect des normes morales, le renoncement à l'exercice brutal de la force, sont en général fort, désavantageux, et l'État ne se montre que rarement capable de le dédommager du sacrifice qu'il a exigé de lui. Il ne faut pas non plus s'étonner que le relâchement de tous les rapports moraux entre les grandes individualités collectives de l'humanité ait eu une répercussion sur la moralité de l'individu, car notre conscience morale n'est pas le juge inflexible pour lequel la font passer les moralistes, elle est à son origine « angoisse sociale » et rien d'autre.
Là où la communauté abolit le blâme, cesse également la répression des appétits mauvais, et les hommes commettent des actes de cruauté, de perfidie, de trahison et de barbarie, dont on aurait tenu la possibilité pour incompatible avec leur niveau de civilisation ». (pp 14-15)
(c’est moi qui souligne LHL)
[La désillusion causée par la guerre] :
« Quand je parle de désillusion, chacun sait aussitôt ce que j'entends par là. Sans avoir besoin d'être un fanatique de la pitié, tout en reconnaissant la nécessité biologique et psychologique de la souffrance pour l'économie de la vie humaine, on n'en a pas moins le droit de condamner la guerre dans ses moyens et ses buts et d'aspirer à la cessation des guerres. On se disait, il est vrai, que les guerres ne pourraient cesser tant que les peuples auront des conditions d'existence si différentes, tant que chez eux l'appréciation des valeurs relatives à la vie de l'individu sera aussi divergente, tant que les haines qui les séparent représenteront de si puissantes forces de pulsion pour le psychisme. Aussi était-on préparé à ce que des guerres entre les peuples primitifs et civilisés, entre les races de couleurs différentes, voire des guerres entre les individus-peuples d'Europe peu développés ou redevenus sauvages, retiennent pendant longtemps encore l'attention de l'humanité. Mais on osait espérer quelque chose d'autre » Considérations…(p 10)
« Et voilà que la guerre, à laquelle nous ne voulions pas croire, éclata et apporta la... désillusion. Elle n'est pas seulement, en raison du puissant perfectionnement des armes offensives et défensives, plus sanglante et plus meurtrière qu'aucune des guerres antérieures, mais elle est pour le moins aussi cruelle, acharnée, impitoyable, que toutes celles qui l'ont précédée. Elle rejette toutes les limitations auxquelles on se soumet en temps de paix et qu'on avait appelées droit des gens, elle ne reconnaît pas les prérogatives du blessé et du médecin, ne fait pas de distinction entre la partie non belligérante et la partie combattante de la population et nie les droits de la propriété privée. En proie à une rage aveugle, elle renverse tout ce qui lui barre la route, comme si après elle il ne devait y avoir pour les hommes ni avenir ni paix. Elle rompt tous les liens faisant des peuples qui se combattent actuellement une communauté et menace de laisser derrière elle une animosité qui pendant longtemps ne permettra pas de les renouer.
Elle a révélé aussi ce phénomène à peine concevable : les peuples civilisés se connaissent et se comprennent si peu que l'un peut se retourner contre l'autre, plein de haine et d'horreur. Bien plus, une des grandes nations civilisées est si généralement détestée qu'on peut être tenté de l'exclure, en tant que « barbare", de la communauté civilisée, bien' qu'elle ait prouvé par les contributions les plus grandioses son aptitude à en faire partie. Nous vivons dans l'espoir qu'une version impartiale de l'histoire apportera la preuve que cette nation justement, celle dans la langue de laquelle nous écrivons, pour la victoire de laquelle combattent ceux qui nous sont chers, est celle qui a le moins violé les lois de la morale humaine; mais qui a le droit en pareil temps de se poser en juge de sa propre cause? ». Considérations, (pp 13-14)
« Pourquoi, à vrai dire, les individus-peuples se méprisent-ils, se haïssent-ils, s'abhorrent-ils les uns les autres, même en temps de paix, et pourquoi chaque nation traite-t-elle ainsi les autres? Cela certes est une énigme. Je ne sais pas répondre à cette question. Dans ce cas, tout se passe comme si, dès lors qu'on réunit une multitude, voire même des millions d'hommes, toutes les acquisitions morales des individus s'effaçaient et qu'il ne restât plus que les attitudes psychiques les plus primitives, les plus anciennes et les plus grossières. Seuls des développements ultérieurs pourront peut-être apporter quelques modifications à ce regrettable état de choses. Mais un peu plus de sincérité et de franchise de tous côtés dans les relations des hommes entre eux et dans les rapports entre les hommes et ceux qui les gouvernent, pourrait également aplanir les chemins de cette transformation ». Considérations…, (p 25)
Pourquoi la guerre ?
« Cher Monsieur Einstein,
[…]
J’ai scrupule à abuser de votre intérêt, lequel se porte sur la prévention des guerres et non sur nos théories.J'aimerais cependant m'attarder encore un instant sur notre pulsion de destruction, dont la faveur n'est nullement à la hauteur de l'importance. Au prix de quelque effort de spéculation, nous sommes en effet parvenus à concevoir que cette pulsion est à l'oeuvre en tout être vivant, et tend donc à provoquer sa décomposition et à ramener la vie à l'état de la matière inerte. Elle méritait en toute rigueur le nom de pulsion de mort, tandis que les pulsions érotiques représentent les aspirations à la vie. La pulsion de mort devient pulsion de destruction en se tournant, au moyen d'organes spécifiques, vers l'extérieur, contre les objets. L'être vivant préserve pour ainsi dire sa propre vie en détruisant celle d'autrui. Mais une partie de la pulsion de mort reste active à l'intérieur de l'être vivant, et nous avons tenté de déduire toute une série de phénomènes normaux et pathologiques de cette intériorisation de la pulsion de destruction. Nous avons même commis l'hérésie d'expliquer la naissance de notre conscience morale par un tel retournement de l'agression vers l'intérieur. Il n'est sûrement pas anodin, vous le remarquez, que ce processus s'accomplisse , à trop grande échelle; c'est carrément malsain, alors que le retournement de ces forces pulsionnelles vers la destruction du monde extérieur soulage l'être vivant et a nécessairement un effet bénéfique.[...]
De ce qui précède, retenons simplement pour nos buts immédiats qu'il est vain de vouloir supprimer les penchants agressifs des hommes. On dit qu'il est, en des contrées heureuses de la terre où la nature fournit à profusion tout ce dont l'homme a besoin, des peuplades dont la vie s'écoule dans la douceur, et chez lesquelles la contrainte et l'agression sont inconnues. J'ai peine à y croire, j'aimerais fort en savoir plus sur ces bienheureux. Les bolcheviks eux aussi espèrent pouvoir faire disparaître l'agression humaine en garantissant la satisfaction des biens matériels et en établissant par ailleurs l'égalité entre les membres de la communauté. Je tiens cela pour une illusion. Pour le moment ils ont pris toutes les précautions pour s'armer et la haine contre tous ceux qui sont à l'extérieur n'est pas leur moindre expédient pour maintenir la cohésion de leurs partisans. Du reste, il ne s'agit pas, comme vous le remarquez vous-même, d'éliminer totalement le penchant humain à l'agression; on peut tenter de le détourner suffisamment pour qu'il n'ait pas à trouver son expression dans la guerre ».
Pourquoi la guerre ? (1933), Résultats, idées, problèmes, P.U.F, 1938.