Les oeufs se rebiffent Hannah Arendt
Texte tiré de Hannah Arendt, « La philosophie de l’existence et autres essais », Payot, 2000, p. 177 - 194
Note de l’éditeur : Le manuscrit de cet essai inédit, probablement destiné à une conférence, est daté : « environ 1950 ». Certaines informations semblent prouver qu’il n’a pas été écrit avant 1951. (Traduit de l’anglais par Anne Damour.)
"Depuis la défaite de l’Allemagne nazie, le mot « totalitarisme » est le plus souvent identifié à « communisme », et s’y opposer est devenu de plus en plus populaire. Une popularité suspecte car elle se manifeste dans un pays où n’existe aucun risque de mouvement totalitaire, et pour lequel la menace totalitaire est presque exclusivement une question, la plus grave, de politique étrangère. Elle est encore plus suspecte à un moment où les autorités officielles — département d’État ou FBI — sont parfaitement conscientes de ses implications à l’extérieur comme à l’intérieur. Ceci ne peut et ne doit dispenser les intellectuels de tenter de comprendre le mieux possible la nature des régimes totalitaires et les causes des mouvements qui les ont portés au pouvoir. Pourtant, le fait même que les instances officielles soient parfaitement informées semble conférer un aspect superflu aux condamnations nées d’une pure volonté d’opposition, et aux louanges simultanées souvent mal exprimées de la « démocratie » qui les accompagnent. Il est étrange d’observer comment une génération entière, dont les membres s’étaient jetés tête baissée contre les murs les plus solides et les plus inébranlables de la société, dépense aujourd’hui son énergie à enfoncer des portes ouvertes ; et non contente comme le font d’autres citoyens de supporter en silence leur gouvernement, lutte pour conférer encore plus de pouvoir aux puissances établies comme si ces dernières étaient menacées par une conspiration interne, qui pourtant, refuse obstinément de se matérialiser.
La seule raison expliquant cet étrange comportement est que ces membres conçoivent, indépendamment de l’existence du totalitarisme dans un pays quelconque, que le totalitarisme en soi est la question politique fondamentale de notre époque. Et il est malheureusement vrai que ce pays qui, par bien des points, ressemble à une île heureuse dans un monde secoué de convulsions, serait encore plus isolé spirituellement sans cet « anti-totalitarisme » — alors que l’insistance de nos champions à souligner le bonheur incomparable de cette île heureuse ne constitue pas le meilleur moyen d’établir des ponts avec l’extérieur. Déclarer que le totalitarisme est la question politique fondamentale de notre époque n’a de sens que s’il est admis que tous les autres maux qui ont frappé ce siècle finissent par se cristalliser dans ce mal suprême et radical que nous appelons régime totalitaire. Tous ces autres maux, sans doute, sont de moindres maux comparés au totalitarisme : qu’ils soient tyrannies ou dictatures, ou misère et exploitation honteuse de l’homme par l’homme, ou oppression impérialiste de peuples étrangers, ou corruption et bureaucratisation de gouvernements démocratiques. Cependant ce constat est dénué de sens, parce qu’il pourrait très bien s’appliquer à l’ensemble des maux de notre histoire. Les problèmes commencent lorsqu’on déclare qu’aucun « moindre » mal ne vaut la peine qu’on le combatte. Certains anti-totalitaires sont même allés jusqu’à louer certains « moindres » maux parce que l’époque relativement proche où ces maux dominaient un monde encore ignorant du pire de tous les maux peut, en comparaison, être qualifiée de « bons vieux jours ». Pourtant de nombreuses preuves historiques et politiques montrent clairement qu’une relation intime existe entre ces moindres maux et le mal absolu. Si l’absence de patrie, le déracinement, et la désintégration des institutions politiques et des classes sociales ne produit pas directement le totalitarisme, ils engendrent tout au moins les ingrédients qui sont à l’origine de sa formation. Même les tyrans et les despotes ancien style sont devenus plus dangereux depuis que les dictateurs totalitaires leur ont enseigné des techniques nouvelles et insoupçonnées pour s’emparer du pouvoir et le conserver. La conclusion naturelle qu’impose une analyse pénétrante d’un siècle menacé par le plus grand de tous les maux devrait conduire au rejet radical du concept même du moindre mal en politique, car loin de nous protéger des plus grands, les moindres maux nous ont conduits invariablement vers eux. Le risque majeur que nous courons en reconnaissant le totalitarisme comme la malédiction du siècle est d’en être obsédé au point de devenir aveugles aux nombreux moindres maux — et pas tellement moindres — dont l’enfer est pavé.
Une des raisons mineures qui freinent l’adoption de cette conclusion est qu’elle s’oppose à une attitude encore plus naturelle : le refus de la réalité et des réels désagréments de la lutte politique. Il est plus agréable, moins ennuyeux, voire plus flatteur pour soi, vivant dans ce siècle, d’être un ennemi de Staline à Moscou qu’un adversaire de Joseph McCarthy à Washington. Mais une des raisons majeures est liée au rôle joué par les ex-communistes qui ont récemment pris parti contre le totalitarisme et l’ont transformé, tantôt pour d’excellents motifs politiques, tantôt pour des raisons biographiques non moins valables, en un combat contre Staline. Les raisons qui leur ont conféré une telle notoriété dans notre lutte commune pourraient paraître excellentes. Qui connaît mieux les méthodes et les buts de l’ennemi que ceux qui viennent juste d’échapper au camp ennemi ? (Il est vrai que lorsque nous combattions encore le totalitarisme sous la forme du nazisme, nous ne cherchions pas à être dirigés par des ex-nazis ; d’ailleurs à l’époque, ils n’y en avait pas, et il est difficile aujourd’hui d’imaginer comment nous les aurions reçus s’il y en avait eu. Raushning était un cas à part ; il avait été nazi par erreur, et personne n’eut jamais vraiment confiance en Otto Strasser [1].) Cette connaissance, cependant, est de moins en moins le monopole de quelques initiés ; les moyens techniques de l’organisation totalitaire sont peut-être compliqués et difficiles à assimiler, mais certainement pas mystérieux. En outre, ce qui n’est pas certain, c’est que ces ex-communistes soient informés de nos propres méthodes et de nos propres buts.
Il existe une autre raison, peut-être moins plausible, de réintégrer des ex-membres des mouvements totalitaires dans la vie politique et culturelle du monde non-totalitaire, mais — et ceci éclaire véritablement la situation actuelle — elle n’est presque jamais mise en avant, surtout par les partis directement concernés. Ces gens, après tout, ont prouvé en prenant une décision qu’ils considèrent aujourd’hui comme la pire erreur de leur vie, qu’ils étaient peut-être plus profondément affectés par la malédiction fondamentale de ce siècle que les philistins béatement heureux qui les entourent. Ces mêmes choses qui, nous le savons désormais, ont mené à une catastrophe irrémédiable, les ont séduits à un certain moment, comme elles séduisent encore, non seulement les masses ignorantes, mais de nombreux intellectuels de par le monde. Cela n’est vrai que d’un certain type de communistes, les « révolutionnaires » plutôt que les « apparatchiks », et ce devrait être aussi vrai de certains anciens nazis, éventuellement. Ayant quitté ou fui l’univers totalitaire (pour nous il y a peu de différence entre un univers représenté par un gouvernement établi ou par un mouvement cherchant à conquérir le pouvoir), ces ex-révolutionnaires semblent avoir un avantage indiscutable sur tous ceux qui n’ont jamais quitté les enceintes prétentieuses et confortables des cénacles traditionnels, qui n’ont jamais douté des valeurs d’un monde dont les institutions sont presque partout minées de l’intérieur. L’avantage n’existe, cependant, que s’ils se détournent consciemment de la « cause » dans laquelle ils ont autrefois cru, sans exclure les conditions pré-totalitaires qui ont finalement conduit à l’émergence du totalitarisme et de son idéologie. Ce même avantage serait illusoire s’ils avaient oublié entre-temps pourquoi ils ont eu un jour le courage d’abandonner les conforts spirituels d’un libéralisme respectable, ou du conservatisme, ou encore du socialisme pour se rebeller contre des conditions politiques et sociales qui étaient à la fois dissimulées et représentées par des idéologies sorties tout droit du XIXe siècle.
L’ennui, c’est qu’il s’agit rarement d’un acte de courage conscient. Parmi les récents transfuges de partis communistes, beaucoup sont ceux pour qui le mouvement ne représentait guère plus qu’une organisation puissante entre d’autres au sein desquelles ils pouvaient encore faire carrière. Là se rencontrent tous les petits espions soviétiques repentis et arrogants, ou agents de la Guépéou devenus « informateurs professionnels », comme les a récemment décrits Joseph Alsop, « dans un langage simple et brutal » dans Commonwealth. Le métier est devenu un peu trop dangereux ; ils cherchent de nouveaux maîtres et sont déçus lorsque les démocraties refusent de croire en leur influence passée et de les aider à acquérir une nouvelle importance. Ce problème n’aurait jamais dû exister, et la popularité inévitable de la formule « j’étais aussi un communiste », comme de tout ce qui est nouveau, en est moins la cause que l’incroyable absence de discrimination de la part d’importantes fractions des milieux politiques responsables. Les seuls ex-communistes respectables sont ceux qui se tenaient à l’écart de l’appareil d’espionnage officiel, et méprisaient les délateurs des « déviants » de la ligne du parti, ces honnêtes gens tentant ainsi de libérer leur conscience. La confusion actuelle aurait pu être évitée si quelques-uns de ces respectables ex-communistes n’étaient pas tombés dans une solidarité mal inspirée au risque d’être confondus avec des personnages moins respectables qui, pour des raisons différentes, avaient quitté le parti à la même époque.
C’est pourtant davantage que l’imprudence ou le besoin de camaraderie qui explique la fâcheuse situation actuelle. Ces ex-communistes, quelle qu’ait été leur carrière au sein du parti et quelle que soit la date de leur rupture, se retrouvent tous aujourd’hui dans une position inconfortable : l’obligation d’expliquer à leurs amis anti-totalitaires pourquoi ils n’ont pas rompu plus tôt. Et en proie eux-mêmes à la mauvaise conscience, ils se montrent volontiers amers envers leurs anciens collègues qui ont tenu un peu plus longtemps. Cette intolérance irrite particulièrement lorsqu’elle est dirigée contre des gens qui n’ont jamais été membres du parti, mais pour une raison ou une autre, parfois excellente, ont manifesté une certaine sympathie pour ce qu’ils pensaient encore être la « grande expérience de la Russie soviétique », même quand ces ex-communistes avaient déjà poussé leurs premiers cris d’alarme. Parmi ces sympathisants, il y en a peu que l’on puisse qualifier de compagnons de route au sens strict. Loin d’avoir été impliqués dans une quelconque « conspiration », ils étaient plus ou moins conscients de la gravité de la situation politique au plan international en général, et par conséquent, des possibilités objectives et positives de la révolution d’Octobre. Pourtant ils manquaient d’information sur les évolutions récentes et complexes intervenues à l’intérieur de l’Union soviétique, et sur l’histoire encore plus complexe des partis communistes.
Ce que les ex-communistes ne mentionnent guère aujourd’hui, et qui probablement trouble leur conscience encore plus que le reste, c’est qu’il y a eu quelque chose de vicié dans le parti dès le début. La dénonciation de ce « vice » ne vint pas du monde « normal » non communiste mais de Rosa Luxemburg qui, très tôt, protesta et mit en garde contre la suppression de la démocratie interne dans le parti. Il faut noter et se souvenir qu’il n’y avait nul besoin de se rapporter aux règles de la société « normale » — règles qu’un parti révolutionnaire ne peut naturellement pas accepter aveuglément — pour y détecter dès le départ les premiers signes non pas de totalitarisme, mais de tyrannie ; il suffisait pour cela de considérer le passé révolutionnaire du parti lui-même. Les choses empirèrent juste après la mort de Lénine, jusqu’à devenir franchement intolérables pour quiconque aimait la liberté, avant même que Staline n’ait liquidé les déviations de droite ou de gauche dans les années 30. Ces faits n’étaient connus que des membres du parti ou de quelques très proches compagnons de route, mais pratiquement jamais de l’extérieur. D’un point de vue moral, mais pas uniquement, on peut dire que c’est toujours le fantôme de Rosa Luxemburg qui hante les consciences des ex-communistes de l’ancienne génération.
En tout cas, il est certain qu’à partir des années 30, on ne put débattre de l’appartenance au parti communiste uniquement sur un plan politique ou révolutionnaire. Elle devint une question affectant l’intégrité morale et la vie privée de chaque individu. Avec le recul, il est facile de déterminer précisément quand ; mais en bonne justice, il faut admettre qu’il n’était pas aisé de porter un jugement sur la situation à cette époque. La moralité et les comportements de la multitude des groupes et factions constituant les partis communistes, ceux qui s’opposaient à Staline comme ceux qui le soutenaient, s’étaient dégradés depuis les premiers avertissements de Rosa Luxemburg au point que la trahison sous toutes ses formes y était devenue monnaie courante. Staline, cependant, avait introduit sa nouvelle ligne du parti sans fanfare, et même si les changements apportés devaient avoir d’énormes conséquences en pratique, ils semblaient mineurs dans leur formulation et en termes de théorie, termes dans lesquels ces gens, précisément, à cause de la déformation scolastique de toute théorie de parti, pouvaient penser et trouver leur voie.
Et avec l’avantage du recul, à nouveau, il est facile aujourd’hui de formuler ce que Staline a accompli : il a transformé le vieil adage politique et révolutionnaire passé dans le langage populaire : « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs », en véritable dogme : « On ne casse pas d’œufs sans faire d’omelette. » Ce fut, en fait, la conséquence pratique de l’unique contribution de Staline à la théorie socialiste. Réinterprétant la doctrine marxiste, il proclamait que « l’État socialiste » devait tout d’abord devenir plus fort, toujours plus fort, jusqu’à ce que soudainement, dans un avenir lointain, il « se délite » — comme si casser des œufs et les casser sans cesse devait soudainement et automatiquement produire l’omelette attendue.
(…/...)Les leurs
Il serait naïf de prétendre que les communistes expérimentés et bien informés en Occident ignoraient l’existence des camps de concentration et des procédures « simplifiées » en matière de justice qui avaient cours en Union soviétique même avant 1930. En revanche il serait injuste et injustifié d’en conclure qu’ils ne s’en préoccupaient pas. Il était facile alors, comme ça l’est aujourd’hui, de se consoler des manquements à la parole donnée ou des outrages à la justice par quelques généralités historiques du genre « la révolution finit toujours par dévorer ses propres enfants ». En tant que marxistes, cependant, adhérents convaincus de la théorie de la lutte des classes, ils ne doutèrent jamais du concept de la « culpabilité objective ». Cela seul suffisait pour leur faire avaler une quantité illimitée de faits détestables et moralement insupportables qui touchaient des victimes « subjectivement » innocentes [1].
À travers toutes les vicissitudes, ils avaient gardé bonne conscience, croyant sincèrement qu’une société socialiste sans classe — qui signifiait encore pour eux l’avènement d’une certaine justice sur cette terre — ne pouvait se construire sans de grands sacrifices en vies humaines. Cette croyance paraissait évidente en soi, n’étant qu’une application poussée à l’extrême de théories historiques générales, partagées par chacun sous une forme populaire ou savante, et selon lesquelles l’histoire universelle, dans la mesure où elle aspire à la grandeur, a toujours exigé d’énormes sacrifices. Aussi grandiose qu’elle puisse paraître aux yeux des fanatiques de l’Histoire, cette grandeur avait des applications concrètes qui coïncident étonnamment avec la pseudo-sagesse de proverbes populaires de la tradition occidentale, tels que : « Un fait des copeaux en rabotant » [2] et : « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. » Et cette coïncidence n’est pas non plus un simple accident de vulgarisation ; la « sagesse » des proverbes populaires est généralement le résultat condensé d’une longue ligne de pensée authentiquement philosophique ou théologique.
Sur ce fond de croyances communément partagées et acceptées concernant la nature de l’Histoire et les normes de l’action politique, on distingue mieux les difficultés d’une résistance morale aux pratiques totalitaires. Les membres du parti communiste et en particulier ceux du parti bolchevique russe éprouvèrent un véritable choc personnel lorsqu’il devint clair que les « œufs cassés » cessaient d’être une affaire où l’Histoire seule était responsable de la casse. Au contraire, ceux qui s’étaient autoproclamés protagonistes de l’Histoire reçurent l’ordre de s’en charger. Pourtant, aussi terrible qu’ait été ce choc pour nombre d’entre eux, l’expérience elle-même, bien que fréquemment analysée et représentée en termes de tragédie personnelle, n’a pas franchi les murs idéologiques de la doctrine marxiste et fut donc rarement abordée d’un point de vue moral ou politique. Parmi les bâtisseurs de l’histoire marxiste, ceux qui éprouvaient une aversion insurmontable pour leur nouveau rôle s’accusaient de lâcheté morale et d’un désir inavouable de se préserver et de garder les mains propres. Les fidèles au sein du parti — qui jusque-là avaient dû leur réputation à une indéfectible dévotion à la « cause » (au-delà de toute considération personnelle), et qui, en cas de conflit, avaient toujours fait passer l’avènement du socialisme avant leurs amis, leurs amours ou leurs familles — se trouvèrent curieusement démunis et en manque d’arguments lorsque Staline ou, croyaient-ils, l’Histoire, leur confia la charge de casser les œufs avec ordre « de prouver leur loyauté en livrant un camarade aux griffes (de l’OGPU) ». Quelques années plus tard, durant les grandes purges, « il n’y avait qu’un passeport pour traverser [la] frontière [qui séparait l’ancien parti bolchevique du nouveau]. Il fallait offrir à Staline et à son OGPU le quota requis de victimes. » [3]. Comment ceux qui avaient toujours cru que « les copeaux tombent du rabot » pouvaient-ils refuser d’aider le rabot ? À partir de là, chaque membre du parti devait considérer tous ceux qu’il connaissait, y compris lui-même, comme un copeau éventuel.
Bref, même si cela ne nous facilite pas la tâche aujourd’hui, il nous faut admettre que le moment où un membre du parti dans ces circonstances décidait de cesser de « casser des œufs » était presque entièrement arbitraire. Vu de l’intérieur — bien qu’il soit difficile de nous en rendre compte de l’extérieur — peu importait au fond qu’il parte parce qu’il ne supportait plus la duplicité et la déloyauté qui régnaient lors des procès de Moscou, où il fallait obligatoirement sacrifier des membres de la Vieille Garde, jadis amis ou héros de jeunesse (le consentement de la Vieille Garde à être sacrifiée n’était-il pas assez visible ?), ou qu’il quitte le parti à cause du pacte germano-soviétique, quand on lui demandait de faire la paix avec ses pires ennemis et avec les assassins de ses camarades ou, s’il était juif, d’admettre que tout son peuple joue le rôle des œufs cassés pour la plus grande gloire de l’omelette socialiste. Peu importait car il avait déjà cassé tant d’œufs au cours de sa carrière que seul un effort surhumain pouvait l’empêcher d’être un homme brisé à son tour.
En ceci, comme en bien d’autres points, il est malheureusement vrai que les politiciens totalitaires ne font que mettre en place de manière plus extrême et plus homogène les préjugés politiques, largement répandus et profondément ancrés, qui sont caractéristiques de notre époque. La vulgarité et la perversité de ces préjugés ont été exagérées au-delà du supportable, mais ils ont pour origine des traditions différentes et plus respectables, et ont acquis une nouvelle pertinence depuis que nous sommes confrontés aux problèmes de la société de masse. Les ex-communistes devaient, et doivent toujours, expliquer les circonstances qui les ont conduits à adhérer au parti, et celles qui les ont amenés à le quitter au bout du compte pour un monde qui, du moins intellectuellement, contient beaucoup de ces éléments que les régimes totalitaires ont amenés à leur conclusion logique et sanglante. Sans doute est-il plus sage de ne pas insister sur l’aspect moral de la question, même si les récentes défections des militants communistes s’expliquent en majorité par des raisons morales. Au lieu de rechigner à casser des œufs, doléance qui pouvait être prise pour du sentimentalisme, les ex-communistes se sont plaints de l’omelette, puis se sont lancés dans d’interminables discussions et arguties « scientifiques » sur le bien-fondé de l’instauration du socialisme en Russie soviétique. Ils n’ont pas, consciemment et explicitement, perdu la foi dans l’Histoire et ses grandioses et sanglantes exigences à l’égard de l’humanité, ils ont simplement déclaré au monde que l’omelette n’existe pas, qu’en dépit de tant d’œufs brisés, il y a peu de chances qu’elle voie jamais le jour. Plus récemment le ton a changé et la doléance s’est transformée en avertissement : l’omelette est devenue un brouet de sorcière.
La réticence plus ou moins opportuniste à accepter un réel bouleversement moral et politique, plus une propension à représenter une tragédie sous un jour pseudoscientifique ont eu de sérieuses conséquences. L’une des plus frappantes est l’indigence de la littérature s’y rapportant, qu’elle traite de passion morale ou d’approche philosophique. La banalité de la réaction humaine est surprenante, surtout lorsque les auteurs sont par ailleurs des intellectuels subtils et éloquents. Même le récent rapport de Margarete Buber sur les camps de concentration nazis et soviétiques [4], qui est exceptionnel par tous ses autres aspects, n’apporte rien de plus intéressant au plan de l’intérêt général que : « Serons-nous jamais aussi proches d’autres êtres humains que nous ne le fûmes à Ravensbrück ? » Il faut dire que l’opportunisme, la crainte, certes compréhensible, de formuler une pensée qui pourrait paraître « sentimentale » ou « émotionnelle » à certains, ressemble parfois à un écran qui ne cacherait... rien. La situation pourrait se résumer très simplement à une histoire que Silone racontait pour décrire l’expérience d’une génération tout entière. « Un de ces révolutionnaires — que les révolutions et le fascisme ont brisés au point que je m’étonne qu’ils ne soient pas encore morts ou enfermés dans un asile — est venu me voir récemment et, avec autant de ferveur que s’il venait de faire une grande découverte, m’a annoncé : « On devrait toujours se comporter vis-à-vis des autres comme on aimerait qu’ils se comportent envers vous ». » [5] Arrivés à ce point, on comprend le vrai problème qui se cache derrière tant de difficultés et d’irritations. Si ceux qui se sont évadés de l’enfer totalitaire n’ont tiré de leur expérience que ces mêmes truismes qu’ils avaient fuis il y a vingt ou trente ans — parce qu’ils les jugeaient insuffisants pour expliquer le monde ou servir de guide à leur action —, alors nous pouvons effectivement, d’un point de vue moral, être pris entre de pieuses banalités dont nous avons oublié la signification et en lesquelles plus personne ne croit, et la vulgaire banalité de l’homo homini lupus [6], qui est un guide tout aussi vide de sens pour l’action des hommes, bien que nombreux soient ceux qui s’obstinent à y croire.
Le plus effrayant dans le retour des ex-communistes au monde « normal » est leur acceptation irréfléchie de sa normalité dans ses aspects les plus banals. Comme s’ils s’escrimaient à nous répéter qu’il n’y a pas d’autre alternative que l’enfer totalitaire ou le philistinisme. Ce qui est clairement souligné par la « ferveur » sur laquelle Silone insistait à juste titre dans son histoire, l’enthousiasme avec lequel nous sont proposées les banalités du philistinisme. Défendre les valeurs du philistinisme est une réelle nouveauté, et il n’est pas surprenant qu’elle soit chaudement accueillie. Je ne dis pas que ces ex-communistes qui découvrent leur amour de la respectabilité soient eux-mêmes des philistins. Leur ferveur indique seulement que ce sont des idéalistes extrémistes qui, ayant perdu leur « idéal », sont à la recherche de substituts et transportent leur extrémisme dans le catholicisme, le libéralisme, le conservatisme et que sais-je encore.
Aussi agaçante que soit cette ferveur, elle n’est pas dangereuse. Elle le devient seulement le jour où elle s’applique aux institutions ou aux organisations politiques, les transformant verbalement en une « cause » dont la réalisation, par définition, réside dans le futur. Pour les idéalistes extrêmes, une telle « cause » doit être considérée comme une fin qui justifie une quantité de moyens peu respectables. Des régimes politiques aussi solidement établis et enracinés que la République des États-Unis, par exemple, ont besoin pour perpétuer leur existence de l’engagement et de la vigilance de leurs citoyens, mais des actes d’idéalisme ne sont utiles que lors de périodes « de danger clair et immédiat » ; à tout autre moment, ils risquent simplement de fausser les règles et les coutumes de la démocratie. La société démocratique en tant que réalité vivante est menacée dès l’instant où la démocratie devient une « cause », car toute action alors est susceptible d’être jugée, et les opinions seront évaluées en termes de fins ultimes, et non en fonction de leurs mérites propres. Le mode de vie démocratique n’est menacé que par ceux pour qui tout est moyen d’arriver à une fin, c’est-à-dire inclus dans une chaîne nécessaire de motifs et de conséquences, et qui tendent à juger les actions « objectivement », indépendamment des motifs conscients de celui qui agit, ou à déduire certaines conséquences d’opinions ignorées de celui qui les professe. Dans la simplicité de la vie quotidienne s’applique une règle suprême : chaque bonne action, même pour une « mauvaise cause », crée un peu de bien dans le monde ; chaque mauvaise action, même au nom de l’idéal le plus élevé, rend notre monde ordinaire un peu plus détestable. L’extrême sérieux peut devenir une réelle menace au bien-être qui caractérise fondamentalement les sociétés libres, où l’expression, tant qu’elle reste du domaine de la simple opinion, ne cherche pas à atteindre la vérité ; pas plus que des conversations de salon n’ont de chance de la révéler. La convivialité et l’innocence des réunions les plus anodines cessent à partir du moment où l’on tolère la recherche d’arrière-pensées et d’intentions sinistres, dans le but de terroriser les esprits d’hommes libres et donc parfois malicieux, voire irresponsables.
J’aimerais pouvoir clore ici ce sujet, et ce serait possible si l’image utilisée, à titre de démonstration, d’une société démocratique plus ou moins intacte à laquelle sont retournés les ex-communistes, animés de l’intention de s’y convertir, si cette image donc reflétait la vérité. Ce n’est malheureusement pas le cas. Nous sommes toujours dans ce même monde où règnent l’indifférence, l’injustice et l’hypocrisie contre lesquelles ces hommes jadis ont violemment protesté, et le tragique de la situation est qu’aujourd’hui tout le monde semble mieux comprendre qu’eux cette protestation. C’est le même monde, et non un quelconque endroit sur la lune, où l’on trouve les éléments qui finirent par se cristalliser — et se cristallisent encore — en totalitarisme. Dans le combat nécessaire contre le totalitarisme sur un plan intellectuel, leur redécouverte des vieux clichés du libéralisme, du conservatisme et ainsi de suite n’est pas seulement regrettable parce que témoignant d’un fanatisme déplacé, et pas seulement dangereuse parce que essentiellement dépourvue de sens. Elle s’oppose aussi à toutes les tentatives sérieuses pour former de nouveaux concepts de philosophie politique et trouver de nouvelles solutions à nos difficultés, parce qu’elle confère artificiellement un semblant de vie à ce qui, pour le meilleur ou pour le pire, est définitivement mort.
Le libéralisme, seule idéologie qui ait jamais tenté de définir clairement et d’interpréter les éléments solides des sociétés libres, a si souvent démontré son impuissance à résister au totalitarisme que son échec est déjà inscrit au nombre des faits historiques de ce siècle. Partout où des organismes politiques libres et où des sociétés libres existent et fonctionnent encore, raisonnablement à l’abri de dangers immédiats — et où fonctionnent-ils sinon aux États-Unis et en Grande-Bretagne ? —, ils doivent leur existence aux coutumes, habitudes et institutions formées au cours d’un passé glorieux et entretenues par de grandes traditions. Et pourtant, chaque fois que des gens de bonne volonté et souvent de grande intelligence y ont fait appel pour tenter d’endiguer le flot du totalitarisme, ni le passé ni les traditions ne se sont révélés mobilisateurs.
C’est une chose d’aimer le passé et de révérer les morts ; c’en est une autre de prétendre que le passé vit toujours et que nous avons le pouvoir de nous y replonger, qu’il nous suffit pour ce faire d’écouter la voix des morts. Mais tout ce qu’il y a d’exemplaire dans notre vie politique et sociale, même ce qu’il y a de plus vivant, reste entouré d’un silence menaçant. Il est facile, du moins dans la période comparativement normale des cinq années que nous venons de vivre dans ce pays, de couvrir de la voix ce silence et d’agir comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ou, plus précisément, il est beaucoup plus difficile de ne pas perdre la tête à notre époque, dans des périodes de calme et de normalité, que de garder son calme durant la panique des catastrophes. La récente réapparition du conservatisme, souvent soutenu ou proclamé par les ex-communistes ou les ex-gauchistes, est un exemple de ces cris destinés à couvrir le silence menaçant qui s’installe au moment où nous nous tournons vers le passé pour y chercher des remèdes à nos problèmes actuels. Ces néo-conservateurs prétendent ne pas être gênés par ce silence sous prétexte que le conservatisme a toujours affirmé la supériorité dans la politique des coutumes silencieuses et des traditions tacites sur les programmes, idées ou autres formules. Que cette supériorité soit réelle ou non est d’un intérêt seulement théorique ; la vérité historique sur ce point est que le conservatisme, une idéologie du XIXe siècle parmi d’autres, a vu le jour lorsque (durant et surtout après la Révolution française) les traditions et coutumes ont commencé à se désagréger et que l’homme occidental a été confronté à la nécessité du changement. Il est évident qu’un effort conscient pour retourner à une sorte de paradis idéologiquement défini, appartenant à un passé arbitrairement choisi, impliquerait les mêmes critères de changement voulu par l’homme que d’autres révolutions. En tant qu’idéologie, le conservatisme, comme le libéralisme, a eu tout le temps et les occasions nécessaires pour révéler son incapacité à résister au dynamisme supérieur des idéologies totalitaires, et ce bien avant que Hitler ait démontré concrètement et spécifiquement que toutes les idéologies pouvaient être utilisées et exploitées identiquement et faire l’objet d’un amalgame totalitaire.
Pour revenir à notre exemple spécifique : des proverbes tels que « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs » doivent leur attrait au fait qu’ils expriment, bien que sous une forme vulgaire, une sorte de quintessence de la pensée philosophique occidentale. Leur sagesse, l’image qu’ils véhiculent, trouvent leur source dans l’expérience de l’homme occidental en matière de fabrication : on ne fait pas de table sans abattre un arbre. Cette sagesse prend un caractère douteux lorsqu’on l’applique — même d’une manière générale — aux interactions entre l’homme et la nature ; elle peut conduire, comme c’est fréquemment le cas, à une interprétation erronée qui tend à faire de toute chose un simple matériau destiné à l’usage de l’homme — comme si les arbres n’étaient que bois potentiel, matière première pour fabriquer des tables. L’élément destructeur, inhérent à toute activité purement technique, devient prééminent, toutefois, dès que sa représentation et sa ligne de pensée sont appliquées à l’action politique ou aux événements historiques, ou à toute autre interaction entre l’homme et l’homme. Ses applications à la politique, qui sont loin d’être un monopole de la pensée totalitaire, démontrent que nos critères usuels du juste et du faux sont à l’origine d’une crise profonde. Le totalitarisme, ici comme dans bien d’autres domaines, ne fait que tirer les conséquences finales, libérées de toute entrave, de certains héritages devenus des situations inextricables. Il y a d’excellentes raisons à cela, expliquant pourquoi les seuls mouvements qui ont découvert de nouveaux procédés pour l’organisation des masses déracinées sont aussi ceux qui ont œuvré sans compromis à l’introduction d’éléments destructeurs dans notre pensée politique. Malheureusement, et c’est peut-être plus grave encore, il y a de très bonnes raisons pour prouver que tous ces arguments qui s’appuient sur la tradition du travail manuel et utilisent ses images, exercent également une influence considérable sur le monde non totalitaire. À partir du moment où l’homme se définit lui-même comme creatura Dei, il aura le plus grand mal à se représenter lui-même, consciemment ou inconsciemment, comme un homo faber.
Il n’existe à la vérité qu’un seul précepte qui proclame, avec une clarté aussi aveuglante que le précepte « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs », une position diamétralement opposée concernant l’action politique. Il a été exprimé presque incidemment dans une phrase isolée par l’un des hommes les plus isolés de la dernière génération, Georges Clemenceau, le jour où il s’exclama en pleine bataille de l’affaire Dreyfus : « L’Affaire d’un seul est l’affaire de tous. »
[1] Le seul fait de faire partie d’une classe « mourante » vous rendait « objectivement » coupable, sans pour autant avoir commis « subjectivement » le moindre crime.
[2] Ici et plus loin dans cet essai, Arendt utilise une formule qui n’a pas de réel équivalent en français, probablement dérivée du proverbe allemand : « Who gehobelt wird, dafallen Spiine », se référant à un rabot de charpentier et aux copeaux qui en tombent.
[3] W. G. Krivitsky, In Stalin’s Secret Services, New York, 1939, XII, 39.
[4] Margarete Buber-Neumann, Under Two Dictators (Déportée à Ravensbrück, Paris, Le Seuil, 1988).
[5] La source de cette histoire n’a pas été identifiée, et il est possible qu’elle ait été simplement racontée à Arendt, qui connaissait Ignazio Silone. En tout cas, elle concorde avec les remarques faites par Silone dans « Une interview avec Ignazio Silone », Partisan Review, automne 1939. Silone est l’auteur antifasciste de Pain et Vin, Fontamara et L’École des dictateurs, parmi d’autres ouvrages.
[6] « L’homme est un loup pour l’homme. »
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