Imposer le silence au corps et s'interdire toute jouissance (hormis dans la relation conjugale?) : une constante de toutes les religions
Voici un extrait du livre Les talibans et le silence de Norbert Rouland (Actes Sud) qui traite du rapport entre religion(s) et musique.
Pages 128 - 131
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Autodafés d’instruments de musique, pianos pendus devant les locaux de la police, auditeurs de cassettes pris en flagrant délit de musique contraints d’ingurgiter les bandes magnétiques : les talibans avaient l’obsession du silence.
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Pas seulement celui des sons : les visages aussi devaient demeurer impassibles. Comme le moine fou du Nom de la rose, ils condamnaient le rire. Quant aux femmes, la burka devait aussi imposer le silence à leur corps en les occultant. Autant de folies pour le lecteur occidental, même s’il est vrai que le Prophète n’aimait guère la musique (il la réservait à la lecture solennelle du Coran, à l’appel à la prière et aux fêtes de famille). Quel contraste avec nos mœurs ! Nous baignons dans un fond sonore quasi permanent, il arrive que la publicité véhicule des airs classiques et la Constitution valide la musique en associant La Marseillaise à la République [1][1] Article 2 : “L’hymne national est la Marseillaise”.
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Pourtant, à y mieux regarder, les talibans sont moins exotiques qu’il paraît dans leurs rapports à l’art et même aux femmes. Leur attitude pose en effet plusieurs questions qui traversent notre propre histoire culturelle, politique et juridique.
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Tout d’abord, l’homme peut être tenté de devenir l’égal de Dieu. Le mythe judéo-chrétien de la Genèse le chasse du paradis parce qu’il a voulu, comme Dieu, pouvoir connaître le Bien et le Mal. En interdisant la musique, la danse et la peinture, les talibans affirmaient l’exclusivité du pouvoir créateur de Dieu, dans la mesure où l’artiste est potentiellement démiurge. De même, en droit musulman, le souverain ne détient-il en théorie aucun pouvoir législatif, qui reste concentré dans la Sharî’a. Cette crainte n’est pas aberrante. Dans les mythologies de la Chine ancienne ou des Aborigènes australiens, les rites védiques indiens ou les cérémonies africaines, la musique a un pouvoir créateur. Pour les Chinois, elle exprime l’harmonie entre le Ciel et la Terre, le yin (féminin) et le yang (masculin) ; les Tamouls pensent que le monde est issu d’un tambour.
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La musique est d’ailleurs particulièrement dangereuse par rapport aux autres arts (au moins quand elle n’est pas couplée à la voix, qui la rapproche d’un art figuratif). Comme l’a bien dit Stravinsky, souvent mal compris, la musique est “impuissante à exprimer quoi que ce soit”. La gaieté d’un air peut autant évoquer les retrouvailles des amoureux que, dans une perspective réaliste socialiste, la fête au kolkhoze.
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Mais elle peut aussi détourner de Dieu. Saint Augustin confesse son trouble, en des lignes qui vont déterminer pour des siècles l’attitude de l’Eglise : “Je balance entre le péril qu’il y a de rechercher le plaisir, et l’expérience que j’ai faite de l’avantage que l’on reçoit de ces choses, et me sens plus porté, sans néanmoins prononcer sur cela un arrêt irrévocable, à approuver que la coutume de chanter se conserve dans l’Eglise, afin que par le plaisir qui touche l’oreille l’esprit encore faible s’élève dans les sentiments de la piété. Toutefois, lorsqu’il arrive que le chant me touche davantage que ce que l’on chante, je confesse avoir commis un péché qui mérite châtiment [2][2] Saint Augustin, Confessions, livre X, chapitre 33,....”
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De même que dans l’acte sexuel, le plaisir est bien là. Qu’en faire ? Vaste problème. Compositeur par essence religieux, Bach répondra que la musique a pour fins la gloire de Dieu et la récréation de l’esprit. Mais bien avant le christianisme, le problème du plaisir avait agité les philosophes. Platon notamment. Là où les talibans choisiront le silence, il admet que la musique puisse jouer un rôle [3][3] Cf. E. Fubini, Les Philosophes et la musique, Librairie.... Mais avec tellement de méfiance qu’elle équivaut quasiment à une condamnation. Dans Les Lois, il précise que la seule musique acceptable est celle qui n’est pas contraire aux lois de l’Etat. Le plaisir qu’elle produit doit être surveillé, sous peine de corrompre la jeunesse. Dans La République [4][4] Platon, La République, X 607, a, b. et le Gorgias, il condamne l’utilisation des arts visant le seul plaisir : “Il ne te semble pas, Calliclès, que le jeu de la flûte fasse partie de ces activités qui ne visent qu’à procurer du plaisir sans se préoccuper du reste ? Et ne devrions-nous pas dire la même chose de toutes les autres activités de ce type, de la cithare, par exemple ? […] Et n’en va-t-il pas de même de l’enseignement des chœurs et de la poésie dithyrambique [5][5] Platon, Gorgias, pages 501-502. ?”