Je suis sidérée par l'actualité et la clairvoyance de Jean Clair, jugez-en:
De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts
« « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolver au poing, à descendre dans la rue et à tirer au hasard tant qu’on peut dans la foule… »
Qui ne connait cette citation d’André Breton, publié en 1929 dans le Second Manifeste du Surréalisme?
Tout occupé à en célébrer l’audace, on a oublié d’en mesurer l’horreur. Fidèle à la morale anarchiste du surréalisme, prélude à une régénération de la société, elle apparaît dix ans avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.
[…]
C’est en 1922, sept ans avant le manifeste de Breton, que Stefan Zweig avait publié son récit Amok, qui popularise un terme malais, et un comportement encore peu connus, bien que le mot amok soit entré dans les langues européennes et le XVIe siècle, avec les récits de voyageurs.
L’amok désigne, on le sait, le déchaînement inattendu, brutal chez un individu d’une rage incontrôlable et le plus souvent meurtrière. C’est un syndrome spécifique lié à une culture - a culture bound syndrome -, la culture malaise en l’occurrence, sans qu’on puisse savoir exactement quelles sont, dans le cadre de cette culture, ni dans sa religion, l’islam sunnite, les circonstances déclenchant un acte aussi criminel. On en trouve d'ailleurs des équivalents dans d’autres cultures sous d’autres noms, le bersek dans les traditions scandinaves.
Dans l’époque contemporaine, on peut considérer comme running bersek ou running amok certains traits de la culture nord-américaine quand, à intervalles réguliers, on rapporte le cas d’un individu, qui placide l’instant précédent, soudain, revolver au poing, se met à tirer au hasard dans la foule, qu’il soit dans la rue, dans une école ou ailleurs, abattant le plus de monde possible avant d’être lui-même abattu par la police ou bien avant de se suicider, très qui sont aussi caractéristiques de la crise de folie qu’est l’amok.
Le goût du sang, du crime gratuit ou rituel, a imprégné tout le mouvement surréaliste.
[…]
Il y a là une logique de l’avant-garde.
C’est environ avant le Manifeste de Breton, en 1827, en plein romantisme, que Thomas De Quincey avait publié De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts. Il faisait l’éloge de la beauté de l’assassin et du crime comme chef-d’œuvre…
[…]
L’éloge de la spontanéité, de l’automatisme, du hasard, le goût de la violence et la fascination de l’instant manifestaient le refus de faire œuvre pour se livrer à un acte assimilant la création au meurtre. L’art, dans la mythologie de l’avant-garde, exalte le moi tout-puissant d’un créateur devenu un dieu, il est le fruit d’une pulsion irrésistible, tout comme le meurtre à l’occasion, dans un état comme l’amok. »
Jean Clair, L’ hiver de la culture, 2011? Flammarion, pp; 88-93.