Sujet : La nature a-t-elle des droits?
En 1970, le "Sierra Club", groupe écologiste américain, intente un procès contre Walt Disney. En effet, le géant du dessin animé a obtenu le droit de construire un nouveau parc d'attraction sur "Mineral King", espace végétal californien. Lors de ce procès, l'avocat des arbres, D. Stone, proclame la nécessité de la création d'un droit des arbres. Le procès est finalement gagné par Walt Disney à une voix près. Ainsi, se pose la question de l'existence ou non d'un droit des plantes et plus généralement de la nature. Celle-ci doit être comprise comme l'ensemble des animaux, plantes vertes et minéraux composants notre terre, c'est-à-dire de tout ce qui naît et vit sans l'intervention humaine. Par ailleurs, "posséder des droits" signifie pour un sujet la possession de valeurs qui lui sont propres et que chacun doit respecter. Un droit de la nature paraît être à notre époque une absurdité totale, et cela en raison de notre fondement philosophique cartésien qui considère l'animal comme une machine, et la nature comme une source que l'homme peut vider à loisir. Octroyer des droits à la nature signifierait alors la remise en cause de notre tradition humaniste moderne et donc de l'humanité même puisque la nature devenant sujet de droits devrait être respectée et prise en compte : l'homme ne serait plus qu'un élément d'un nouveau contrat passé avec la nature. Afin de répondre à cette question cruciale des droits de la nature, nous verrons les valeurs qui la caractérisent et qui pourraient légitimer la création de ce nouveau droit; mais celle-ci ne possède pas ce qui fait qu'un individu peut être digne de posséder des droits : la liberté et la réciprocité qu'implique le droit. Cela ne signifie pourtant pas que l'homme n'a pas des devoirs envers elle étant donné que la survie de l'espèce humaine est totalement dépendante de l'environnement qui l'entoure.
Lors du procès de Walt Disney ainsi que dans l'article qui en est l'aboutissement, D. Stone explique pourquoi la nature peut être considérée comme un sujet digne de droits : il considère qu'est venu "le temps des arbres". Cette argumentation, développée dans le livre de Luc Ferry Un nouvel ordre écologique, repose sur un principe de logique incontestable : après avoir accepté d'octroyer des droits aux esclaves, aux femmes, aux enfants, il est temps d'accepter de donner des droits à la nature. Par ailleurs, afin d'enrayer le développement d'un certain sentiment d'absurdité face à la question, il explique que ce qui a pu être inconcevable hier l'est aujourd'hui. En effet, les mœurs sont en perpétuelle évolution, ce qui nous a permis, dans le passé, d'accepter l'existence de l'homosexualité, le divorce, ou encore la possession de droits par les embryons, les noirs ou les femmes. Pour l'avocat Stone, la nature en tant que sujet de droits est une notion évidente qui nécessite uniquement d'un laps de temps afin d'être acceptée par l'opinion publique. Cette évidence repose sur le syllogisme suivant : l'homme possède des droits et une valeur intrinsèque, c'est-à-dire une valeur qui appartient à son essence, qui n'a pas été créée; la nature possède une valeur intrinsèque, donc il est possible que la nature possède des droits. Il nous faut donc vérifier s'il est possible d'affirmer que la nature possède une valeur intrinsèque.
Tout d'abord, on remarque que les animaux ressentent de la joie et de la peine : les cris de souffrance d'un chien qui attend son maître et, inversement, les jappements de joie quand ce dernier rentre en sont la preuve même. L'animal a donc, d'une certaine manière des intérêts qui, sont fonction de la volonté de ressentir plus de joie que de peine : l'intérêt de l'animal, comme celui de l'homme, est d'être aimé et cajolé par ses maîtres et ceux qui l'entourent. L'animal, comme l'homme, possède des intérêts et peut souffrir, ce qui fait que nous lui portons un tel intérêt et que nous ressentons pour lui de la compassion. C'est ainsi que la Déclaration universelle des droits de l'animal a été crée en 1978, reconnaissant tous les animaux comme "égaux devant la vie" et en "droits à l'existence". L'existence d'une valeur intrinsèque chez l'animal a donc permis à l'animal d'obtenir des droits.
Pour ce qui est de la nature, considérée dans son ensemble, elle a souvent été un modèle pour les penseurs : pour les anciens, le "cosmos" était l'exemple même d'harmonie qu'il fallait reproduire tant à l'échelle de la cité qu'à celle de l'individu, et pour les romantiques, elle était source d'admiration en tant que représentation de l'authenticité même, de ce qui n'a pas été souillé. On peut dire que la nature possède en elle des valeurs apparentées à l'homme que celui-ci voit et traduit chaque fois qu'il la contemple. Mais l'homme étant le seul à pouvoir juger ces valeurs et les verbaliser, les rendre intelligibles, se posent alors la question de savoir si l'homme, en contemplant la nature, ne transpose pas des valeurs qui lui sont propres sur la nature. Ce type de raisonnement nous plonge alors dans le cartésianisme le plus strict, celui qui renie toute valeur intrinsèque à la nature. Il est pourtant difficile de nier l'harmonie de la nature, valeur parfois supérieure même à l'intelligence : on remarque que chaque fois que l'homme modifie une partie du système naturel, des conséquences insoupçonnées par son intelligence apparaissent, comme le montre l'exemple des algues en méditerranée qui, suite à leur implantation, détruisent actuellement toute la flore et logiquement, la faune maritimes du bassin. La nature possède donc bien une valeur intrinsèque comparable à celle de l'homme, mais cela signifie-t-il forcément qu'elle peut posséder des droits? Il nous faut donc examiner les conditions de possibilité de l'attribution de droits à un être, humain ou non.
Nous avons expliqué que la nature possédait une valeur intrinsèque qui, par certaines caractéristiques, était comparable à celle des hommes et que donc il était possible de lui accorder des droits. Mais à l'intérieur de cette valeur intrinsèque, l'homme a tendance à ne voir que les points positifs et à occulter ceux qui génèrent la violence et qui prouve que la nature n'est pas "bonne en soi". En effet, la nature dans sa totalité comprend à côté des edelweiss et des falaises d'Etretat, le virus du sida et du HRN1, les tsunamis et tout ce qu'on appelle les "catastrophes naturelles". Est-il envisageable de donner un droit de persévérer dans son être à ce qui détruit et tue? Un sujet de droit est un être digne de respect et qui doit être un modèle pour les autres par le respect de ses droits. La nature dans sa totalité, celle qui donne la vie ainsi que celle qui tue, ne peut bien évidemment pas être un modèle pour les sociétés humaines ou cela entraînerait le chaos total puisque la loi de la nature n'est rien d'autre que la loi de la jungle où le plus fort est toujours celui qui domine les autres. Cette loi est bien celle que l'homme a tenté de fuir par la vie en société où les relations entre individus sont réglées par les lois choisies par la volonté générale des citoyens de cette société. Faudrait-il alors octroyer des droits uniquement à la part de la nature qui ne tue pas? Cela entraînerait une inégalité au sein même de la nature, ce qui est contraire au droit. Il paraît donc difficile d'octroyer des droits à la nature.
Par ailleurs, un sujet de droit est un être qui, certes, possède des droits que les autres doivent respecter, mais qui doit aussi, inversement, respecter les droits des autres. Ainsi, donner des droits à la nature signifie qu'il faudra l'intégrer dans une sorte de contrat avec l'homme, un "contrat naturel" comme l'explique Michel Serres dans son livre Contrat naturel. Par ce contrat, la nature et l'homme devront chacun se respecter afin de réinstaurer une solidarité devenue impérative puisque la survie du genre humain dépend de la pérennité de son environnement naturel. Or la nature n'est pas apte à diriger ses actions puisqu'elle ne peut pas réfléchir sur les conséquences de ses actes : elle agit selon ses propres codes qui lui sont inhérents, des cycles qu'elle ne peut contrôler. Pour reprendre l'exemple des catastrophes naturelles, la nature se "permet" de tuer l'être humain et ce n'est pas l'acquisition de droits qui vont permettre de mettre fin à ces drames. La nature en tant que telle ne peut avoir des droits puisqu'elle ne peut remplir le principe fondamental de celui-ci : le respect d'autrui. Le projet de contrat naturel semble difficile à mettre en place, comme l'admet d'ailleurs Michel Serres lui-même, puisqu'on ne peut lui conférer de sens propre.
Enfin, la question des droits pour la nature implique la remise en cause complète de ce que l'humanité s'est efforcée de construire tout au long de son histoire : des principes communs à tout homme issus d'une tradition humaniste moderne. Celle-ci, apparue avec les Lumières est le fondement de notre société actuelle en tant qu'elle a permis l'écriture des principes de la Déclaration universelle des droits de l'homme. Par la signature d'un contrat avec la nature, l'homme renonce à sa place en tant qu'unique sujet possédant une personnalité juridique et doit accepter de devenir une partie, un élément d'un tout : c'est la fin de l'anthropocentrisme, vision de l'univers dominante depuis plus de trois siècles. L'homme est-il capable de renoncer à ce qui fonde sa culture, ses valeurs? Cela ne signifierait-il qu'il faudrait nécessairement reconstruire de nouveaux principes incluant la nouvelle valeur reconnue à la nature, et donc une nouvelle révolution? Comment les démocraties basées sur ses principes, que sont l'anthropocentrisme est toutes les valeurs développées par les Lumières, irrecevables dans une logique écologique peuvent-elles faire face à ce problème? On comprend alors pourquoi les partis Verts se disent révolutionnaires : la prise en compte d'un droit pour la nature est en totale opposition avec les principes qui fondent les démocraties actuelles. Donner des droits à la nature signifierait alors renoncer à nos régimes politiques qui, pour l'opinion publique, malgré un grand intérêt pour la cause écologique, restent le fondement de nos sociétés et ne peuvent donc pas être renversés. La nature ne peut définitivement pas être pourvue de droit si l'on veut éviter la destruction de nos sociétés, mais cela ne résout pas le problème de la dépendance humaine vis-à-vis de la nature et de la responsabilité qu'il possède envers elle. Il s'agit donc, puisque la nature possède une valeur intrinsèque qui nous oblige à la respecter, à établir des devoirs de l'homme envers la nature.
L'homme ne peut renoncer à l'environnement qui l'entoure que ce soit pour des raisons économiques ou tout simplement biologiques : les arbres sont à la fois le "poumon de la terre" ainsi qu'une source de revenus considérable. Il se doit de préserver la nature puisque la notion de contrat avec celle-ci semble chimérique. L'homme est le responsable de la situation actuelle par son utilisation déraisonnée de ses nouvelles techniques et la perte de contrôle qui s'en est suivi, et cela malgré les avertissements de philosophes tels que Heidegger. L'homme se doit de réparer ses fautes et c'est pour cela que le philosophe Hans Jonas développe le "principe de responsabilité" dans son livre du même nom : l'être humain possède une obligation à l'égard des êtres qui n'existent pas encore, des générations futures. Comme dit un vieil adage indien : "nous n'héritons pas de la terre, nous l'empruntons à nos enfants". Cette nouvelle éthique qui se pose en opposition avec l'éthique traditionnelle prônant l'idée de réciprocité où l'absence d'action pour sauver la nature est la conséquence directe de l'absence de droits envers les choses matérielles, implique une responsabilité de l'être humain chaque fois qu'il y a vulnérabilité, c'est-à-dire chaque fois qu'il existe des êtres vivants ou à venir sans défense et qu'il faut protéger. Cette éthique implique la maxime suivante : "agis de façon que les effets de tes actions soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre". Cette nouvelle éthique est donc fondée sur la crainte de la disparition d'un milieu qui permettra de faire vivre paisiblement nos générations futures. Mais n'est-il pas dangereux de fonder une éthique de cette manière puisque le seul moyen de l'appliquer ne serait-il pas un hybride de "dictature bienveillante" et donc un régime contestable dans les faits mais défendable comme l'a été le régime nazi, qui, pour la première fois, entre 1933 et 1935 a rédigé des lois donnant des droits à la nature dans son ensemble? De cette manière, l'écologie est-elle compatible avec la démocratie?
L'écologie est actuellement divisée en plusieurs courants, vision que Luc Ferry développe dans son livre Un nouvel ordre écologique : les "fondamentalistes" ou partisans de la "deep ecology" s'oppose aux "environnementalistes" pour qui seul l'homme est porteur de droits et de valeurs et qui en conclut que la protection de l'environnement possède pour but ultime la pérennité de l'humanité. Ainsi, les fondamentalistes réclament une révolution et donc le renversement de tous les principes qui fondent nos démocraties, afin de redonner à la nature sa valeur intrinsèque et la protéger de l'homme "anti-naturel". Cette solution révolutionnaire ne peut être suivie puisqu'on ne peut détruire la démocratie qui pour beaucoup y compris Winston Churchill "est le pire des régimes…si on fait abstraction des autres". La deuxième solution n'est pas non plus soutenable puisqu'elle refuse à la nature la valeur que nous lui avons préalablement reconnue. La seule solution serait donc de type réformiste, c'est-à-dire une écologie qui ne viserait pas à imposer son éthique par la force en accaparant le pouvoir, mais plutôt une écologie qui se trouverait dans nos sociétés sous forme de groupes de pression, afin de veiller à ce que les gouvernements prennent en compte le problème environnemental. L'écologie, si elle veut être démocratique et donc obtenir une légitimité plus grande au sein de l'opinion publique, doit nécessairement renoncer à toute vocation au pouvoir. La notion de devoirs de l'homme envers la nature est donc tout à fait valable dans le cadre démocratique si elle aboutit à une "écologie démocratique" selon l'expression de Luc Ferry.
La nature ne peut obtenir des droits puisque cela signifierait la négation de tout ce que l'humanité s'est efforcée de construire tout au long de son histoire. Il en découle, étant donné la nécessité de la nature pour la survie de l'homme dans une vision "environnementaliste" ou étant donné la valeur intrinsèque de la nature et donc le respect que l'homme doit lui porter dans une vision "fondamentaliste", que l'homme doit s'imposer des devoirs envers elle. C'est dans cette dimension d'obligation envers l'environnement qui nous entoure que les dirigeants politiques des vingt dernières années se sont posés à travers le sommet de Rio de Janeiro en 1992 ou encore le protocole de Kyoto. Mais cette notion de responsabilité ne s'applique pas uniquement aux grands dirigeants politiques et économiques devant limiter la déforestation, l'émission de CO2 des grandes usines, ou encore veiller à la sauvegarde d'un patrimoine naturel menacé, elle doit aussi s'appliquer à l'échelle de l'individu dans sa vie de tous les jours par un mode de vie plus écologique : le tri des déchets, la consommation moindre d'électricité ou d'eau. L'attitude écologiste ne se limite pas uniquement à un groupe de pression mais bien à chacun d'entre nous qui, pour les générations à venir, se doit de faire passer l'intérêt général avant son intérêt personnel : l'écologie peut être considérée, d'une certaine manière, comme une nouvelle éthique redonnant à l'homme le goût des principes démocratiques pour lequel ses ancêtres se sont battus et qui ont tendance à s'altérer de nos jours ainsi que l'explique Régis Debray dans son article "L'intérêt général démagnétisé" publié dans Le Monde du vendredi 7 Février dans la rubrique "Carte Blanche".
Hélène Charbonneau