L’argent est-il la source de tous nos vices ?
La définition du mot « vice » (« disposition habituelle au mal, conduite qui en résulte ») indique à elle seule le problème que nous devons examiner : l’argent est-il à l’origine du mal, ou bien n’est-il qu’un instrument (neutre en tant que tel) qui donne à nos dispositions les plus égoïstes et les plus mortifères l’occasion de s’exprimer ? Pour le sens commun, l’argent pourrait bien être à l’origine du mal. On imagine mal en effet l’existence de la cupidité ou de l’avarice, de l’usure ou de la spéculation, dans un monde sans argent. Et il est très facile de démontrer que c’est l’argent qui suscite nombre de comportements pervers, voire criminels. Cependant, on peut opposer à ce constat une observation plus fine, et plus théorique : la disposition au mal, en l’homme, n’est pas imputable à l’argent. Ni l’homme, ni la femme, ne sont innocents dès lors qu’ils ont quitté le paradis : c’est l’acte de goûter au fruit défendu qui est la source du mal (et non l’économie capitaliste !) si l’on en croit la Genèse. Il est vrai que dans une optique marxiste, on considérera que l’argent est largement responsable des dérives et même de l’inhumanité d’une société irriguée par les seules « eaux froides du calcul égoïste ». Mais si l’argent suscite des comportements indignes, est-il pour autant le seul responsable de tous nos maux, de notre méchanceté ? L’argent (la fameuse « soif de l’or » qu’il suscite) ne serait-il pas le terrain d’élection du mal, plutôt que sa source ?
I De fait, l’argent semble responsable de bien des vices
L’observation est ici confortée par les innombrables analyses, mythes (cf le Roi Midas), fables (cf La Fontaine) et œuvres littéraires et philosophiques qui désignent l’argent comme étant à l’origine à la fois de notre méchanceté et de notre malheur. L’argent serait nocif, il ne serait pas un simple instrument de mesure et d’échange :
- L’argent source de désir :
C’est Karl Marx qui le montre avec une éloquence exemplaire : l’argent n’est pas seulement le moyen de satisfaire certains nos désirs. L’argent véhicule le fantasme de pouvoir satisfaire n’importe quel désir (y compris celui de possède la femme de ses rêves, par exemple). Pire encore : il se substitue à tout autre désir, pour devenir lui-même objet de désir :
« L'argent n'est pas seulement un objet de l'appétit d'enrichissement, il est l'objet même de l'auri sacra fames (sacrée soif de l’or).
Autre chose est le goût des richesses particulières, d'utilités comme les vêtements, les parures, les troupeaux, etc. ; autre chose est cette soif d'enrichissement, car elle n'est possible que si la richesse générale, en tant que telle, s'individualise en un objet particulier, et peut ainsi se fixer comme marchandise particulière. L'argent apparaît donc autant comme objet que comme source du désir de s'enrichir. A la base, on trouve la valeur d'échange en tant que telle et donc son accroissement qui devient une fin en soi » (Critique de l’économie politique).
- L’argent destructeur du lien social
Lorsque l’argent est devenu une fin en soi, il rend les hommes inhumains, il détruit le lien social. Pourquoi ? Parce qu’il achète tout, la beauté, les femmes, la santé…. Devenu le lien suprême, il dévalorise tout autre bien, celui qui s’achète (car ce qui s’échange est dévalué) comme celui qui ne devrait pas s’acheter (l’esprit). L’argent est le diviseur universel :
« L'argent est le bien suprême, aussi son possesseur est-il bon; que l'argent m'épargne la peine d'être malhonnête, et on me croira honnête; je manque d'esprit, mais l'argent étant l'esprit réel de toute chose, comment son possesseur pourrait-il être un sot ? De plus, il peut s'acheter des gens d'esprit, et celui qui en est le maître n'est-il pas plus spirituel que ses acquisitions ? Moi qui, grâce à mon argent, suis capable d'obtenir tout ce qu'un coeur humain désire, n'ai-je pas en moi tous les pouvoirs humains ? Mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire ?
Si l'argent est le lien qui m'unit à la vie humaine, qui unit à moi la société et m'unit à la nature et à l'homme, l'argent n'est-il pas le lien de tous les liens ? Ne peut-il pas nouer et dénouer tous les liens ? N'est-il pas, de la sorte, l'instrument de division universel ? Vrai moyen d'union, vraie force chimique de la société, il est aussi la vraie monnaie « divisionnaire » ». Karl Marx, Manuscrits de 1844.
- L’argent source de corruption universelle
C’est Rousseau qui, anticipant Marx, a montré à quoi tient le pouvoir corrupteur de l’argent. Du fait de l’argent, tout devient marchandise. Même les hommes ont un prix, et l’humanité ne vaut plus que par sa capacité de produire ou de consommer : car il faut bien des consommateurs pour faire tourner l’économie et faire fructifier l’argent :
« Que deviendra la vertu, quand il faudra s'enrichir à quelque prix que ce soit? Les anciens politiques parlaient sans cesse de moeurs et de vertu; les nôtres ne parlent que de commerce et d'argent. L'un vous dira qu'un homme vaut en telle contrée la somme qu'on le vendrait à Alger; un autre en suivant ce calcul trouvera des pays où un homme ne vaut rien, et d'autres où il vaut moins que rien. Ils évaluent les hommes comme des troupeaux de bétail. Selon eux, un homme ne vaut à l'État que la consommation qu'il y fait ».
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts (1751), Flammarion, coll. «GF», 1971, p.49-50.
Rousseau et Marx semblent décrire par anticipation la société actuelle et prévoir notre obsession de l’enrichissement.
Conclusion : Dans le monde contemporain, dominé par le capitalisme et l’idéologie « économique », l’argent est associé à la plupart de nos maux. Pourtant, l’homme fut-il jamais « innocent » (dénué de vices) ? Etait-il irréprochable sans l’argent, ou avant l’invention de l’argent ? Rappelons que les sociétés précapitalistes, et les sociétés primitives (sans Etat, sans commerce institué) connaissent d’emblée la guerre !
II Pourtant l’argent n’est pas à l’origine du mal
Il est assez évident que la corruption du cœur humain n’est pas imputable au seul argent ! Pascal, Rousseau ou Kant lui attribuent une source beaucoup plus profonde : « Dans un bois aussi courbe que celui dont est fait l’homme, on ne peut rien tailler de tout-à-fait droit » écrit Kant :
- C’est la chute (explication métaphysique)
Pour la théologie chrétienne, c’est la faute originelle qui est à l’origine de la méchanceté humaine. Pourquoi l’homme a-t-il voulu goûter à l’arbre du bien et du mal ? Afin de sortir du paradis, afin d’être libre. Sans doute a-t-il eu tort, en termes de bonheur :
« Aussi longtemps que l’homme obéit à cet appel de la nature (l’instinct), il s’en trouva bien ». Mais un jour « il voulu étendre sa connaissance au-delà des bornes de l’instinct ». « C’est une propriété de la raison, avec l’aide de l’imagination, de créer artificiellement des désirs, non seulement sans qu’une pulsion naturelle s’y rapporte, mais même à l’encontre de celle-ci, d’abord désignés par le terme de concupiscence, ces désirs font progressivement naître tout un essaim d’inclinations superflues »…
Donc l’origine du mal, c’est la chute. Le résultat est la prise de conscience de notre condition mortelle, et la nécessité de travailler pour l’homme, pour assurer la subsistance de sa femme et de sa descendance (Kant, Conjectures sur les commencements de l’histoire humain, Coll. Classiques et Cie, Editions Hatier, 2009). L’angoisse de la mort et de l’avenir en résultent.
- C’est l’angoisse de mort (explication morale)
Angoisse concernant l’avenir, angoisse liée à la perspective de mourir :
« Tous deux (Adam et Eve) virent encore à l’avance, avec terreur, après une vie pénible, à l’arrière plan du tableau, ce qui frappe inévitablement tous les animaux, mais toutefois sans qu’ils s’en soucient, à savoir la mort….Vivre à travers leur descendance, dont la vie serait peut-être meilleure, ou qui pourrait aussi soulager leurs peines… telle était peut-être la seule perspective consolatrice qui les tienne debout » (ibid, Kant, Conjectures.. ) .
Tout le mal vient de ce chagrin, de cette angoisse, et des moyens que l’homme invente pour essayer d’y remédier :
« L’homme qui pense éprouve un chagrin qui peut aller jusqu’à corrompre sa moralité, et dont celui qui ne pense pas ne sait rien » (ibid, Conjectures, Coll. Classiques et Cie ; Hatier, p 24).
- C’est la propriété privée (explication historique et politique)
Pour Rousseau, c’est au moment de la décadence du second état de nature que la propriété privée ait son apparition, suivie de la course folle, qui va conduire à concentrer la totalité des terres entre les mains de quelques uns, ne laissant aux autres que le choix entre la misère et la violence (attention : pour Rousseau, la propriété privée n’est pas un mal en soi. Elle ne l’est devenue que sous l’effet de l’amour propre qui va soumettre la réalité économique à l’empire des apparences (lire Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Editions Hatier, p 78 et commentaire de E. Zernik, pp 282-283 : « l’expansion de la propriété privée et le développement des inégalités »).
Conclusion : L’argent n’est pas l’origine du mal. N’est-il pour autant qu’un épiphénomène ?
III L’argent est le terrain d’élection et le moyen de nos vices
Un « épiphénomène » est un phénomène qui accompagne un processus, mais sans avoir de lien avec son essence. L’argent n’est certes pas le mal en soi. Mais il favorise la méchanceté humaine : il appelle le vice.
- L’argent n’est pas la cause de l’inégalité mais il l’accroît considérablement
Devenue signe extérieur de mérite, la propriété privée va se laisser envahir par la logique de l’amour-propre. C’est ainsi que l’argent prétend valoir pour lui-même. Le mal a pour origine la conjonction de la propriété privée et de l’amour propre. L’argent va donner à ce phénomène une dimension paroxystique :
« Etre et paraître, (écrit Rousseau à propos des origines de cette dérive) devinrent deux choses tout à fait différentes, et de cette distinction sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le cortège ». J.J. Rousseau, ibid, p79.
L’argent va donner une visibilité à l’inégalité, mais aussi l’accentuer, de façon quasi illimitée….
- L’argent est pourtant « axiologiquement neutre » au départ (Robert Castel)
Il peut même aussi être source de libération (comme l’explique G. Simmel: voir aussi aujourd’hui le microcrédit). Ce n’est certes pas l’argent en tant que réalité matérielle, instrument de mesure et d’échange, qui est source de mal (il peut même être utile et émancipateur, voir à ce sujet les textes 8, 9, 10 dans mon dossier « L’argent »). Ce qui est dévastateur, ce sont les sentiments qu’il suscite, arrogance des riches, ressentiment des pauvres : « le luxe corrompt tout, et le riche qui en jouit, et le pauvre qui le convoite » (Rousseau)
- L’argent est l’expression et le symbole de la démesure propre à la condition humaine.
« Le gain est insatiable ». L’irrationalité de l’économie aujourd’hui (notamment le phénomène de l’ « argent fou » lié au capitalisme financier) semble témoigner d’un processus qui échappe à la volonté des hommes, à l’image du balai magique de l’apprenti sorcier de Goethe. Pourtant c’est bien la démesure de l’homme (en général) qui est à l’origine de l’usage que certains hommes font de l’argent. L’argent entretient cette illusion que tout est possible, gagner une ou plusieurs vies sans travailler, ou (et) en exploitant le travail des autres…voire s’acheter la santé, une descendance, des organes neufs ou l’immortalité, se faire cloner etc..
Conclusion
L’argent n’est pas la source du mal mais le symbole de la démesure humaine, notamment du sentiment de toute puissance de l’homme moderne. L’argent encourage l’illusion dévastatrice selon laquelle il n’y a pas de limites à la puissance de l’humanité.
Conclusion
Si l’argent n’est pas la source première ni unique de nos vices, il en est une manifestation exemplaire. L’illusion selon laquelle « tout est permis, tout est possible » est entretenue - entre autres - par l’argent. On peut acheter aujourd’hui des organes, louer une personne pour se reproduire, acheter les êtres humains (« Tout homme a son prix pour lequel il se vend » - dicton cité par Kant) etc… L’irrationalité de l’économie témoigne aujourd’hui non pas de la nocivité de l’argent - en tant que tel – mais de la puissance de l’imaginaire, qui l’emporte largement sur la raison dans le comportement - notamment économique - de la plupart des hommes ( Pascal : « La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses »).