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29 janvier 2020 3 29 /01 /janvier /2020 10:15
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Où commence, où finit le blasphème ? (janvier 2012)

Professeur : Laurence Hansen-Løve Discipline : Ordre général Sujet corrigé : Plan détaillé de dissertation

Depuis le début du XXI e siècle, le thème du « retour du religieux » est devenu un lieu commun. De fait, depuis quelques années, un certain nombre d’événements, d’actes ou performances artistiques supposés « blasphématoires » on défrayé la chronique et suscité la colère de milliers ou de millions de croyants fervents qui se sont estimés « offensés ». On citera en premier lieu l’affaire des caricatures de Mahomet du journal Jyllands en 2005. Plus près de nous, ce sont des événements « artistiques » visant la religion chrétienne qui ont suscité la colère, notamment en France, des catholiques traditionnalistes (le tableau Piss Christ, de Andres Serrano, 1987, le film La dernière tentation du Christ, Martin Scorsese, 1988, et , en 2011, les pièces de théâtre : Sur le concept du visage du fils de Dieu 2011, Romeo Castellucci, et Golgota Picnic, Rodrigo Garcia 2011). On peut donc se demander si les indignations et les protestations occasionnées par des œuvres ou des actes jugés « blasphématoires » sont révélatrices de l’intensité persistante des sentiments religieux, y compris dans un contexte laïc, ou bien si elles traduisent une forme insupportable d’intolérance pour des nations dont la tradition de libre pensée, héritée des Lumières, est désormais dominante. Mais il convient tout d’abord de préciser ce que recouvre le mot de « blasphème » pour une république qui ne comporte plus de religion d’Etat, en l’occurrence la France. La notion conserve-t-elle la moindre pertinence ? Et si tel est le cas, chaque communauté est-elle habilitée pour définir ce qui constitue le « blasphème » ? Ou bien, au contraire, appartient-il aux les autorités publiques, ou bien à n’importe quel observateur impartial, de déterminer où commence, et où finit le « blasphème ?

I Orthodoxie du blasphème

Le mot « blasphème » vient du grec « blasphêma », dérivé de « blàptein » injurier, et « phêmê » ou « phâma », réputation. La traduction latine est « blasphêmia » qui signifie « diffamation ». La définition usuelle du « blasphème » est : « une parole ou un discours qui insulte violemment la divinité ». La notion fut définie par le théologien Francisco Suarez au XVI e siècle en Espagne, dans le contexte de l’inquisition, comme « toute parole de malédiction, reproche ou irrespect prononcé contre Dieu ». Le blasphème ne concerne que le domaine de la religion. Mais il ne se limite pas aux insultes ou paroles irrévérencieuses prononcées à l’encontre de Dieu. Il peut aussi constituer une offense à l’égard de ce qui est considérée comme sacré ou inviolable, au delà donc de la stricte divinité. On remarque que le blasphème ne concerne que la religion et non les religieux (dire par exemple que « tous les prêtres sont pédophiles » n’est pas un blasphème, stricto sensu). Néanmoins, ce sont les religieux qui définissent ce qui relève du sacré, de la religion, et donc du blasphème. La question posée ici implique trois types d’éclaircissements : l’une concerne les différentes

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définitions du blasphème, la seconde les actes qu’elle désigne, la dernière celle de ses conditions de possibilité politique.

  1. 1)  Définition du blasphème : le blasphème est une offense verbale contre une religion ou contre l’un de ses dogmes. C’est ce caractère verbal qui distingue le blasphème du sacrilège, qui est un acte s’apparentant à une profanation, tel que le fait de violer, détruire ou souiller des objets dédiés au culte. Pour ce qui concerne la motivation, qui constitue le délit ou le crime, elle est la même : insulter ou profaner Dieu ou la divinité. Toutefois, on peut se demander qui (ou quels objets) est (sont) visé (s) par le blasphème. Théoriquement, c’est la religion, ou Dieu. Mais la religion est une abstraction et Dieu ne peut être profané qu’à travers ses représentants, ou ses symboles. D’où l’extension du domaine du blasphème à la parole de Dieu, aux dogmes, à ses prophètes, aux croyances de ses adeptes. Ainsi par exemple un Traité des trois imposteurs a circulé au 17 e siècle qui accusait de blasphème, entre autres, Machiavel, Giordano Bruno, Hobbes Spinoza et d’Holbach. On sait que Giordano Bruno a été condamné au bûcher et exécuté en 1600 pour ses écrits jugés blasphématoires parce qu’il récusait le géocentrisme, tandis que Spinoza a été excommunié pour hérésie en 1656 par sa communauté à Amsterdam. Aucun n’avait injurié Dieu pourtant ! En revanche ils avaient tous remis en cause l’autorité de l’Eglise, indissociable de ses dogmes.

  2. 2)  Les actes incriminés : ils peuvent être de trois sortes : parole hérétique (qui insulte Dieu ou la religion), imprécation (Pour en finir avec Dieu, titre d’un ouvrage contemporain di philosophe britannique Richard Dawkins), ou simple irrespect, comme une parole de protestation ou d’indignation contre un décret divin. Exemples de blasphèmes: nier l’existence de Dieu, injurier ou vandaliser une représentation de Dieu, mentir, se parjurer, représenter Dieu (pour les religions qui l’interdisent) ou a fortiori le caricaturer. Le second commandement de la Bible interdit de « prononcer le nom de Dieu en vain » : donc, en toute rigueur, dire « sacré nom de Dieu », par exemple, c’est blasphémer. Autre exemple : Voltaire a pu être jugé blasphématoire pour avoir dit, entre autres, que le « christianisme est la plus ridicule, la plus absurde et la plus sanglante religion qui ait jamais infecté le monde »,(Lettre à Frédéric II, Janvier 1767).

  3. 3)  Le contexte politique et religieux : ce sont les religions elles-mêmes qui définissent le blasphème. Ce sont elles qui déterminent ce qui est offensant dans le blasphème, et qui est très variable en fonction des interdits. Par exemple, représenter Dieu n’est nullement l’offenser dans la religion catholique, notamment dans ses versions orthodoxes (Eglise orthodoxe), bien au contraire ! D’un point de vue juridique, seul un Etat religieux peut intégrer le concept de « blasphème » dans sa loi. Dans les Etats à religion officielle, le blasphème est un délit, voire un crime, car il est censé s’attaquer aux fondements de l’ordre social (les exemples les plus notables sont ceux de l’Iran et du Pakistan). Il n’en va pas de même en terre chrétienne aujourd’hui. Toutefois, certaines communautés religieuses interviennent parfois pour se défendre contre ce qu’elles tiennent pour une agression. Ainsi par exemple, en 1989,

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l’épiscopat catholique a tenté de convaincre les tribunaux d’Allemagne d’utiliser la législation anti-blasphème (toujours en vigueur !) pour condamner des athées qui soutenaient que « l’Eglise était le plus grand criminel de l’histoire de l’humanité ». En vain toutefois.

Conclusion :

Dans les Etats laïcs, en particulier européens, fortement marqués par les combats des Lumières, le blasphème peut être invoqué par certaines minorités quand leur sentiment religieux est violemment malmené. Néanmoins, aujourd’hui, la laïcité et le pluralisme sont entrés dans les mœurs, en tout cas en Europe, à tel point que la religion n’est plus considérée comme étant le fondement du lien social. Elle n’est même plus considérée comme « sacrée ».

II Un concept non moins paradoxal qu’élastique

Paradoxal puisque sa raison d’être est de sanctuariser ce qu’il nie, à savoir le sacré. Elastique, car il peut désigner tout (du simple fait de prononcer le nom de Dieu au fait de le représenter immergé dans de l’urine) et son contraire: le fait de blesser non plus Dieu, mais une communauté, ou une certaine idée de l’humanité, voire certaines convictions, y compris athées. Ainsi, par exemple, le fait aujourd’hui (décembre 2011) d’incriminer en France la négation du génocide arménien (loi adoptée par l’assemblée nationale en décembre 2011) est vécu par certains comme une sorte de blasphème contre non pas une divinité, mais contre le peuple turc.

1) «Le crime est un moment du châtiment». Cette formule sibylline prêtée à Durkheim signifie que le crime n’est pas un acte que l’on pourrait définir en lui- même (comme par exemple : « l’atteinte aux biens et aux personnes »). Le seul dénominateur commun, en effet, de tous les crimes dans toutes les sociétés connues est le châtiment. C’est donc le châtiment qui désigne et qualifie le crime. C’est parce qu’un acte (par exemple le blasphème) est jugé tel... qu’il mérite un châtiment suprême ou exemplaire qu’on le qualifie de « crime » (la divulgation d’un secret d’Etat par exemple). Pour Durkheim, « nous ne pouvons pas dire qu’un acte est criminel parce qu’il heurte la conscience commune. Mais au contraire qu’il est criminel parce qu’il froisse la conscience commune. Nous ne le réprouvons pas parce qu’il est un crime, mais parce qu’il froisse la conscience commune" (Les règles de la méthode sociologique ). Autrement dit, la peine a pour fonction principale de réaffirmer la force de la conscience collective, notamment en réaffirmant la validité des normes et des interdits propres à une société.

On voit à quel point cette analyse est pertinente en ce qui concerne le « blasphème ». On chercherait en vain le dénominateur commun des actes jugés blasphématoires (en quoi le fait de dire que « l’univers est infini » - propos qui a mené Giordano Bruno au bûcher- est-il offensant pour Dieu, par exemple ?). Déjà, dans Euthyphron, Platon se demandait comment l’on peut prétendre définir la vraie

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piété : qui peut savoir en effet ce qui plaît aux Dieux (les sacrifices et les offrandes ? oui, mais lesquels ?) et ce qui leur déplaît souverainement? Ainsi un acte injuste, ou simplement violent, quoique légal (comme, dans Euthyphron, le litige qui est le point de départ du débat, à savoir le fait pour un fils de dénoncer à la Justice son père, auteur d’un crime involontaire). Le prêtre est bien obligé d’avouer à Socrate qu’il est incapable de lui répondre.

On connaît la suite : Socrate a été condamné à mort non pour blasphème, mais pour impiété, ce qui revient à peu de choses près au même... En bref, d’un point de vue social, le but des lois est de définir des interdits et de fixer les sanctions correspondantes afin non seulement de protéger les intérêts des citoyens mais aussi de valider les convictions de la conscience commune. Autrement dit le but de l’instauration d’un délit ou d’un crime, c’est de fixer des bornes et de « rassurer les honnêtes gens » (Durkheim).

2) Les Inquisiteurs médiévaux et les nouveaux justiciers ont pour objectif de voler au secours d’un « sacré » jugé menacé. On peut évoquer ici la controverse de Valladolid (1550), et le reproche qui était adressé aux habitants du Nouveau Monde par la voix du chanoine Sépulvéda : les indiens sont des blasphémateurs puisqu’ils nient ou ignorent le Dieu chrétien. Il est donc permis voire recommandé de les asservir ou de les exterminer en cas de résistance. On peut citer les cas emblématiques de Spinoza, Galilée ou Darwin dans les siècles passés. En ce qui concerne Spinoza, il lui fut reproché de discuter certains dogmes judaïques. Galilée a eu le tort de remettre en cause le dogme religieux selon lequel l’homme étant le chef d’œuvre de la création, devait nécessairement être situé à son centre. Le second a soutenu que les espèces suivantes évoluent au cours des siècles, ce qui implique qu’elles ne sont pas d’emblée parfaites ni adaptées strictement à leur milieu. Enfin, dans les temps modernes, une « fatwa » a été prononcée contre l’écrivain Salman Rushdie pour un roman qui ne s’en prenait pourtant au Prophète que de manière voilée et humoristique.

On remarque que dans tous ces cas les blasphémateurs n’étaient pas des provocateurs et qu’ils ne cherchaient nullement à agresser ou insulter le « divin ». En revanche ils portaient atteinte aux sentiments religieux d’une communauté qui se jugeait elle-même fragilisée ou menacée, à tort ou à raison. Le but des « justiciers » et des inquisiteurs est de préserver un « sacré » jugé en péril. Dans le cas de l’Inquisition espagnole, et notamment dans le contexte de la controverse de Valladolid, ce qui devait être sauvegardé, en premier lieu, ce sont les intérêts des Conquistadors.

3) Toutes les oeuvres de l’esprit peuvent être jugées blasphématoires - par nature. En ce qui concerne la science, on se référera aux textes de Russell (Science et religion, et Pourquoi je ne suis pas chrétien) qui montrent que les thèses scientifiques se sont toujours heurtées aux dogmes religieux et ont dû les combattre et les réfuter, parfois au péril de leurs inventeurs. La philosophie, quant à elle, de Socrate à Nietzsche, en passant par Spinoza est sinon « blasphématoire » (de nombreux philosophes croient en Dieu) du moins portée au blasphème, dans la mesure où, par définition, elle rejette tous les

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dogmes ! Même de fervents croyants comme Pascal ou Kierkegaard ont pu tenir des propos licencieux (voici comment Kierkegaard invoque Job par exemple : « Parle donc Ô Job Inoubliable... [...] J’ai besoin de toi, j’ai besoin d’un homme qui sache se plaindre à pleine voix, faisant retentir de ses échos le ciel où Dieu délibère avec Satan pour dresser des plans contre un homme... » La répétition). Aujourd’hui le philosophe Hans Jonas considère que Dieu ne peut plus être tenu pour pleinement responsable de sa création, car alors il faudrait lui imputer le mal absolu (Le concept de Dieu après Auschwitz). On pourrait aisément multiplier les exemples... Bref la philosophie questionne et remet en cause tout ce qui s’apparente à une « vérité » définitive et incontestable. Elle ne peut donc que se moquer des interdits soi-disant « dictés par Dieu ».

Quant à la littérature, on peut estimer qu’elle est blasphématoire par vocation. Si l’on s’en tient aux cas exemplaires de Madame Bovary et des Fleurs du mal, l’un et l’autre étaient effectivement attentatoires à la religion. Citons par exemple la scène où Emma Bovary est d’autant plus excitée qu’elle fait l’amour sous un crucifix. Mais en réalité, les deux écrivains étaient aussi des blasphémateurs patentés puisqu’ils piétinaient les valeurs sacrées de la bourgeoisie montante de l’époque, à commencer par le mariage et la famille.

Néanmoins aujourd’hui, en régime laïc, la philosophie a fait son œuvre, et même les croyants rejettent l’idée de « blasphème » et accordent aux agnostiques la liberté de croire ou de ne pas croire. (« Nous vous laissons la liberté de croire, laissez-nous la liberté de penser »). La notion de « vérité absolue » n’ayant plus cours, aucun croyant n’a le droit de récuser les convictions de l’autre.

Conclusion :
Le « blasphème » au sens originel du terme (« insulter la religion ou le divin ») ne comporte plus de réelle pertinence en tant que concept juridique, en tout cas en occident chrétien. Cela ne signifie pas que l’idée de blasphème est devenue caduque en terre laïque, comme on va le voir. A la question en effet : « peut-on tout dire ? » la réponse reste invariablement : non !

III Le blasphème après la « Mort de Dieu »

Le texte de Nietzsche du Gai savoir concernant la « mort de Dieu » date de 1882. Au début du XX eme siècle, Max Weber évoque le « désenchantement du monde » et la « guerre des Dieux » : entendez le pluralisme qui caractérise les sociétés industrialisées issues du christianisme, notamment protestant. Le « désenchantement du monde » signifie que la foi et donc la religion sont reléguées dans le seul domaine privé. La « guerre des Dieux » désigne le fait que plusieurs systèmes de représentations cohérentes de l’univers sont désormais en concurrence dans une même société. Dans un tel contexte, la notion de « blasphème » change de sens :

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1) Le blasphème en régime laïc : tandis que dans un Etat théocratique, le blasphème sera sévèrement sanctionné car il s’attaque au fondement même de l’ordre social, au contraire, dans un Etat laïc, le blasphème peut éventuellement être sanctionné (cela a pu être le cas en Allemagne, en Finlande, au Danemark) afin de préserver la paix sociale, mais indépendamment de toute considération religieuse. Le pouvoir politique doit alors arbitrer entre liberté d’expression et droit au respect de la religion.

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2)

Toutefois ces dispositions sont rares et peu contraignantes (Exemples : aux Etats- Unis, interdiction en 1952 d’un court-métrage de Rossellini jugé blessant et diffamatoire ; interdiction en 1994 d’une comédie musicale en Allemagne ridiculisant l’Eglise catholique ; en janvier 2010, en Irlande, un article de loi prévoit une amende de 25000 Euros pour toute personne tenant « des propos grossièrement abusifs ou insultants sur des éléments considérés comme sacrés par une religion et choquant ainsi un nombre substantiels de fidèles de cette religion (Le monde 26 décembre 2011, « L’art très contemporain du blasphème » http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/12/24/blaspheme-l-eternel- retour_1622124_3224.html ).

De manière générale, dans un Etat laïc, on considère, depuis le siècle des Lumières, que la liberté de conscience implique la liberté d’expression. Chacun est libre de s’exprimer, y compris sur des sujets religieux. Les laïcs considèrent que la liberté de pensée est absolue ou elle n’est pas.

De plus, critiquer une religion, ou ses dogmes, ne peut être considéré comme un blasphème : une critique n’est pas une insulte, car on ne peut « insulter » une idée ni un dogme. Le droit au « blasphème » est donc déduit du « droit à la libre expression » lui-même garanti par la loi qui fixe également la forme et les limites de cette critique.

Enfin, un Etat pluraliste considère qu’une parole n’est pas « blasphématoire dans l’absolu », de même que l’idée même de « vérité » ou de Bien et de Mal « absolus » n’ont plus cours. Seuls les Eglises définissent ce qu’elles jugent blasphématoires, mais leurs sentiments n’ont pas force de loi.

Est-ce à dire que toute notion de «blasphème » est caduque ? Nullement !

La question du blasphème se recentre sur celle de « sacré ». De même qu’il n’y a pas de société sans « crime », il n’y a pas de société sans sacré. Comme le disait si bien Sade en son temps, il nous faut un Dieu, ne serait-ce que pour le profaner : « Je voudrais qu’un moment tu puisses exister/Pour jouir du plaisir de mieux t’insulter » (Histoire de Juliette). Le sacré, c’est le domaine de tout ce que les hommes doivent tenir pour intouchable, inviolable, qui suscite à la fois crainte et révérence, ou même terreur. Aujourd’hui, pour nous, laïcs, le « sacré » n’est plus le divin (Dieu, une divinité, ou un principe transcendant quel qu’il soit). Mais le sacré n’est pas éliminé pour autant, loin s’en faut.

L’équivalent de l’ancien « sacré » désormais, par exemple en France, ce sont les droits de l’homme, tels que définis dans la Déclaration de 1789 et dans celle de 1948. Les droits de la personne humaine, droit à la vie mais aussi à la dignité sont jugés

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« indérogeables », ce qui est le terme juridique qui est l’équivalent du mot « sacré ». Or, la liberté d’expression fait partie de ces droits sacrés.

3) Limites de la liberté d’expression et nouveaux types de « blasphèmes ». Aujourd’hui, outre le blasphème traditionnel (propos outrageants pour telle ou telle communauté car il heurte ses convictions.. religieuses), on voit apparaître toutes sortes de nouveaux interdits. On parlera par exemple de blasphème anti-républicain (à propos de certains propos de rappeurs par exemple) lorsque des paroles ou gestes insultent les symboles de la république, tels que le drapeau, la Marseillaise ou les représentants de la justice.

Par ailleurs, la liberté d’expression est encadrée par la loi (Loi de 1881 sur la liberté de la presse : « Tout citoyen peut être amené à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». La provocation aux crimes et délits reste sanctionnée (art. 23) de même que l’apologie de crimes contre l’humanité ou l’incitation à la haine ou la violence en raison de la religion (art. 24) ou la diffamation contre un groupes religieux. Des éléments »blasphématoires sont interdits dans les publications destinées à la jeunesse.

Certains déplorent même une extension illimitée du domaine du sacré et donc des nouveaux « blasphèmes » ; Il serait difficile aujourd’hui par exemple de publier un livre tel que Lolita de Nabokov. L’écrivain Renaud Camus observe dans son Journal qu’il serait audacieux aujourd’hui de représenter un personnage pédophile ou antisémite, ou même les deux à la fois ! (« L’ombre gagne », tel est le titre qu’il donnerait à un tel roman). Elisabeth Levy observe pour sa part que « dès qu’on ouvre la bouche, on court le risque d’émettre un jugement qui pourra blesser, énerver, voire rendre complètement dingue un de ses contemporains, ou plus vraisemblablement, un groupe constitué en minorité vexée, laquelle pourra à ce titre déployer une hargne légitime à l’encontre du délinquant par la parole » (« Osez le blasphème », in Causeur, Décembre 2011)

Conclusion : Le « blasphème » existe toujours, mais il a changé sous deux aspects décisifs. D’un part, il n’a plus trait au divin, mais au sacré, qui est désormais associé aux seuls « droits humains ». D’ autre part, la loi protège non pas la religion mais les croyants. Enfin, les sanctions sont rares et plutôt modérées, car ces infractions sont des délits, en aucun cas des crimes.

Conclusion

Le blasphème est un concept élastique, disions-nous. Il est donc impossible de répondre avec précision à la question : «où commence, où finit le blasphème ? ». L’erreur serait toutefois de croire que son périmètre coïncide tout simplement avec celui du divin, ou du même celui du sacré. Car le blasphème se « définit » ou plutôt s’apprécie (car définir signifie « délimiter) en fonction d’un sentiment, notamment d’un courroux, dont les sources et les effets sont impossibles à anticiper et à circonscrire. Le blasphème est donc une notion floue et variable selon les Etats, les Eglises et les contextes historiques. Néanmoins, on peut tout de même remarquer

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que certaines religions semblent plus... sensibles au blasphème que d’autres. Ce sont celles qui interdisent toute représentation du divin. En revanche, la religion chrétienne, si l’on en croit certains historiens des religions, était plus apte à la fois à susciter et, paradoxalement, à tolérer, le blasphème, et même à ouvrir la voix à l’athéisme. D’une part l’Incarnation, c’est-dire l’idée d’un Dieu qui se fait homme, balaie l’ancienne conception du divin (séparé, intouchable etc..). Le Christ s’expose en unissant son destin à celui des hommes : si Dieu s’incarne, alors on peut le représenter, le portraiturer, voire le caricaturer. Dans un tel contexte, puisque Dieu s’est donné une forme humaine, tout est envisageable, y compris la négation de son existence. D’autre part, pour le Christ, il faut séparer le politique du religieux (« Mon royaume n’est pas de ce monde..»). Enfin, dans l’horizon juif et chrétien, l’obéissance n’est pas l’alpha et l’oméga de la foi. Ainsi par exemple dans la Genèse, on voit Abraham négocier en quelque sorte avec Dieu (dans l’épisode de Sodome) tandis que Job remet en question, et même s’indigne de ses décrets. Le rapport au sacré, et donc au blasphème, n’est pas exactement le même dans toutes les religions.

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commentaires

S
J’aime beaucoup votre blog. Un plaisir de venir flâner sur vos pages. Une belle découverte et un blog très intéressant. Je reviendrai m’y poser. N’hésitez pas à visiter mon univers (lien sur pseudo) Au plaisir.
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L
Merci Shana.
S
Ce qui est paradoxal et totalement ubuesque et orwellien à la fois dans l'affaire Mila, c'est que cette adolescente victime d'insultes racistes, sexistes et homophobes a elle-même été menacée d'une procédure pour incitation à la haine raciale ! Il n'y a certes pas eu de suite mais cela montre bien le caractère malade (au sesn psychiatrique du terme) de notre société : les victimes sont culpablisées et les bourreaux victimisés, la guerre c'est la paix, la servitude c'est la liberté et l'ignorance est une force. La négation du réel c'est l'essence même du totalitarisme. <br /> En ce qui concerne le marquis de Sade, je note que chez lui le blasphème relève en quelque sorte d'un jeu érotique. A travers la figure de Dieu auquel il ne croit pas, ce sont les tabous d'ordre sexuel qu'il injurie. Dans la France et l'Europe du vingt et unième siècle il existe certes moins de tabous sexuels qu'autrefois mais globalement les tabous et les interdits sont aussi nombreux qu'à l'époque de Sade, et bien plus nombreux qu'il y a trente ou quarante ans. Nous avons besoin de nouveaux Sade, Lautréamont ou André Breton.
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L
merci Sylvain , je vous signale ce texte de mon mai Jean-François:https://la-philosophie.com/peut-on-lire-sade-apres-metoo<br />