Discours sur le bonheur,
Madame du Châtelet (1706-1749)
« Il est certain que l’amour de l’étude est bien moins nécessaire au bonheur des hommes qu'à celui des femmes. Les hommes ont une infinité de ressources pour être heureux, qui manquent entièrement aux femmes. Ils ont bien d’autres moyens d’arriver à la gloire, et il est sûr que l’ambition de rendre ses talents utiles à son pays et de servir ses concitoyens, soit par son habilité dans l’art de la guerre, ou par ses talents pour le gouvernement, ou les négociations, est fort au-dessus de celle qu’on peut se proposer pour l’étude ; mais les femmes sont exclues, par leur état, de toute espèce de gloire, et quand, par hasard, il s’en trouve quelqu’une qui est née avec une âme assez élevée, il ne lui reste que l’étude pour la consoler de toutes les exclusions et de toutes les dépendances auxquelles elle se trouve condamnée par état.
(…)
J’ai dit que l’amour de l’étude était la passion la plus nécessaire à notre bonheur ; c’est une ressource sûre contre les malheurs, et c’est une source de plaisir inépuisable, et Cicéron a bien raison de le dire. Les plaisirs des sens et ceux du cœur sont, sans doute, au-dessus de ceux de l’étude ; il n’est pas nécessaire d’étudier pour être heureux ; mais il l’est peut-être de se sentir en soi cette ressource et cet appui. On peut aimer l’étude, et passer des années entières, peut-être sa vie, sans étudier ; et heureux qui la passe ainsi : car ce n’est peut-être qu’à des plaisirs plus vifs qu’il sacrifie un plaisir qu’il est toujours sûr de trouver, et qu’il rendra assez vif pour le dédommager de la perte des autres »