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17 août 2021 2 17 /08 /août /2021 11:02

J’ai donc pu lire votre livre, je pensais que cela m’aurait pris plus de temps, mais le livre est bref. Vous semblez probe dans votre propos, ce qui m’a incité à vous donner un retour, en vue d’un éventuel échange.

Avant toute chose, je voulais un peu me situer, pour que vous sachiez à qui vous avez affaire. J’ai plutôt une formation de philosophe à l’origine, mais j’ai évolué bien plus vers les sciences sociales en fin de compte, et maintenant, vers les sciences naturelles également.

Votre propos me parait plutôt équilibré en fin de compte, vous envisagez différentes positions concernant la violence, je pense en particulier aux deux thèses opposées concernant la violence et la politique au début de votre livre. Votre propos final sur l’idée que la violence semble être de moins en moins payante politiquement me parait convaincant, en particulier lorsque vous l’appuyez empiriquement par l’ouvrage de science politique des deux chercheuses américaines. Quand j’ai un jour dit que « la violence paye », je pensais en fait à des situations bloquées, en particulier d’un point de vue institutionnel, mais évidemment, l’idéal serait de faire avancer des causes de manière non-violente. Pour cela, nous ne sommes pas tant en désaccord ; à ce sujet, vous dites bien dans votre livre que la violence peut être une solution de dernier recours, ce que j’ai tendance à également penser.

Cela étant, j’aurais à présent plusieurs remarques à faire. En premier lieu, je ne suis pas sûr que les positions de Pinker soient appréciées de manière exacte. Je me base plutôt sur son livre « Le Triomphe des Lumières » (Pinker 2018), plutôt que sur celui que vous mobilisez dans votre livre, et peut-être que notre divergence est due à cela : Pinker lorsqu’il explique que la violence a diminué drastiquement depuis fort longtemps, ne nie nullement qu’il reste bien des manifestations de la violence dans nos sociétés, ou bien des problèmes auxquels nous devons faire face à l’heure actuelle, bien au contraire. De plus, assez paradoxalement, en affirmant qu’il existe de multiples formes de violence qui perdurent, ce qui infirmerait sa thèse, vous confirmez plutôt sa thèse et surement celles d’Elias au passage : si nous sommes plus sensibles à la violence de manière générale, c’est parce que la violence a objectivement baissé (il y aurait pas mal d’exemples à ce sujet).

Deuxièmement, vous critiquez l’idée selon laquelle la violence serait un concept empirique et serait plutôt un concept phénoménologique impliquant une subjectivité blessée, pour remettre en cause l’approche « positiviste » de Pinker. Pourquoi ces deux approches seraient nécessairement incompatibles ? Il me semble possible d’admettre que bien des manifestations de la violence peuvent être appréhendées empiriquement, afin de les objectiver, tout en ne niant nullement le fait qu’il puisse y avoir une dimension phénoménologique à ces violences. Il me semble même que l’approche qui vise à objectiver les violences, empiriquement, soit indispensable pour éviter la trop grande extension du concept de violence, potentiellement infinie, s’il est envisagé phénoménologiquement ; comme vous le dites bien, cette approche n’est pas sans limite non plus de ce point de vue.

Cela étant, je pense que vous avez raison bien entendu de mettre en lumière diverses formes de violence existant à notre époque, en lien notamment avec le néolibéralisme, formes de violence peut-être plus discrètes et moins visibles.

Troisièmement, vous émettez l’hypothèse selon laquelle « ce n’est pas la nature qui nous rend si féroces » mais plutôt, ce serait l’ubris qui sous-tendrait la violence, si je ne me trompe pas. C’est sans doute une prise de position qui comporte bien des limites, et je pense savoir pourquoi. Vous mobilisez régulièrement la psychanalyse dans votre argumentation, mais j’ai noté qu’une autre tradition de pensée, qui je pense éclairerait bien mieux notre objet, est omise dans votre argumentation : la tradition de pensée darwinienne, et évolutionnaire plus généralement (qui soit dit en passant fait l’objet de malentendus récurrents). Cette tradition de pensée est quasiment totalement absente en France, mais est bien plus vivante dans le monde anglo-saxon et permet de rendre compte de la violence de façon scientifique.

Ici, je préfère définir la violence d’une façon différente d’Arendt, définition normative qui a bien des égards passe à coté de bien des phénomènes. La violence, pourrait être définie d’une manière plus neutre je pense, en se basant sur la définition donnée par l’OMS : « l’utilisation intentionnelle de la force physique, de menaces à l’encontre des autres ou de soi-même, contre un groupe ou une communauté, qui entraîne ou risque fortement d’entraîner un traumatisme, des dommages psychologiques, des problèmes de développement ou un décès. » 

Pour en revenir à une approche plus scientifique de la violence, nourrie par les sciences de l’évolution, l’agressivité, et donc la violence sont inscrites biologiquement en l’homme, à l’état potentiel (bien évidemment je ne parle nullement ici de déterminisme génétique ou biologique de la violence) et ce sont des facteurs environnementaux qui peuvent conduire à des épisodes de violence effectifs entre les hommes (Tang 2015) ; sont en jeu, en particulier, la compétition pour des ressources, telles que le territoire, la nourriture, les partenaires sexuels, ceci pouvant être étayé par des travaux d’anthropologie et de science politique (Earle, Johnson 2000 ; Tang 2015). Afin de se procurer de telles ressources, la violence a pu être un moyen utile et ceci peut expliquer sa présence récurrente dans l’histoire évolutive de l’homme (Sastre 2015). Pinker n’est pas le seul à avoir défendu l’idée que la violence a drastiquement diminué au cours de l’histoire, vous pouvez aussi trouver des thèses allant dans ce sens, dans une perspective qui est plutôt celle de la science politique et des relations internationales. Dans, The Social Evolution of International Politics Tang semble assez convaincant à ce sujet : les relations internationales ont profondément évolué depuis les débuts de l’humanité, avec pour la majeure partie de l’histoire un monde violent, marqué bien plus par des guerres entre communautés politiques (monde du réalisme offensif), et ceci dans une perspective de survie, en s’accaparant les ressources nécessaires à cette fin. Une dynamique évolutionnaire endogène explique progressivement le passage à un monde ou faire la guerre devient de moins en moins « payant », à partir du traité de Westphalie de 1648, et pour finir, avec un monde post-1945 quant à lui bien plus marqué par des règles et des institutions qui encadrent les actions des Etats. Tang a recours a énormément de données empiriques, pour appuyer sa thèse, qui parait assez convaincante.

L’intérêt des travaux évolutionnaires, qui comportent une littérature considérable avec une foule de données empiriques est aussi de montrer que le conflit a une primauté ontologique chez les hommes (et dans la nature), en raison de la compétition pour les ressources que j’ai évoquée précédemment (Tang 2020). Bien entendu, les institutions peuvent jouer un rôle essentiel qui canalise la violence, la modère, et donc la violence n’a rien d’inévitable, mais elle est semble-t-il toujours présente à l’état potentiel en l’homme, et ceci en raison des dynamiques évolutives évoquées précédemment. Ainsi, comprendre la violence, d’un point de vue évolutif nous permettrait je pense d’adopter un point de vue d’abord et avant tout descriptif, moins normatif.

Au-delà de cette compréhension par le prisme de l’évolution, comprendre la violence par la sociologie ou la science politique permettrait je pense d’éviter de tomber dans certains travers, que sont l’intellectualisme, et/ou l’ethnocentrisme de classe. Voter pour l’extrême-droite, ou encore les violences « gratuites » dans certaines zones, que vous évoquez, sont des pratiques sur lesquelles il ne faut pas plaquer un sens extérieur (tel que l’ « absence de pensée »), ceci conduisant souvent à se méprendre sur le sens véritable des pratiques en question. Ici la sociologie compréhensive de Max Weber se révèle indispensable pour saisir le sens subjectif donné aux pratiques en question, de la part des individus concernés. Le sens que vous pouvez donner à de telles pratiques est sans doute très différent du sens donné par ces personnes à leurs pratiques. Par exemple, l’accent mis sur des pratiques et actions « viriles » dans les banlieues par certains individus, a pu être analysé comme révélateur de certaines dispositions mettant l’accent sur la force physique, ceci étant ce qui reste à certains individus pour « s’affirmer », et témoignant a contrario de l’absence de « capital culturel » (Mauger 2006). Dans ce cas-là, le recours à la violence peut donc faire sens pour les individus en question.

 

Pour finir, concernant la période actuelle, vous semblez prendre parti pour le respect des institutions, et la nécessité de ne pas recourir à la violence. Je peux concevoir un tel point de vue, lorsque les institutions sont saines, et au service de l’intérêt collectif au sens noble du terme, mais est-ce vraiment le cas à l’heure actuelle en France (et dans bon nombre de pays occidentaux) ? On peut en douter, lorsque les institutions sont sourdes à des revendications diverses et variées, en particulier lors de mouvements sociaux, la violence peut rapidement surgir, sans parler du fait qu’une lecture des institutions inspirée de Marx de Bourdieu ou autres pensées critiques, n’est pas sans fondement à l’heure actuelle, loin de là, à savoir des institutions qui d’abord et avant tout entretiennent une domination de classe (il y aurait une foule de travaux en sciences sociales, ou en économie à citer pour étayer ce point de vue)

Au sujet de la surdité institutionnelle, pour ce qui est du maintien de l’ordre brutal lors du mouvement des Gilets Jaunes et des mouvements sociaux plus généralement, des travaux de sociologie de la police ont défendu cette idée : suite au « traumatisme » de 1995 pour les gouvernants qui ont du reculer face à la rue, les gouvernants suivants finissent par adopter des positions inflexibles vis-à-vis des mouvements sociaux, qui sont une autre expression de la démocratie, qui ne se réduit nullement au jeu électoral. Ici la surdité institutionnelle est telle que la violence peut aisément s’expliquer, comme pis-aller (Jobard, Fillieule 2020).

L’époque est celle d’un néolibéralisme autoritaire, ou des réformes pro-business, pro-marché, avant tout au service des classes possédantes (Duménil, Lévy 2004) sont mises en place (alors que les politiques néolibérales sont largement réfutées par bien des travaux en économie) et ceci de façon autoritaire si des oppositions se manifestent (à ce sujet, le mouvement des Gilets Jaunes est très révélateur) (Biebricher 2019 ; Chamayou 2018 ; Dardot Laval 2009).

Dans de telles conditions, que peut-on attendre des institutions et des stratégies non-violentes ?

De manière générale, j’aurais tendance à me démarquer de votre traitement de la violence dans la mesure où je pense qu’une approche moins normative (même si vous mobilisez certains travaux de sciences sociales), et plus en phase avec les sciences humaines et sociales, donc plus descriptive, serait plus à même de cerner la violence, et ce de façon scientifique. Par la suite, des prises de positions plus normatives pourraient être envisagées, avec peut-être plus de pertinence.

Alexandre T. 

 

Bibliographie :

 

T. Biebricher. The Political Theory of Neoliberalism. 2019

 

G. Chamayou. La société ingouvernable. 2018

 

P. Dardot, C.Laval. La nouvelle raison du monde. 2009

 

G.Duménil, D.Lévy. Capital Resurgent. 2004

 

F.Jobard, O. Fillieule. Politiques du désordre. 2020

 

A. Johnson, T.Earle. The Evolution of Human Societies. 2000

 

G. Mauger. L'émeute de novembre 2005 : Une révolte protopolitique. 2006

 

S. Pinker. Le Triomphe des Lumières. 2018.

 

S.Tang. The Social Evolution of International Politics. 2015

 

S. Tang. On Social Evolution. 2020

 

P. Sastre. La domination masculine n’existe pas. 2015

 

M. Weber. Economie et Société. [1922]. 2003

La violence (une critique de mon livre)
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9 mai 2021 7 09 /05 /mai /2021 17:03

«  Le contraire de l’intelligence est la bêtise, tandis que le contraire de la raison est la  folie. Mais quel est le  contraire de la sagesse?  Il existe des pensées, messieurs, qui ne sont ni intelligentes, car elles sont trop frustes, ni raisonnables, car elles s’apparentent aux divagations de la folie,  et qui pourtant sont sages. La sagesse ne ressemble ni à l’intelligence ni à la raison » Karel Čapek

 

Agathon ou de la sagesse (1920) in Le châtiment de Prométhée et autres fariboles   (1920) Editions Noir sur blanc, 2020.

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4 mars 2021 4 04 /03 /mars /2021 12:10

Extrait du texte tombé cette année à l' agrégation externe 

 

« Car il est évident que la Nature n'a pu conserver tant  de ressemblance dans les parties et affecter tant  de variété dans les formes, sans avoir souvent rendu sensible dans un être organisé, ce qu'elle a dérobé dans un autre. C'est une femme qui aime à se travestir, et dont les différents déguisements laissent échapper tantôt une partie tantôt une autre, donne quelques espérance à ceux qui la suivent avec assiduité, de connaître un jour toutes sa personne »

Diderot, Pensées sur l'interprétation de la nature, 12

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23 février 2021 2 23 /02 /février /2021 19:28

 

La vie de l’esprit, PUF, p 187

 

« Je veux rappeler le contexte curieux dans lequel le verbe « philosopher » apparaît pour la première fois. Il faut raconter comment Solon, après avoir donné des lois aux athéniens, partit pour un voyage de dix  ans, guidé à la fois par des raisons politiques et par la curiosité–theorein. Il arrive à  Sarde ou Crésus était au faîte du pouvoir. Crésus après lui avoir montré tous ses trésors, lui parle ainsi : « Mon hôte  athénien, le bruit de ta sagesse, de tes voyages est arrivé jusqu'à nous ; on nous a dit que le goût du savoir et la curiosité t'ont fait visiter mon pays ; aussi le désir m’est-il venu maintenant de te poser une question : as-tu déjà vu un homme qui soit le plus heureux du monde? »

( a suite de l'histoire est bien connue : Crésus, persuadé d'être reconnu pour l'homme le plus heureux du monde, s’entend  dire qu'aucun homme quelle que soit sa chance ne peut appelé heureux avant sa mort (…) Solon  remplace la question « Qui est le plus heureux des hommes ? » par «  Qu'est-ce que le bonheur pour les mortels ? ».  Et sa réponse à cette question est un objet philosophique, philosophomenon, une réflexion sur les affaires humaines et la durée de la vie au cours de laquelle « de toutes ses journées, l'une n’amène rien du tout de pareil à ce qu'amène l'autre » tant et si bien  si bien que « l'homme n'est que vicissitudes ».

(…)

 

Dans un fragment qui s'accorde parfaitement avec l'histoire rapportée par Hérodote, on raconte que, selon lui, il n'y a rien de plus difficile que de découvrir la mesure du jugement caché (aphanes) qui, (bien que n'apparaissant pas) circonscrit les limites de toute chose. À ce moment Solon  pourrait passer pour un prédécesseur de Socrate, qui, lui aussi, comme on  le dira à plus tard, voulait  faire descendre la philosophie du ciel sur la terre, et se mit donc à scruter les mesures invisibles appliquées au jugement des affaires humaines. Quand on lui demande qui est le plus heureux des hommes, Solon  répond par une question : « Qu’est-ce , je vous prie, le bonheur, comment entendez-vous le mesurer ? » –Tout comme Socrate allait  interroger : « Que sont courage piété,  amitié,  sophrosyne, savoir, justice et le reste ? ».

Hannah Arendt

La vie de l’esprit, PUF, p 187.

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26 janvier 2021 2 26 /01 /janvier /2021 10:57

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OLE HANSEN-LØVE (1948-2020)

Éric Blondel

Presses Universitaires de France | « Revue philosophique de la France et de l'étranger »

2021/1 Tome 146 | pages 151 à 152

ISSN 0035-3833 ISBN 9782130828471

Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-philosophique-2021-1-page-151.htm --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays.

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OLE HANSEN-LØVE (1948-2020)

Né à Vienne (Autriche) d’un père danois et d’une mère française, Ole a fait ses études au lycée français de sa ville natale et a toujours gardé envers elle et envers l’Autriche une vive nostalgie mêlée de sévère lucidité critique, à la façon de Robert Musil, Thomas Bernhard ou Joseph Roth, qu’il révérait. Héritier de deux cultures, il en possédait une connaissance approfondie et en maîtrisait les langues à la perfection. Il quitte Vienne seul pour Paris à l’âge de dix-huit ans pour entrer en khâgne au lycée Henri-IV (1966-1968). Après la mort de son père en novembre 1969, il se fixe à Paris.

À René Grasset, son professeur de philosophie à Vienne, à qui il devait sans doute sa vocation, il est resté attaché toute sa vie, comme à André Khodoss, son professeur de philosophie en khâgne, dont il hérite une fidélité sans faille au legs des grands classiques. Son mémoire de maîtrise sur Humboldt, dirigé par Yvon Belaval, est publié chez Vrin en 1972. Agrégé de philosophie en 1976, il sera successivement professeur aux lycées de Châlons-sur-Marne (1976-1978) et de Melun (1978-1988), professeur de khâgne au lycée de Sèvres (1995-2010) et en même temps maître de conférences à l’IEP de Paris (1995-2000) et, une année ou deux, chargé de cours à l’UFR de philosophie de Paris-I.

Parallèlement à son activité de professeur rigoureux et critique (au sens kantien), se réclamant tout spécialement de Jacques Muglioni, Ole a consacré toute sa vie à de très nombreux travaux de traduction, surtout d’ouvrages de philo- sophie, pour lesquels sa double formation et son goût parfois puriste pour la maî- trise et la correction de la langue le désignaient par excellence. Ces traductions, souvent accompagnées de commentaires et de présentations philosophiques, ont été faites seul ou en collaboration. On n’en peut ici mentionner qu’une partie. C’est à l’occasion de la création d’un séminaire de traduction du Collège de philo- sophie fondé en 1974 que j’ai fait la connaissance d’Ole, avec lequel des travaux de traduction et une longue et profonde amitié m’ont lié jusqu’à sa mort.

Principaux ouvrages traduits (par ordre alphabétique des auteurs)

Adorno, Trois études sur Hegel, trad. en coll., Payot, 1979.
Cassirer, Philosophie des formes symboliques I, trad. avec Jean Lacoste,

Minuit, 1972.
Freud, Propos d’actualité sur la guerre et sur la mort, trad., avec Éric Blondel

et Théo Leydenbach, GF-Flammarion, 2017.
Heine, L’École romantique, trad. avec Théo Leydenbach et Pierre Pénisson,

Cerf, 1997.
Revue philosophique, no 1/2021, p. 151 à p. 152

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 26/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.252.17.49)

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152 Notices nécrologiques

Kant, Analytique du beau, trad. et analyse, Hatier, 1983, rééd. 2012.
–, Fondement pour la métaphysique des mœurs, trad. et analyse, Hatier, 2000. –, Vers la paix perpétuelle, trad., avec Éric Blondel, Jean Greisch et Théo Leydenbach, Hatier, 2001.
–, Critique de la raison pure, préface de la seconde édition, 1787, trad. et

analyse, Hatier, 2002.
–, Conjectures sur le commencement de l’histoire humaine, trad., Hatier, 2008. Lichtenberg, Consolations à l’usage des malheureux qui sont nés un 29 février,

trad. avec Pierre Pénisson et Théo Leydenbach, Corti, 1990.
Nietzsche, Généalogie de la morale, trad., avec Éric Blondel, Théo Leydenbach,

Pierre Pénisson, GF-Flammarion, 1996.
–, Aurore, trad., avec Éric Blondel et Théo Leydenbach, GF-Flammarion, 2012. –, Humain, trop humain II (Opinions et sentences mêlées, Le Voyageur et son

ombre), trad., avec Éric Blondel et Théo Leydenbach, GF-Flammarion, 2019. –, Paul Rée, Lou von Salomé, Correspondance, trad. avec Jean Lacoste, Puf, 1979,

rééd. sous le titre Notre Trinité, Correspondance, Les Belles Lettres, 2017. Schivelbusch, Histoire des stimulants, trad. avec Éric Blondel, Théo Leyden-

bach et Pierre Pénisson, Le Promeneur, 1991.

Kantien convaincu, Ole était un homme de rigueur et de droiture, un grand seigneur que caractérisait à merveille la formule « kaiserlich und königlich » (k.u.k., sigle de l’armée autrichienne de François-Joseph dans laquelle son grand-père danois avait servi comme officier étranger). Mais c’était aussi un ironiste souriant et bienveillant, doublé d’un bon vivant, solide buveur et amateur de gastronomie festive. Ces traits de caractère se retrouvaient dans son travail de traducteur, dans lequel le souci rigoureux, voire maniaque, du concept, du mot ou de l’expression justes, à l’affût de toutes les facilités, clichés et expressions familières ou toutes faites, s’alliait à une imagination inventive de belle humeur.

C’est avec un chagrin d’autant plus vif que Théo Leydenbach et moi, qui travaillions avec lui depuis des décennies, avons dû constater vers 2010 les premiers symptômes de sa maladie, le syndrome de Benson, « atrophie corti- cale postérieure » qui, inexorablement, l’a privé peu à peu de certaines facul- tés : difficultés de plus en plus sévères, puis impossibilité totale de lire et écrire, de s’orienter dans l’espace et dans le temps, et par suite dépendance accrue pour les gestes les plus ordinaires du quotidien. Nous avons, pour les dernières traductions, suppléé autant que possible à ses défaillances crois- santes, qui l’irritaient comme des atteintes à sa dignité, par exemple en lisant à voix haute d’abord le texte allemand, phrase par phrase, puis la traduction française proposée, pour qu’il fasse ses remarques et corrections à mesure. Il avait pris sa retraite anticipée en 2010, et continuait à travailler avec nous mais, dans les trois dernières années, sa dépendance était telle qu’il ne pouvait plus vivre seul, malgré sa volonté farouche et stoïque de résister, à l’image de Kant très âgé qui attendait, debout, que le médecin venu le voir l’autorise à s’asseoir. Il a donc été hospitalisé, puis placé en EHPAD. Mais la dépendance et l’égarement s’aggravaient, et le comble de la détresse pour lui a été l’isole- ment affectif de ses proches et amis du fait du confinement en mars 2020. On ne saurait dire si c’est le chagrin de la solitude, le désespoir total de l’isolement causé par la maladie ou le coronavirus qui l’ont achevé, trois jours après l’anni- versaire de ses soixante-douze ans.

C’était un grand monsieur et un grand ami.

Revue philosophique, no 1/2021, p. 151 à p. 152

Éric BLONDEL eric.blondel3@sfr.fr

 

PDS: Nous espérons toujours inviter ceux qui le souhaitent à une soirée du souvenir au printemps.

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 26/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.252.17.49)

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OLE HANSEN-LØVE (1948-2020)
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18 septembre 2020 5 18 /09 /septembre /2020 21:55

Chers amis,

 Nous avons dû annuler notre soirée hommage et  souvenir.

Il est difficile de savoir quand nous pourrons l'envisager à nouveau. Je vous tiendrai au courant (au printemps?) 

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16 juin 2020 2 16 /06 /juin /2020 20:07


"Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d'assister du rivage à la détresse d'autrui ; non qu'on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent. Il est doux aussi d'assister aux grandes luttes de la guerre, de suivre les batailles rangées dans les plaines, sans prendre sa part du danger. Mais la plus grande douceur est d'occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d'où s'aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent çà et là en cherchant au hasard le chemin de la vie, qui luttent de génie ou se disputent la gloire de la naissance, qui s'épuisent en efforts de jour et de nuit pour s'élever au faîte des richesses ou s'emparer du pouvoir.
O misérables esprits des hommes, ô cœurs aveugles ! Dans quelles ténèbres, parmi quels dangers, se consume ce peu d'instants qu'est la vie ! Comment ne pas entendre le cri de la nature, qui ne réclame rien d'autre qu'un corps exempt de douleur, un esprit heureux, libre d'inquiétude et de crainte ?" (II, 1)

 

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10 mai 2020 7 10 /05 /mai /2020 14:51

Quiz  La philosophie à l'ère du confinement (réponses demain) 

 

 

1) Le Souverain Bien est :

- Un personnage  de grande qualité qui dispose du pouvoir souverain

- L’association du bonheur et de la vertu que tout homme  est censé rechercher

-  Une très grande fortune

 

 

2) Le poêle de Descartes :

  • Un  lieu secret  où Descartes rencontrait ses collaborateurs
  • Une utopie désignant un monde chaleureux
  • Une petite  pièce chauffée par un poêle où le philosophe a séjourné quelque temps

 

3)  Une œuvre  d’art est  d’autant plus belle selon Kant :

  • Qu’elle est porteuse d’un message clair
  • Qu’elle  exprime un idéal spirituel
  • Qu’elle est dénuée de toute signification

 

4)  Le « Grand Homme » selon Hegel

  • Un homme connu pour ses performances intellectuelles exceptionnelles
  • Un artiste au  talent est hors norme
  •       Un homme politique d’envergure admiré  par son propre peuple qui le désigne comme son guide

 

5) Le bon sens  selon Descartes est :

  • Une qualité qui témoigne d’une forme de sensibilité inhabituelle
  • L’aptitude au jugement qui est commune à tous les hommes
  • Le sens de l’orientation qui fait défaut à certains hommes

 

6)  Le conatus selon Spinoza est :

  • Un individu connoté très négativement
  • Une sorte de démon qui conseille parfois  les philosophes
  • L’effort pour persévérer  dans son être qui caractérise tout ce qui existe.

 

7)  Un démiurge est

  • Un devin très écouté autrefois à Athènes
  • Un ange déchu selon Saint Thomas
  • Le Dieu artisan selon Platon

 

8)  La théorie de la réminiscence est :

  • Un mythe  de Platon qui explique la présence en nous d’idées innées
  • La thèse de Freud selon laquelle nous n’oublions rien
  • Une théorie cognitiviste concernant le fonctionnement de la mémoire

 

9)  Les «  Idées » selon Platon sont :

  • Les thèses des philosophes rationalistes
  • Toutes les opinions qu’il faut discuter et combattre
  • Les réalités  essentielles  et originelles  de toutes choses situées  dans un « monde intelligible »

 

10) L’homme fort selon Nietzsche :

  • Un homme qui exploite et opprime les autres hommes
  • Un homme qui admet,   assume  et affirme sa « volonté de puissance »
  • Un homme qui  a de hautes responsabilités politiques

 

11) Mentir, selon Kant est

  • Un impératif hypothétique
  • Un comportement souvent inévitable en tant que moindre mal
  • Un  crime contre la nature humaine

 

12) Le mot  « anhypothétique »  signifie  :

- Ce qui défie l’entendement

- Une  hypothèse concernant  les anomalies de la nature

- Un principe qui précède toute hypothèse

 

 

13)  Le terme de « habitus » désigne :

- La résidence habituelle des philosophes aristotéliciens

-Un système de dispositions intériorisées orientant nos pratiques sociales

- Une résidence comprise dans une acception subjective

 

14) Casuistique :

- Discours irrecevable d’un point de vue logique

-  Partie de la théologie ou de la morale qui examine  les cas de conscience

-  Partie de l’épistémologie qui traite des cas particuliers

 

15) Qui a énoncé la théorie de l’hérédité des caractères acquis, aujourd’hui réfutée :

- Linné

- Lamarck

- Darwin

 

16) Qui a défini l’homme comme un « animal métaphysique » :

  • Kant
  • Schopenhauer
  • Nietzsche

 

16) Qu’est-ce qu’un « sophisme » :

  • Un raisonnement fallacieux présentant l’apparence de la rigueur logique
  • Un syllogisme composé de plusieurs prémisses
  • Un argument philosophique subtil

 

 

17) La notion de falsifiabilité désigne :

  • La fragilité morale des êtres humains
  • Le contraire de la véracité
  • Le caractère à la fois vérifiable et réfutable  des thèses scientifiques selon Karl Popper

 

 

18) Qui a dit « le moi n’est pas maître dans sa propre maison » :

  • Alain
  • Merleau-Ponty
  • Freud

 

19) Qui a dit : «  Le méchant ne peut être ami avec lui-même » :

-  Platon

-  Epicure

-  Aristote

 

 

20) L’impératif catégorique selon Kant est :

-  Le seul impératif moral, qui est inconditionnel

-  Le devoir  politique  de ne pas mentir

-  Le principe de classement des catégories de l’entendement

 

21) Qui a dit : « L’opinion a en droit toujours tort » :

-  Platon

-  Bachelard

-  Hannah Arendt

 

22) Qui a imaginé  l’avènement  d’un « despotisme doux et bienveillant » ?

  • Rousseau
  • Benjamin Constant
  • Tocqueville

 

 

23) Qui a dit à propos des animaux : « La question n’est pas « peuvent-ils penser ? », mais « peuvent-ils souffrir  »  ?

  • Descartes
  • Malebranche
  • J. Bentham

 

24) Les hommes emprisonnés dans la Caverne de Platon (République, VII)  sont :

-  Victimes d’un complot politique

-   Aliénés par leurs propres préjugés et illusions

-  Enfermés  par des philosophes afin d’être rééduqués

 

25) L’état de nature chez Rousseau :

  • Une fiction représentant l’homme avant le passage à l’état civil
  • La situation d’innocence de l’enfant avant la culture
  • Un état préhistorique  représenté  comme  sauvage et dangereux

 

26) Qui a dit, à l’origine : «  L’homme est un loup pour l’homme » :

  • Freud
  • Plaute
  • Hobbes

 

27) Le matérialisme historique désigne :

  • La philosophie de Démocrite
  • La philosophie  des historiens des Lumières au 18 e siècle
  • La thèse  marxiste concernant le devenir historique

 

28) Qui a dit : « La vérité et l’amitié nous sont chères l’une et l’autre, mais c’est un devoir sacré d’accorder la préférence à la vérité » :

-  Epictète

-  Lucrèce

-   Aristote

 

 

29) La « généalogie de la morale »  est :

-  Une tentative de fondation philosophique du calvinisme

-  Le titre d’un chapitre du Discours de la méthode

-  Le titre d’un livre de Nietzsche qui  examine et  tente d’élucider  les origines de  la morale chrétienne

 

30)  Le «  Léviathan » est :

  • Un dignitaire religieux hébraïque
  • Un potentat médiéval
  • Un monstre marin  biblique et le titre d’un livre de  Thomas Hobbes

 

31)  Dans « Du contrat social » de Rousseau, la loi est :

  • L’acte de la volonté générale
  • Une décision du parlement
  • Une règle  juste si elle est issue d’un référendum populaire

 

32) La morale par provision  chez Descartes (Discours de la méthode,  3 e partie) :

  • Une morale adoptée provisoirement en attendant de déterminer ave certitude  la vérité
  • Une provision d’idées reçues
  • Une morale   empruntée  aux anciens matérialistes

 

33) Quelle est la question qui regroupe toutes les questions de la philosophie selon Kant ?

  • « Y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »
  • « Qu’est-ce que l’homme ? »
  • « L’existence a-t-elle un sens ? »

 

34) Calliclès est :

- Le fils d’Aristote à qui il a dédié son « Ethique »

-  L’interlocuteur  imaginaire de Socrate dans Gorgias

- Un  disciple  de  Platon

 

35)  Le « Prince »,  selon  Machiavel,  dans l’ouvrage qui porte ce nom:

  • Un homme de grand talent susceptible de rétablir l’ordre et la paix en Italie
  • Un potentat italien du 15 e siècle
  • Un despote  dangereux  pour l’Etat

 

36) La liberté d’indifférence selon Descartes

-  Une forme de liberté qui est indifférente au bonheur

- Un aspect de la liberté conçue comme un pouvoir de choisir même le faux, ou le mal

-Une liberté qui permet de se rendre indifférent aux  intérêts d’autrui

 

37)  L’homo faber  selon Bergson  est :

- Un humain faible qui assume 

- L’homme qui se définit par l’aptitude à inventer des fables

-L’homme en tant qu’il se définit par la capacité de fabriquer des outils

 

38)  L’incommensurabilité qualifie :

-   Ce qui  excède  toute  réalité observable

-  Ce qui est exceptionnel d’un point de vue qualitatif

-  Le caractère de réalités que l’on ne peut mesurer les unes autres

 

39) L’intentionnalité (pour la phénoménologie)  est :

-  L’acte par lequel la conscience se rapporte à l’objet qu’elle vise

-  L’obéissance en tant qu’elle est un acte  libre

-  L’intention de nuire lorsqu’elle n’est pas explicite

 

40) Le tiers exclu  est :

-  Un individu que la société rejette en fonction de ses origines

-  Une approche sociale discriminante

- Un principe logique suivant lequel il n’ya que deux possibilités :  soit c’est   vrai, soit  c’est  faux.

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10 mai 2020 7 10 /05 /mai /2020 14:45

L’Etat : en faut-il plus, ne faut-il moins ?

 

 

 

      « L’Etat est un monstre froid, il ment froidement, et voici le mensonge qui s’échappe de sa bouche : « moi je suis le peuple ». Ce mot  du philosophe Nietzsche (dans Ainsi parlait Zarathoustra) exprime un sentiment très répandu. Qu’il soit  « flamboyant » comme le sont souvent   certains  Etats despotiques,  ou « froids » comme l’appareil bureaucratique moderne, l’Etat inspire rarement de la sympathie. Nous avons tous tendance à croire que notre existence  serait plus épanouie dans une société  qui serait débarrassée du pouvoir et de ses  représentants  corrompus, car la plupart des hommes d’Etat ne nous donnent pas l’impression d’être des hommes intègres. On les croit au contraire cupides, hypocrites et malhonnêtes, préoccupés prioritairement de satisfaire leur appétit  du pouvoir et de faire fructifier leurs actions.  Pour démêler  ce qui  est justifié et ce qui, au contraire,  relève du préjugé dans cette hostilité à l’égard de l’Etat, il faut  dissocier ce qui relève du  « fait » et ce que l’on appelle le « droit ». Si les Etats historiques ont été si  souvent  peu soucieux des intérêts de leurs sujets, on ne saurait en tirer des conclusions définitives sur la nocivité  de l’Etat. Car  l’Etat ne saurait se confondre, en droit, avec  les formes diverses  que le pouvoir  a revêtues  au cours de l’histoire effective  de l’humanité. Avant donc de jeter le bébé (l’Etat) avec l’eau du bain (l’iniquité du pouvoir),  il faudra donc examiner  quelle est la raison d’être de l’Etat, comme se sont efforcés de le faire les théoriciens classiques,  tels que Hobbes et Rousseau. Ils nous apprennent que l’intégration de la société dans un carcan relativement  rigide est une nécessité vitale pour toute  nation moderne. Au-delà de cette  nécessité en quelque sorte « négative »  - les institutions  nous évitent   de nous entretuer  -  l’Etat  peut aussi être vu comme le garant de nos droits fondamentaux. Contrairement à ce que l’on pourrait croire un peu précipitamment, le but originel de  l’Etat n’est pas d’opprimer les hommes, mais de leur apporter sécurité et liberté, en tout cas si l’on en croit  Spinoza et Rousseau. Car  aucune  liberté ne se peut concevoir  sans loi, et seul l’Etat, qui l’incarne  à l’échelle des grandes nations,   est en mesure d’imposer à tous de  respecter les  règles et de se plier  aux dispositions qui en découlent,  sous peine de sanctions.

  Si les philosophes  ont raison sur ce point, et si la réalité s’inspire de leurs doctrines  comme on l’admet en général,  on peut se demander pourquoi les citoyens des Etats républicains et   démocratiques actuels   voient encore si souvent en l’Etat un ennemi. L’Etat réel est perçu comme brutal et injuste. Un tel constat  n’est pas sans fondement : il suffit d’évoquer la situation des exclus,    ou encore  l’état des   prisons dans notre pays aujourd’hui,  pour s’en convaincre. Pour  adoucir  la vie en société et tenter d’améliorer notre condition sociale, devons-nous nous détourner de l’Etat,  ou au contraire nous tourner vers lui,  en lui demandant  de prendre les mesures autoritaires  mais justes qui s’imposent ? En d’autre termes : devons-nous  exiger de l’Etat qu’il restreigne son champ d’action et s’efface   au  profit d’une société plus émancipée, plus autonome ? Ou bien  déciderons-nous qu’il revient  à l’Etat de légiférer et d’intervenir  pour réformer les institutions dans un esprit de justice ? On remarque que,  dernièrement, compte tenu de la crise économique et sociale que nous traversons, de très nombreuses voix se sont élevées pour demander à l’Etat d’être plus efficace, c’est-à-dire plus énergique et  plus contraignant  à l’égard des acteurs de l’économie capitaliste, par exemple en  stigmatisant les « paradis fiscaux ». Si l’on en croit les partisans de l’Etat-providence, il faudrait donc plus d’Etat, et non pas moins, pour imposer aux individus, au marché et, de façon générale, à la société dans son ensemble,  une  régulation plus probante et des orientations  plus fermes  que celles qui ont prévalu  jusqu’à présent.  Car l’Etat tout en étant un  problème, se présente aussi curieusement comme la solution. On voit mal comment en effet on pourrait faire l’économie de l’Etat.

 

 

  Il faut  cependant  rappeler que si l’Etat  nous apparaît aujourd’hui comme une nécessité,  il n’a  pas toujours existé. La dimension des nations, l’immense complexité des mécanismes sociaux et des dispositifs économiques, l’organisation internationale du marché et du commerce aujourd’hui ne nous laissent plus d’alternative (« souhaitez vous poursuivre votre existence avec ou sans Etat ? »). Nous ne sommes plus capables de vivre en autarcie. Le rêve d’une microsociété autogérée n’a plus cours désormais, sinon  à la rigueur au sein  même d’Etats qui protégent ce type de communautés, comme c’est le cas par exemple pour les  Amish aux Etats-Unis. Cependant, alors même  que l’on s’accorde à tenir  l’homme pour  un « animal politique » (Aristote), l’Etat qui s’est frayé un chemin jusqu’à nous, n’est pas une donnée naturelle. Il  est tout au contraire  l’aboutissement d’un très long processus dont les principales étapes furent les cités-Etats du Moyen-Orient,  les régimes despotiques orientaux, la cité athénienne, les petites républiques et les grands empires occidentaux. A l’origine, les sociétés sont sans Etat. Les premières sociétés, les sociétés sans écriture, étaient des communautés  non pas sans hiérarchie ni sans chef, mais sans structure politique constituée en un pouvoir séparé de la société. Dans ce type de sociétés traditionnelles, le pouvoir est diffus et l’autorité répartie en de multiples personnes  indépendantes (les « anciens », les « chamans »  etc..).    

L’apparition des prémisses de l’Etat moderne se situe  en Mésopotamie, environ 3000 ans avant Jésus-Christ, lorsque   les premiers scribes,   engagés au service du pouvoir,  viennent comptabiliser les premières grandes  récoltes. On sait  que  l’invention de l’écriture  a permis   de sortir d’une économie de subsistance et de monopoliser la mémoire de la société au profit de l’Etat naissant. Les  premières « cités-Etats »  restaient cependant  des communautés soudées par les traditions   dans lesquelles l’autorité politique et la société  n’étaient pas encore nettement  dissociées. Fortement centralisé, le pouvoir  était concentré entre les  mains d’une caste qui détenait toute les clés  de l’économie. Beaucoup plus près de nous, la « cité »  de  l’époque de Périclès (6 ième siècle ave JC)  était un  regroupement limité de familles  au sein duquel  tout le monde pouvait se croiser  et où  chacun pouvait  se  sentir lié à tous. Bien que de dimension très modeste, la cité grecque  est la première organisation  à proprement parler politique (de polis, la cité), c’est-à-dire concertée et volontaire  de la  vie en société. De dimension humaine, la cité est pour un grec le seul cadre dans lequel l’homme peut établir des liens d’amitié (la philia, en grec) durables et profonds avec ses semblables. Mais la cité  a cédé progressivement  la place aux empires, aux grandes nations et puis aux  Etats  modernes.    

  Notre conception de la société  a, de ce fait, complètement changé. La société n’est plus pour nous une communauté chaleureuse et fraternelle, mais une association artificielle dans laquelle les liens avec nos concitoyens, beaucoup plus lâches qu’autrefois, sont plus utilitaires que sentimentaux. Parallèlement, l’Etat  nous apparaît de plus en plus comme une puissance abstraite, voire hostile. L’Etat moderne est en effet à la fois l’héritier des grands empires du passé  et des monarchies européennes. A l’instar  des anciens empires,  il nous  apparaît  lointain, voire  inhumain. Cependant, l’Etat moderne, en rupture  avec une conception monarchique de l’autorité légitime,  est aussi censé être   le représentant de la loi et du droit. S’il est bien conçu et convenablement  administré, il   doit  correspondre  aux exigences de ce que les anciens ont nommé une  « république » (du latin respublica, affaire commune). Une « république » est une société dans la quelle la politique, c’est-à-dire le pouvoir d’élaborer la loi, de prendre des décisions concernant la collectivité et de rendre justice, est l’affaire de tous. Le Etats modernes, notamment en Europe aujourd’hui,  sont  des « républiques » - au moins en principe. Le pouvoir d’Etat n’appartient plus à ceux qui l’exercent, et l’autorité y est coupée de ses sources spirituelles, contrairement à  la situation qui prévalait dans toutes les sociétés traditionnelles où le pouvoir se  réclamait d’une légitimité religieuse.

    La « désacralisation » de l’Etat, c’est-à-dire son émancipation à l’égard des autorités ecclésiastiques et son incarnation dans des institutions neutres et impersonnelles,  a été annoncée par les philosophes avant de devenir effective dans la réalité avec les deux révolutions, américaines (1776) et  française (1789).  C’est tout d’abord  Machiavel qui soutient, dans Le  Prince, que l’origine de l’Etat ne s’explique  ni par une nécessité   naturelle ni par la volonté de Dieu ni par un projet   d’ordre moral, mais bien par le coup de force d’un homme énergique (le « Prince ») qui impose autoritairement  à la société  l’ordre politique et met ainsi fin à l’anarchie dévastatrice d’une société livrée aux appétits des individus, des brigands et des despotes potentiels. La société est, pour le premier théoricien de l’Etat moderne, un artifice imposé aux hommes  afin d’éviter la guerre civile, et, dans le meilleur des cas, de promouvoir une société républicaine.  Il reviendra ensuite à  Hobbes (1588-1679) de poser les fondements d’une théorie rationnelle de l’Etat. La théorie de Hobbes est exposée dans son ouvrage intitulé le  Léviathan (1651). Ce nom propre   fait référence à un monstre marin évoqué dans la Bible (Psaumes, 74 et 104); il désigne chez Hobbes une entité monstrueuse  (énorme, plus ou moins  invisible) à laquelle les hommes ont confié le soin d’instaurer un ordre politique stable. Incapables de supporter le chaos et  la violence virtuelle d’une existence  dépourvue de toute  règle, craignant constamment pour leur vie, les hommes à l’état de nature se sont lassés de cette liberté illimitée mais vaine. Ils ont donc décidé d’y renoncer, mais afin d’obtenir en échange la  protection de leurs droits fondamentaux, à commencer par celui de vivre en toute  sécurité, sous la protection du Léviathan. Ils ont donc décidé - il y a très longtemps, dans une époque fictive - de confier à un tiers la tâche d’imposer et de maintenir  l’ordre et de faire la police  : « C’est comme si chacun disait à chacun : j’autorise cet homme ou cette assemblée et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit, et que tu autorises toutes ses actions de la même manière » (Chapitre 17). Le pouvoir ainsi constitué est donc légitime puisqu’il est issu d’un contrat.   Mais il est également absolu, car  le détenteur du pouvoir politique est « hors contrat », n’étant  pas lié lui-même par le contrat qu’il rend possible. Son pouvoir est illimité. Selon cette théorie, le Léviathan est ainsi à l’abri de toute querelle partisane, ce qui garantit sa pérennité. Mais on voit aussitôt que cette théorie « absolutiste » de l’Etat, dont le but est de trouver un moyen infaillible pour prémunir les hommes contre leur propre dangerosité, peut justifier par avance toutes les dérives despotiques. Il appartiendra aux  successeurs de Hobbes, républicains comme lui, mais également démocrates, de formuler au contraire une « théorie du contrat social » qui restreint la souveraineté de l’Etat et s’efforce de l’encadrer en lui imposant un carnet de charge précis. Ce cadre  intangible est celui qu’impose la loi et qui prend, dans toute république digne de ce nom,  la forme d’une constitution aussi intangible que possible.

Pour les partisans de l’Etat démocratique, il est inconcevable que  les hommes soient disposés à  abandonner une fois pour toutes l’ensemble de  leurs droits naturels au profit d’un souverain tout puissant sans exiger la moindre contrepartie !  Ils estiment  au contraire qu’un régime  tempéré est seul à même de préserver l’égalité et la liberté naturelle des hommes. Selon Spinoza (1632-1677), la véritable fin de l’Etat est la protection de nos droits, mais la décision de confier le pouvoir à certaines personnes supposées compétentes pour l’exercer peut  se retourner contre les initiateurs du contrat : n’importe quel arrangement, et n’importe quel régime politique,  ne garantissent pas cette liberté qui est théoriquement la fin de l’Etat. Pour éviter toute dérive autoritaire, il faut veiller d’emblée à bien délimiter les pouvoirs des hommes d’Etat. De ce point de vue, l’Etat démocratique, qui se fonde sur « la saine raison » est le plus naturel  et le plus qualifié pour préserver  les droits fondamentaux de tous les citoyens. Pour Spinoza, il ne faut donc pas plus d’Etat, pas moins non plus, mais il faut un Etat plus démocratique c’est-à-dire plus  à même de prendre en considération et de faire valoir  les intérêts de tous.

  Selon la conception démocratique de l’Etat qui sera reprise et complétée par Rousseau dans Du Contrat social, le « peuple » ne préexiste pas au Contrat. Il ne renonce pas donc pas le moins du monde  à la souveraineté en se constituant, par le contrat social, en « peuple ».  Bien au contraire, les individus  se donnent  une volonté commune  grâce à cet engagement  qui n’implique aucune soumission. Selon  Rousseau, en « aliénant tous mes droits » à l’occasion de ce fameux contrat, je ne renonce  pas à ma souveraineté, car « chacun se donnant à tous ne se donne à personne ». De cette manière : « on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd et plus de force pour conserver ce que l’on a ». Ainsi conçu,  cet « acte d’association » ne produit pas un pouvoir ou une autorité séparée du corps social, mais un  «  corps moral et collectif  qui prend le nom de « République » ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres « Etat » quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables » (c’est-à-dire à l’égard des autres Etats) ».  Ainsi, selon Rousseau, « chaque associé s’unissant à tous n’obéit pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » (Du contrat social, Livre I, chapitre 6). Dans l’Etat fictif que Rousseau imagine, le peuple reste souverain puisque la souveraineté n’est rien d’autre que « l’exercice de la volonté générale ». La loi, qui est l’expression de la volonté générale,  est toujours juste puisque la volonté générale « est toujours  droite », même si « elle n’est pas toujours éclairée » (Livre I, chapitre 3).

  Il faut préciser ici que la « volonté générale » de Rousseau n’est pas la volonté de la majorité ni même celle de tous, mais la volonté raisonnable qui est présente en tout homme et  qui  ne  s’exprime que  lorsque nous nous prononçons de façon désintéressée sur des questions relevant de l’intérêt  général. En ce sens et en ce sens seulement, la « loi est juste », car  elle exprime vraiment la « volonté générale ». Les décisions arbitraires (c’est-à-dire injustes, dictées par les passions ou par les intérêts partisans) ne peuvent venir que du pouvoir exécutif, c’est-à-dire des hommes.  Dans cette théorie purement hypothétique de la république, le gouvernement,  constitué du personnel politique,  est subordonné au  pouvoir législatif, c’est-à-dire au « souverain », c’est-à-dire au peuple : « un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois mais il n’obéit qu’aux lois, et c’est pas la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes » (Lettres écrites sur la Montagne, 1764).

   Lorsque j’obéis aux lois, dans le régime conçu par Rousseau, je n’obéis pas aux hommes. Je suis donc à l’abri du despotisme car l’injustice et l’arbitraire sont toujours le fait des hommes poursuivant leurs intérêts particuliers. Cependant,  il faut bien  des hommes pour élaborer les lois (le législateur) et des hommes pour appliquer les lois (pouvoir exécutif et judicaire). Comment éviter l’abus de pouvoir de la part des hommes de pouvoir ? Rousseau était parfaitement conscient du problème, puisqu’il avait commencé par  dénoncer dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les homme (1755), l’iniquité de la société réelle dans laquelle il vivait. Il y expliquait  comment les premières sociétés  avaient porté au pouvoir des hommes habiles qui avaient  fait main basse sur toutes les richesses et qui avaient confisqué le pouvoir en abusant de la crédulité des plus démunis. Héritier de ce processus scandaleux d’expropriation de tous par une infime minorité, l’Etat réel est resté  au 18 ième siècle, aux yeux de  Rousseau,  une structure de domination et d’oppression au service des nantis. La prétention de l’Etat de représenter les intérêts de tous n’y est qu’un leurre. De façon générale, dans  tous les régimes traditionnels, le pouvoir n’est jamais ni neutre, ni impartial, ni bienveillant. Un siècle plus tard, Marx et Engels ajouteront : il ne le sera jamais. Même la révolution française n’a pas changé fondamentalement la donne. Pour Marx et ses disciples, l’Etat est un appareil dont la classe dominante s’est emparée pour mettre définitivement ses intérêts à l’abri des convoitises populaires. La lutte des classes est le moteur de l’histoire, et les intérêts des prolétaires et des bourgeois sont antagonistes. Le seul horizon d’émancipation serait celui d’une société sans classes. La prise de pouvoir du prolétariat, classe qui représente les intérêts du peuple tout entier,  rendrait enfin  l’Etat superflu. On est donc passé de la perspective de l’Etat plus juste (davantage  d’Etat et plus de démocratie) du Contrat social selon Rousseau au « pas d’Etat du tout »  l’hypothèse communiste marxiste.

  L’histoire du XXième siècle n’a pas  donné raison à Marx ni à ses  successeurs, car les sociétés dites « communistes » n’ont pas aboli l’Etat. Elles n’en ont pas non plus atténué le caractère oppressif, bien au contraire. Il  nous apparaît aujourd’hui  que l’Etat qui nous impose des contraintes,  ne nous opprime pas forcément pour autant. On remarque d’ailleurs que l’Etat moderne constitue un pouvoir auquel la plupart des hommes, lorsqu’ils vivent en démocratie, semblent consentir. Sans doute est-ce parce qu’ils en reconnaissent sinon toujours la légitimité, du moins la nécessité. « Il faut concevoir l’Etat contemporain, écrit Max Weber, comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire donné […], revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence légitime ». Le « monopole de la violence »  est donc justifié, car ce dispositif  que l’Etat prend en charge permet de canaliser, et, en principe,  de réduire,  la violence autodestructrice   des hommes. C’est en ce sens que Max Weber peut  parler de « succès » : l’autorité de l’Etat nous préserve du pire. L’Etat moderne, même s’il a  toujours partie liée avec les puissances de l’argent,  serait donc un « moindre mal », auquel nous finissons par nous résigner. Cet  optimisme relatif peut être largement tempéré si l’on remarque que dans de très nombreux pays, aujourd’hui encore,  l’Etat est un instrument   d’exploitation  dont se sont emparés une poignée d’arrivistes, parfois sous couvert de démocratie et de légalité. On connaît tous ces dictatures qui changent constamment les constitutions de leur pays, « constitutions » que Rousseau appelle la « loi » et qui, dans une république, devrait  être intangible.  On ne peut oublier, enfin,  que le XX ième siècle a connu plusieurs totalitarismes  qui ont montré a quel point l’Etat pouvait être effectivement prendre la figure d’un « monstre », même s’il se présentait dans un premier temps sous un jour séduisant et se parait des atours de la légitimité démocratique. Car le totalitarisme, qui, de ce point de vue,   ne doit pas être confondu avec le despotisme,  n’est pas  l’envers de la démocratie, puisqu’au contraire  il en constitue   une déviation possible. C’est le peuple qui a porté au pouvoir, ou en tout cas qui a soutenu avec ferveur, Mussolini, Staline et Hitler. Le totalitarisme est un système de gouvernement caractérisé par la confusion sciemment entretenue  par le pouvoir entre le peuple et l’Etat (l’Etat prétend incarner le peuple) et l’abolition des distinctions propres à la « république » (Etat/société ; privé/public ; politique/économie etc..). Et pourtant, le totalitarisme n’est pas, à proprement parler,  un « Etat sans lois ». Dans un système totalitaire, le chef prétend s’inspirer d’une « loi »  infaillible (loi de la Nature, ou  de l’Histoire) et c’est la raison pour laquelle l’illusion d’une  légitimité  du pouvoir totalitaire est si puissante. Cette  légitimité  est évidemment mensongère   et les régimes totalitaires  ne sont même plus des « Etats », car leurs institutions n’ont pas la moindre consistance, et les  droits  des individus y sont abolis. L’Etat totalitaire est l’envers exact, non pas de la démocratie, mais  de l’ « Etat de droit ». En ce sens, il est une caricature monstrueuse et inattendue de l’Etat moderne tel que les philosophes en avaient dessiné les lignes directrices.

  Les leçons du XX ième nous ont amené  à comprendre peu à peu que la démocratie  ne prévient pas tous les maux.  Tocqueville, dans un texte très célèbre,  explique qu’un nouveau despotisme « bienveillant et doux » pourrait surgir dans un cadre démocratique si les citoyens accordent au pouvoir la responsabilité de prendre en charge entièrement leurs destinées, pourvu qu’il assure leurs « jouissances » (De la  démocratie en Amérique (1835-1840), tome 2, partie 4). Le problème n’est donc pas de savoir s’il faut « plus  ou moins d’Etat » mais comment infléchir l’Etat et les institutions afin de nous prémunir contre le pire. Le pire ? Ce n’est pas seulement l’« Etat sans lois » (ou despotisme)  dans lequel des hommes dépourvus de tout scrupule s’approprient les richesses d’un pays. Le pire, cela peut être aussi l’Etat populaire, providentiel, populiste, qui devient subrepticement, et avec l’accord tacite de la majorité, fasciste et totalitaire. Pour éviter ces risques majeurs, on estime aujourd’hui que ce que l’on appelle un « Etat de droit » est le moindre mal,  c’est à dire  le moyen le plus sûr de retirer aux hommes la possibilité d’enfreindre les lois pour confisquer le pouvoir, comme cela se produit chaque jour encore dans les régimes dont les  constitutions sont désormais à géométrie variable.

Un Etat de droit est un Etat dans lequel la loi, c’est à dire la constitution, qui est inamovible - on ne peut la changer que très difficilement ou pas du tout - prévoit toutes sortes de dispositifs et d’institutions en vertu desquels le pouvoir arrêtera le pouvoir au cœur même de l’Etat.  Telle est  la fameuse « théorie la séparation des pouvoirs » formulée par Montesquieu dans L’esprit des lois (1748) : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une constitution peut être telle, que personne ne sera contraint de faire les choses auxquelles la loi ne l’oblige pas, et à ne point faire celles que la loi permet » (Livre XI, chapitre 4). L’Etat de droit n’est pas du tout un Etat minimum ni minimaliste. C’est un Etat  qui comporte de nombreux verrous afin de se préserver lui-même de tous les dangers de détournement du système et de perversion des institutions qui sont inhérents à la démocratie. Ces « verrous »  sont d’abord inscrits dans les institutions : il est impossible, par exemple, d’instaurer une nouvelle loi qui contredirait les principes fondamentaux de la république, comme la laïcité (en France) et les droits fondamentaux  du citoyen, à commencer par l’égalité de tous devant la loi et la liberté d’expression. Ils concernent également le  fonctionnement de la société qui conserve une relative autonomie à l égard du pouvoir politique.

Dans les sociétés démocratiques actuelles, l’existence de  contre-pouvoirs, la protection de la liberté d’expression et l’indépendance de la justice sont la preuve de la réalité de cette modération (autolimitation) de l’Etat.  Dans une démocratie, rien ne peut être soustrait à la discussion. Non seulement le débat, mais encore la contestation et le conflit, sont tenus pour des dimensions indépassables de nos Etats de droits, comme l’explique le philosophe français contemporain Claude Lefort. La démocratie est sans doute un régime imparfait ; c’est en même temps un régime  qui reconnaît et admet ses imperfections, et c’est peut-être là son plus grand mérite.

Aujourd’hui la question des limites de l’Etat ne cesse de se poser. Comment éviter de tomber dans l’écueil imaginé par Tocqueville d’un « Etat-providence »  dont on attendrait qu’il prenne  en charge nos héritages, notre sécurité, notre culture etc ? …Un tel Etat « tutélaire » en viendrait finalement, à nous « dispenser de penser », selon Tocqueville.  Comment, d’autre part, prévenir ou limiter  les abus des Etats non démocratiques qui, un peu partout dans le monde, continuent de violer les droits de l’homme définis dans la Déclaration universelle de 1948, ratifiée pourtant  par l’immense majorité des nations aujourd’hui ? Une  « Fédération d’Etats libres », c’est-à-dire républicains,  pourrait, selon Kant, mettre les nations sur la voie d’une internationalisation du  droit,  que la mondialisation économique et la globalisation des échanges - mais aussi des conflits - rend plus urgente que jamais. Au niveau international, la question du renforcement éventuel de l’Etat, ou plutôt de la concertation entre les Etats, se pose tous les jours, notamment en raison de la nécessité pour toutes les nations de lutter de concert contre le réchauffement planétaire, et de rétablir d’urgence l’ordre sur le plan économique.

Pour conclure,  on citera cette fameuse boutade du juriste contemporain  Georges Burdeau : « Les hommes ont inventé l’Etat pour ne pas obéir aux hommes ». A l’opposé de la proposition  de Nietzsche citée en introduction, cette formule suggère que loin d’être un « monstre »,  l’Etat n’est qu’un instrument,  neutre et inoffensif en lui-même, et qui ne nourrit pas  d’intention hostile à notre égard. L’Etat n’est qu’un appareil, un échafaudage artificiel et complexe de lois et d’institutions,  qui n’est pas une personne et qui  n’a donc  pas d’intention du tout, mais qui peut aisément  utilisé par les hommes  à des fins despotiques et criminelles. Il est  donc superflu d’essayer de briser l’Etat, car nul  ne peut être libre hors la loi. Il ne faut pas non plus  tenter de consolider ni de renforcer l’Etat, car l’Etat n’est pas une fin,  mais un simple  moyen. Il ne faut donc pas plus d’Etat, mais un Etat toujours plus sophistiqué qui contienne en lui-même les moyens de prévenir sa propre corruption.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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10 mai 2020 7 10 /05 /mai /2020 14:42

L’ETAT

 

Les mots « état » et « Etat » viennent l’un et l’autre du latin « stare », se tenir, et de « status », attitude, manière d’être, qui a donné « état » au sens de condition sociale (« tiers état »), puis « Etat »  au sens de structure de gouvernement et nation. Aujourd’hui, la langue française distingue soigneusement l’état (sans majuscule) qui signifie, le stade, l’époque, le moment, la condition, comme dans « état stationnaire » ou « état de nature », et l’Etat  qui est la notion du programme de terminale que nous étudions ici. Il ne faut donc surtout pas confondre Etat et « état social » par exemple. Une autre erreur fâcheuse est celle qui consiste à confondre l’Etat et les hommes d’Etat. Les hommes d’Etat sont sans doute une part  importante de l’Etat ; mais ils ne sont pas l’Etat.

L’Etat n’a pas toujours existé

Pour Aristote, vivre en société est naturel pour l’homme.  La cité n’a jamais commencé, elle a toujours été là. De même que la famille, et la hiérarchie qui s’impose à tous les hommes qui veulent vivre en harmonie : « Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité […] est soit un être dégradé soit un être surhumain […] . C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire » (Politiques).  Mais, même  si la société est « naturelle », les hommes, contrairement aux animaux,  ont conçu différentes organisations politiques (telles que la République ou le despotisme, par exemple). Or ces différents systèmes ne sont pas équivalents. Pour les modernes, à commencer par Machiavel (Le Prince, 1532), l’Etat ne dérive ni de la nature, ni de la volonté de Dieu. L’Etat n’est pas la cité.

L’Etat est un artifice

L’idée volontariste  de l’Etat  apparaît avec la théorie moderne de la souveraineté,
exprimée  notamment  par Hobbes dans le Léviathan (1651). Pour échapper à l’insécurité qui règne à l’état de nature, les hommes renoncent à leurs droits naturels et les confient à un tiers (homme ou assemblée). On considère alors que le pouvoir est  né d’une décision collective de forme juridique (un « contrat »). L’origine du pouvoir n’est plus ni naturelle ni divine.  Cependant, chez Hobbes,  le pouvoir issu du contrat est tenu pour «  absolu » : en effet le détenteur du pouvoir politique est  n’est pas lié par le contrat. Au contraire,  pour les théoriciens modernes de la république, tels que Locke (1632-1704) ou Montesquieu (1689-1755), et pour ceux de la démocratie, tels que Rousseau (1712-1778), le pouvoir de l’Etat doit être limité soit par la loi, dans le cas d’un système républicain, soit par la permanence de la souveraineté du peuple, dans le cas d’un système démocratique. Ce que nous appelons Etat de droit est la combinaison de ces deux conceptions.

L’Etat de droit

On confond souvent l’Etat et les hommes d’Etat, et l’on associe le pouvoir d’Etat  aux dérives despotiques observées tout au long de l’histoire des peuples. C’est ainsi que Nietzsche peut écrire : «  L’Etat est un monstre froid, et voici le mensonge qui s’échappe de sa bouche : « Moi l’Etat,  je suis le peuple ».  (Ainsi parlait Zarathoustra). Pourtant l’Etat moderne se définit par des institutions dont l’une des fins est  de limiter le pouvoir des hommes et qui, par le biais de la loi, imposent à tous ceux qui y sont soumis d’obéir à une règle commune garantissant  leurs droits fondamentaux, à commencer par  leur sécurité. Evidemment, cet Etat idéal, qui a pour vocation de « monopoliser la violence légitime », (Max Weber) n’existe nulle part. Il porte aussi   le nom de « démocratie ». Or  la « démocratie » constitue, dans les faits,  un régime à la fois très imparfait et extrêmement fragile. Car les régimes démocratiques  ne possèdent  pas d’armes imparables  pour lutter contre les ennemis de la démocratie.

 

 Suite : L'Etat, en faut-il plus, en faut-il moins? (leçon 44) 

 

 

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