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19 janvier 2024 5 19 /01 /janvier /2024 18:47

 

La pensée est la  plus politique des facultés humaines 

 

« La plupart des crimes étant des actes de somnambulisme, la morale consisterait à réveiller à temps le terrible dormeur »

Paul Valery

 

    La thèse d’Hannah Arendt suivant laquelle « le mal, c’est l’absence de pensée », a été beaucoup critiquée. Certains y ont vu la preuve de son amateurisme philosophique. Il est vrai - on l’a découvert depuis - qu’Adolf Eichmann, qui était fourbe et manipulateur, a adopté cette ligne de défense (« Je ne savais pas ce que je faisais, je ne faisais qu’obéir aux ordres ») pour gruger ses juges et minimiser sa responsabilité. Il n’empêche : sur le fond, Hannah Arendt avait raison. Si certains acteurs du nazisme se sont résolus à n’être que la chainon d’un dispositif s’apparentant à une machine autonome, échappant à tout contrôle, cela signifie-t-il que ces personnes ont cessé d’être comptables de ces actes? La réponse à cette question mérite débat.

 

   Somnanbules

   Pour Michel Wievorka, par exemple, les acteurs passifs du nazisme n’ont certes pas voulu explicitement les crimes auxquels ils ont consenti. Néanmoins, même s'ils s'en défendent, ils ont bel et bien accepté (il est vrai, dans des circonstances difficiles et troublantes) de renoncer à leur statut de sujet : car seul un « non-sujet » peut se désolidariser des actes qu’il commet lui-même. Ces criminels somnanbuliques prétendront par la suite, s’ils sont inculpés,  n’avoir  été  que les agent manipulés de projets dont il ne ne connaissaient ni les tenants ni les aboutissants : « Le bourreau, le meurtrier, l’assassin ne sont pas sujets puisqu'ils ne font qu’exécuter des ordres » . Le consentement à la violence, voire au meurtre de masse, résulterait d’un « déficit de subjectivité » - les acteurs se perçoivent comme de simples « rouages ». Mais cette tentative d’évitement du statut d’agent libre  peut difficilement être tenue pas une circonstance atténuante. La situation est un peu comparable à celle du chauffard qui, sous l’emprise de stupéfiants, commet un homicide involontaire : certes, il « n’a pas voulu cela ».

    Dans un ouvrage qu’il a consacré aux crimes de droit commun, le psychiatre Daniel Zagury se demande pourquoi les actes les plus inhumains sont parfois commis par les hommes les plus ordinaires. Et l’une des réponses qu’il apporte va exactement dans le même sens (La barbarie des hommes ordinaires. Ces criminels qui pourraient être nous). L’expertise des nombreux criminels, en particulier de jeunes adultes qui ont parfois tué pour une broutille, et qui ne sont pas des psychopathes, révèle des personnalités fuyantes, d’une « consternante indigence ». Le refus de s’expliquer, de réfléchir au sens de leurs actes, de se poser des questions, notamment en terme de morale ou de responsabilité, ne témoigne pas d’un déficit cognitif - ils ne sont pas plus stupides que d’autres. On est exactement dans le même cas de figure que celui qu’évoque Hannah Arendt lorsqu’elle décrit la personnalité d’Eichmann : «Eichmann n'était pas stupide. C'est la pure absence de pensée – ce qui n'est pas du tout la même chose – qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque. Cela est « banal » et même comique : avec la meilleure volonté du monde on ne parvient pas à découvrir en Eichmann la moindre profondeur diabolique au démoniaque. Mais cela ne revient pas en faire un phénomène ordinaire ». Une telle analyse ne conduit pas à dédouaner Eichmann, contrairement à ce qui a été dit si souvent pour discréditer la thèse de Hannah Arendt. Pourquoi tuer pour un regard, pour une cigarette refusée, une casquette volée, se demande comme en écho Daniel Zagury ? « Leur conscience morale est ténue. Ils ont peu d'empathie pour autrui. Leur parcours est émaillé de défis, d'incidents, de transgressions, de court-circuits  dans l’agir… Mais courts-circuits de quoi? Tout simplement de la pensée, de l'insupportable retour de traces traumatiques, de tensions psychiques qui les envahiraient  en une « surchauffe» dont ils ne pourraient rien faire, si ce n'est décharger immédiatement dans l’agir.La pensée elle-même, voilà l'ennemi.L'accueillir est intolérable…». Pour Michel Wievorka comme pour Hannah Arendt, on a affaire dans ce type de comportements, que ni l’un ni l’autre ne tiennent pour « pathologique », à un « trouble de la pensée » qui n'est pas ni une défaillance momentanée ni un déficit mystérieux. Ce qui serait en cause ici, et qu'il importe de correctement nommer, ce pourrait être une véritable   « haine de la pensée ».

 

La pensée est une activité dangereuse

    Le point de vue d’un expert psychiatre reconnu, spécialisé dans l’étude de la psychologie des tueurs en série, doit être pris en compte. Il nous permet de ne pas écarter le postulat - il est vrai déroutant, au moins à première vue - de Hannah Arendt : « Il existe dans la pensée quelque chose qui peut empêcher les hommes de faire le mal ». Les analyses des chercheurs qui tentent d’expliquer les logiques de persécutions se rejoignent à cet égard : les ressorts cachés de la haine témoignent d’un étrange absence de sensibilité, d’un déficit humanité. A quoi cela tient-il? « Ils m’ont haï sans raison » est le sous-titre de l’ouvrage que le philosophe Jacob Ragozinski a consacré à toutes les chasses aux sorcières des temps modernes (de la Renaissance aux Lumières). Ce « sans raison » mérite quelques commentaires. Ce qui est aléatoire, en l’occurence, ce qui peut paraître immotivé, c'est la désignation de telle cible plutôt que que telle  autre. On a relevé  il y a peu, par exemple,  que,  dans les années 30 en Europe, ce sont les juifs qui firent les frais d'une déferlante de haine xénophobe, tandis qu’aujourd'hui les musulmans ont pris leur place (en tout cas pour une part) dans une situation à certains égards comparable (crises économique, sociale, identitaire etc.).

Si les cibles de la haine sont plus ou moins interchangeables, cette propension étonnante à « haïr sans raison » n'est pas totalement inintelligible pour autant. L’hypothèse suivante mérite d’être examinée : le mal (la violence gratuite, infondée, nihiliste, suicidaire..) aurait partie liée avec le refus de penser, dans l’exacte  mesure où la pensée (l’aptitude à se détacher de soi, voire à adopter le point de vue de l’autre) est constitutive de notre humanité. Or cette qualité, qui nous caractérise en propre, et qui tend à se confondre avec la conscience morale - comprise comme l’aptitude à dissocier le bien du mal - n’est pas spécialement plaisante.  Elle peut nous faire peur. Elle est en effet redoutable à bien les égards. La pensée, qui n’est ni l’intelligence ni le bon sens ni la rationalité, peut être perçue comme une puissance tantôt subversive et tantôt inhibitrice. Socrate  compara le philosophe  au taon qui pique un cheval dont il prévient ainsi la somnolence, mais aussi  à un poisson-torpille paralysant ceux qui s’y frottent. La pensée authentique, singulière, est dérangeante : c’est l'une des raisons pour lesquelles les artistes et les philosophes sont redoutés, voire persécutés ou bannis, comme le fut Spinoza, par les régimes autoritaires ou despotiques. Dans de nombreux pays aujourd’hui de simples journalistes paient le  prix du sang lorsqu’ils formulent des opinions jugées par les autorités locales un tant soit peu subversives. Or,  ce qui est avéré  sur un plan politique l’est aussi, l’est même peut-être d’abord, au niveau de la conscience individuelle : la pensée, dit Hannah Arendt « est une activité dangereuse ». Elle est dangereuse parce qu’elle déconstruit les préjugés et ébranle les certitudes. De ce point de vue, elle est « dissolvante » : « Tout examen critique doit traverser une phase de négation, au moins hypothétique, des valeurs et opinions courantes, en passant au crible leurs assomptions tacites et leurs implications, et, en ce sens, on peut voir dans le nihilisme un risque qu’encourt perpétuellement la pensée ».

 

Ne pas penser est plus dangereux encore

  Mais c’est cette activité « dangereuse », qui  nous spécifie, nous humanise en même temps : toxique, ambivalente et paradoxale, elle est également susceptible de nous détourner du mal. Dans l’ouvrage intitulé La vie de l’esprit, dont le tome 1 est consacré à la pensée, Hannah Arendt  évoque le contexte dans lequel le verbe  « philosopher » est apparu la première fois. Solon (-640–558) après avoir donné des lois aux athéniens, partit pour un voyage de dix ans. Arrivé à Sarde, il y rencontre le roi Crésus,  alors au fait du pouvoir. Celui-ci, après lui avoir montré tous ses trésors, lui pose la question suivante : « As-tu déjà vu un homme qui soit le plus heureux du monde?»  . Solon répond par une question : « Qu’est-ce, je vous prie le bonheur, comment entendez vous le mesurer ?».  Solon peut  apparaître en cela comme un prédécesseur de Socrate. Le maître de Platon  allait interroger à son tour : « Que sont courage, piété, amitié, sophrosùnê, savoir, justice et le reste ? ». La réponse de Solon, si l’on en croit Hérodote,  est un « objet philosophique », à savoir une réflexion sur les affaires humaines et sur le sens de la vie qui est telle que :  « de toutes ces journées, l’une n’amène  rien du tout de pareil à ce qui amène l’autre tant et si bien que l'homme n'est que vicissitudes ». Hannah Arendt rappelle quelques pages plus loin que l’étonnement est l’origine de la philosophie (« La philosophie est fille de l’étonnement » selon la fameuse de Platon reprise par Aristote ). Mais elle ajoute immédiatement : « Ce qui commence dans l'étonnement se termine dans la perplexité et, au-delà, ramène à l'étonnement : il est merveilleux que les uns puissent accomplir des actes justes ou courageux, alors qu'ils ne savent pas ce que son courage et justice, ne peuvent les expliquer » . On serait tenté d’objecter que les criminels, eux non plus, ne savent pas, dans la plupart des cas, justifier leurs actes et que, comme on vient de le voir, cet embarras, qui n’a rien de « merveilleux »,  ne suffit pas à les dédouaner. Toutefois, même si  l’on peut agir, en bien comme en mal, sans être en mesure justifier nos choix, ni même de leur donner un sens, il existe  une grande différence entre les scrupules des justes et l’indifférence coupable des scélérats.

  La pensée, pour tout être humain, tend à se confondre avec l’existence (« Penser et être vraiment en vie sont de choses identiques ») de telle sorte qu’une vie dépourvue de toute pensée, si elle était concevable,  perdrait  toute  signification. La pensée ne contient pourtant pas par elle-même une quelconque promesse du bonheur, ni même le moindre réconfort - contrairement aux sagesses religieuses -  puisqu’elle n'offre pas en tant que telle de réponses aux questions qui se posent. En revanche, elle doit nous éloigner du mal parce qu’elle nous prémunit contre l’indifférence à la souffrance des autres. Lorsque les hommes « pensent », ils sont tout naturellement tentés d’exprimer ce qu’ils ressentent. En situation de détresse, Ils vont rechercher à élucider les raisons de leur souffrance ou de leur angoisse ; dans le meilleur des cas, ils chercheront à en parler.  Mais la pensée - qui n’est pas le savoir ou la science, mais bien plutôt l’aptitude à distinguer le bien du mal, le beau du laid- comporte également une inclination vers le bien. Elle enveloppe aussi ce désir d’harmonie, cette exigence  de réconciliation de soi avec soi-même dont Socrate fit le coeur de son projet éthique.  Interroger le lien qui unit le désir à ses objets (l’amour, la beauté, la sagesse, la justice…) se traduit tout naturellement par une volonté d’échange et de dialogue : « Pour amener ces liens au grand jour, les faire apparaître, les hommes veulent en parler, exactement comme l’amant tient à parler de sa bien-aimée».

  Tel est l’apport inestimable de la philosophie  : le déploiement de l’étonnement initial ne peut qu’éloigner à la fois de la laideur, comme absence de beauté et du mal, comme absence de bien.  S’étonner en effet, c’est réfléchir ( « Nier ce que l’on croit »), interroger ses propres convictions, s’ouvrir à l’altérité, accepter et rechercher le débat d’idées et même la confrontation qui nous met aux prises avec d’autres convictions, y compris les plus éloignées des nôtres et les plus déstabilisantes. En ce sens très précis, la pensée est toujours implicitement politique : car la mise à l’épreuve du quant-à-soi égoïste, narcissique, voire solipsiste, ne peut que produire un effet positif sur nos relations avec nos semblables. La destruction des opinions et des doctrines admises sans examen  est une sorte de purge. Hannah Arendt a donc raison d’écrire en guise de conclusion  que : « La destruction en question  a un effet libérateur sur une autre faculté, celle de jugement, qu'on peut à bon droit appeler la plus politique des facultés mentales humaines ».

 

Nul n’est méchant  volontairement?

    Est-il nécessaire d’ajouter que ni la philosophie ni la pensée ne nous mettent à l’abri de la perversité, de l’égoïsme ou du cynisme?  Socrate et Platon le savaient bien, et l’ont reconnu occasionnellement, à contre coeur, alors même qu’ils professaient, non sans une certaine mauvaise foi, que « nul n’est méchant volontairement ». Bien entendu, on peut être «  méchant » délibérément, sciemment, au point même de mettre toute son intelligence au service des desseins les plus extravagants. Et pourtant Socrate, Platon, Aristote avaient raison  de soutenir que seule la pensée (et non pas l’intelligence, non pas la raison, encore moins la science..) nous éloigne du pur cynisme qui reste pourtant une tentation et un risque inhérents à la pensée… Le sujet  qui pense, s’il assume véritablement le fait de penser, préférera naturellement l’étonnement admiratif et plaisant qui se porte spontanément sur des êtres et des objets authentiquement  aimables,  à la sidération que produisent la violence et le crime. D’un autre côté pourtant, la suspension délibérée de la conscience morale présente un avantage certain. Le parangon de tous les méchants, le Richard III de Shakespeare, évoque avec une incomparable éloquence l’angoisse vertigineuse que suscite l’épreuve de la conscience morale. Son soliloque révèle que le méchant redoute plus que tout le face à face avec cet autre que lui qui n’est  pourtant … que lui-même :

 

« Ô lâche conscience, comme tu me tourmentes ! — Ces lumières brûlent bleu… C’est maintenant le moment funèbre de la nuit : — des gouttes de sueur froide se figent sur ma chair tremblante. — Comment ! est-ce que j’ai peur de moi-même ? Il n’y a que moi ici ! — Richard aime Richard, et je suis bien moi. — Est-ce qu’il y a un assassin ici ? Non… Si, moi ! — Alors fuyons… Quoi ! me fuir moi-même ?… Bonne raison : Pourquoi ? — De peur que je ne châtie moi-même… qui ? moi-même ! — Bah ! je m’aime, moi !… Pourquoi ? pour un peu de bien — que je me suis fait à moi-même ? — Oh non ! hélas ! je m’exécrerais bien plutôt moi-même — pour les exécrables actions commises par moi-même. — Je suis un scélérat… Mais non, je mens, je n’en suis pas un. — Imbécile, parle donc bien de toi-même… Imbécile, ne te flatte pas. » .

   Il n’est pas du tout certain que tous les scélérats connaissent ce type de démêlés avec leur conscience, et les psychiatres nous apprennent au contraire que nombre de tueurs, incapables d’empathie, n’éprouvent ni scrupules ni remords. Il reste vrai cependant que les actes violents ne sont pas l’aboutissement de la pensée mais plutôt son annihilation ou bien son dévoiement. « Je pense donc je suis »…disait Descartes. Et si je suis violent,  volontairement, gratuitement, absurdement, vainement, qui suis-je ? Mais une telle question ne comporte pas de réponse pas plus qu’elle n’en appelle, puisque les comportements violents ont précisément l’avantage de nous dispenser de ce type de questionnements.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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