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3 octobre 2016 1 03 /10 /octobre /2016 09:52

Un petit glossaire  redigé par Eric Blondel

 

DÉCADENCE

Ce mot, que Nietzsche utilise la plupart du temps en français dans son texte allemand, est emprunté à l'ouvrage de Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine (1883), en particulier au premier essai du recueil, sur Baudelaire. À cette notion d'abord historico-littéraire, qui signifie décomposition du style et désorganisation de l'organisme individuel et social, Nietzsche ajoute des nuances diverses. Le mot est à peu près synonyme chez lui de faiblesse ou de maladie. La décadence désigne l'incapacité à harmoniser, à synthétiser, à maîtriser les désordres, les excès et la violence des instincts : c'est l'opposé de la notion de grand style, capacité à ordonner phrases, mots et parties en un tout, à spiritualiser les instincts sans réprimer, sans « faire de la raison un tyran », capacité que Nietzsche appelle « l'assurance instinctive absolue ». Cette désorganisation morbide ou ce défaut de maîtrise spontanée et harmonieuse des « instincts » est une sorte de faiblesse, que l'on peut définir comme un manque de sûreté du corps et des instincts. C'est ce qui fait dire à Nietzsche que « le décadent en soi choisit toujours des remèdes qui lui font du tort »(Ecce homo). Employant un terme médical (psychiatrique) à la mode à son époque, Nietzsche parle aussi de « dégénérescence ». Il importe de souligner que la décadence est plutôt d'ordre psychique, un phénomène que nous appellerions « psychosomatique », et qu'en dépit de quelques provocations de Nietzsche, elle ne se réduit pas à un phénomène strictement biologique, Nietzsche refusant de séparer l'« âme » et le corps, et de distinguer dans l'étiologie des maladies les causes physiologiques et les causes psychologiques. C'est le psychologue Nietzsche (et non le physiologiste, qu'il n'est pas) qui parle de décadence.

 

ÊTRE ET DEVENIR

Nietzsche, dans la perspective de la mort de Dieu, récuse la distinction, d'origine essentiellement platonicienne, de l'être et du devenir. Cette distinction permet de penser la permanence et l'essence d'un objet ou d'un`corps quelconques, attachées à sa substance (ce qui demeure d'un sujet identique, par exemple une personne, qui reste la même tout le temps qu'elle vit), tout en conciliant cette permanence avec le changement, le devenir, la contingence, la « corruption ». Etre et devenir sont donc opposés par les Grecs comme repos et mouvement.

En se réclamant (peut-être abusivement) d'Héraclite, Nietzsche récuse toute idée d'être, de substance, tant de l'âme que du corps. L'esprit et les pulsions du corps sont continuellement en mouvement. Il n'y a pas d'être (c'est ce qu'il appelle « égypticisme »), tout devient, aussi bien dans l'esprit que dans le corps et la matière. A cette critique se joint celle de la distinction entre chose en soi et phénomène, opérée par Kant et reprise par Schopenhauer. Pour Kant, nous ne connaissons pas les choses telles qu'elles sont en soi, mais telles qu'elles nous sont données dans l'espace et dans le temps. Or, pour que quelque chose nous soit donné, nous apparaisse, se manifeste (du grec phainomenon : qui apparaît), il faut bien supposer (penser, sans pouvoir le connaître) l'existence de quelque chose qui apparaît. La chose en soi est à penser, mais est inconnaissable. Schopenhauer reprend cette dualité, d'abord en posant que la chose en soi est la volonté, et ensuite en disant que le phénomène, ce qui apparaît à notre esprit, est la seule manifestation de cette volonté : il oppose ainsi la représentation consciente à la chose en soi inconsciente. [...]

 

L'expression que Nietzsche utilise pour caractériser la vraie nature des choses est « innocence du devenir » (Unschuld des Werdens). Cette formule signifie que le devenir (l'histoire, la vie comme genèse et corruption, comme naissance et déclin) est dépourvu de toute finalité, de tout but qui lui donnerait un sens, une direction, une signification immanente ou transcendante : le sens de l'histoire, le progrès, l'ordre, la nécessité, le destin, la raison, l'Esprit (ainsi qu'on peut le voir chez Hegel, chez Marx, ou encore chez Platon et Aristote), mais aussi la décadence, la dégénérescence, la perte des traditions. Dans le mot Unschuld, il y a Schuld, qui signifie faute être, la nature, les choses et les sociétés ne sont pas « en faute », coupables de déchéance ou d'absence de sens (comme par exemple dans une philosophie de l'absurde, et déjà d'une certaine façon chez Schopenhauer). Mais Schuld signifie aussi dette la nature, l'être, l'histoire ne nous « doivent » rien, ne poursuivent pas une fin, ne vont pas dans une direction qui leur donneraient un

but et un sens (téléologie). Tel est le sens dernier de la célèbre doctrine, dont Nietzsche au demeurant ne dit rien dans le Crépuscule des idoles, de l'éternel retour de l'identique : rien n'est, tout devient, tout revient, éternellement, du pareil au même, sans qu'il y ait d'autre signification à cette répétition que le devenir lui-même, puisque la répétition signifie que les choses n'ont pour but qu'elles-mêmes. Ajoutons, pour finir, que le mot de « surhumain » désigne l'idée d'un être humain qui, au lieu de refuser le devenir, le chaos terrible et énigmatique, l'innocence du devenir, comme le fait le faible, serait, non pas au-dessus de l'humain, mais au-delà de l'humain..(la particule liber signifie dans Ubermensch non pas tant « sur », « au-dessus », que « de l'autre côté », « au-delà », en sorte que, si c'était possible, il faudrait traduire par « outrehumain », comme les Anglo-Saxons, qui traduisent, non par superman, mais par overman).

 

FAIBLESSE ET FORCE (Pour FAIBLESSE, voir aussi « DÉCADENCE »)

Faiblesse et force s'opposent comme maladie et santé, au sens psychophysiologique de ces mots. Mais il faut immédiatement préciser que, puisqu'il ne s'agit pas de phénomènes essentiellement séparés et physiquement mesurables, puisque la distinction corps-esprit est floue et la plupart du temps impossible, et surtout puisque Nietzsche n'oppose pas des entités et des contraires absolus, la santé n'est pas radicalement distincte de la maladie (comme le voudraient encore aujourd'hui beaucoup d'esprits racistes et simplificateurs qui distinguent les « races' saines » et les « races dégénérées », les « esprits sains » et les `3 « esprits morbides »). Donc, ion force et la faiblesse sont des états fluents et fragiles, la santé inclut la maladie comme ce qu'elle parvient à surmonter (de même que l'organisme sain est celui qui se défend par son système immunitaire et non celui qui ne contient pas de germes microbiens ou pathologiques). Force et faiblesse sont des aspects ou des états changeants, et éventuellement fragiles ou passagers, d'un organisme, d'un psychisme, d'un corps. Même si la formulation de Nietzsche est parfois équivoque, il n'a pas, d'une part, les forts et, autre part, les faibles, mais de la faiblesse dans chaque psychisme ou état somatique fort ou sain. Nietzschéen a appelé « grande santé » cette capacité à surmonter la faiblesse, la décadence et la maladie en soi, la force absolue étant un mythe. Il y a donc lieu de considérer force ou faiblesse, non comme des états, des natures fixes et certaines, mais comme des symptômes, des situations de rapports de forces où l'issue des conflits est toujours à interpréter. Telle est la tâche de la généalogie, comme sémiotique et symptomatologie.

 

GÉNÉALOGIE (appelée aussi PSYCHOLOGIE)

C'est l'analyse qui consiste à rapporter les représentations à certains états du corps comme à leur véritable origine, voire leur « origine honteuse » cachée. Elle se donne donc pour tâche d'interpréter des idéaux, non point comme des idées éternelles et des vérités fixes (ainsi que dans la théorie platonicienne des idées), mais comme des signes, des symptômes de certains états du corps, ou plus exactement de l'unité corps-esprit que Nietzschéen, dans Ainsi parlait Zarathoustra, appelle « grande raison ». Cependant, comme le corps, autrement dit les désirs, la volonté, la volonté de puissance sont cachés, ou plutôt ne sont pas de l'ordre de la représentation consciente, claire, simple et rationnelle, mais de nature sensible, affective, plurielle, équivoque et conflictuelle (c'est le corps symbolisé par Nietzsche par la métaphore de l'estomac et d'un organisme social), les idéaux ne sont que les signes et les symptômes de ce qui reste caché (comme, dans la généalogie, le père ou l'ancêtre est caché, invisible). Ainsi, plus tard, chez Freud, restent étroitement liés, dans le rêve, le sens manifeste et le sens latent, le conscient et l'inconscient. La généalogie est donc l'interprétation des signes de ce qui est caché, et non le dévoilement clairet distinct d'une vérité une et simple. Elle est donc déchiffrage d'énigmes, du « langage chiffré des affects », qui s'interprètent comme le texte est interprété par un philologue. Nietzsche utilise souvent cette comparaison avec le décodage d'un texte hiéroglyphique et il la complète avec les diverses images tirées du langage médical de son temps (auscultation, palpation, percussion, symptomatologie), en empruntant son vocabulaire et ses images (mais pas ses concepts) à cette partie de la science médicale qui en son temps s'appelait sémiotique non pas au sens linguistique ou littéraire, mais au sens de la science des signes (grec sémillon) des maladies.

 

IDIOSYNCRASIE

Mot très souvent utilisé par Nietzsche. D'origine médicale, il désignait, surtout à l'époque de Nietzsche, l'ensemble des traits de tempérament physique et psychologique qui définissent les réactions habituelles d'un être. Nietzsche l'utilise pour rassembler sous un même type (c'est ce qu'il appelle la « typologie ») les groupes sociaux qu'il dénomme les faibles ou les décadents.

 

MONDE VRAI

(Voir « ÊTRE et DEVENIR ») MORT DE DIEU (Nihilisme)

Très schématiquement, puisque Nietzsche n'en parle guère dans le Crépuscule des idoles, il faut insister sur quelques idées clefs. Cette expression ne signifie pas que, pour Nietzsche, Dieu n'existe pas. Ce n'est pas l'équivalent d'une déclaration personnelle d'athéisme. Sans doute, Nietzsche se dit-il athée, et désigne-t-il certains athées comme libres penseurs. Mais la question n'est pas là, dans une option personnelle. Selon Nietzsche, en effet, on peut être athée et libre penseur sans pour autant renoncer aux substituts de la foi en Dieu, à savoir les idéaux, les « idées modernes », les

« idoles », appelés l'« ombre de Dieu ». Celui qui a renoncé aussi aux substituts de Dieu que sont le Bien moral, la Vérité, le Progrès, la Science, l'égalitarisme, le socialisme, la Justice, la démocratie, est appelé par Nietzsche proprement « esprit libre ». Les synonymes de cette expression, dans le vocabulaire de Nietzsche, sont « immoraliste » ou plus généralement « nihiliste ». « Dieu », ce n'est donc pas seulement le Dieu chrétien, mais toutes les idoles. Et le nihilisme ne consiste pas à les nier, à les refuser, mais à constater qu'elles ne sont rien (latin nihil, néant), sur le modèle, alors sulfureux, des révolutionnaires et anarchistes russes. Mais puisque ce Dieu et ces idoles, ces idéaux sont le fondement ultime de toutes les valeurs les plus hautes de l'humanité, la mort de Dieu est annoncée par Nietzsche comme une catastrophe (cf. Le Gai savoir, § 125), puisque disparaissent toutes les certitudes essentielles qui constituent et soutiennent l'humanité de l'homme.

« Rien n'est vrai, tout est permis » (Généalogie de la morale, 3` traité, § 24), cela ne signifie pas qu'il faut croire et faire n'importe quoi, mais qu'il n'existe aucun fondement, aucune garantie que les vérités les plus certaines (par exemple scientifiques) sont vraies, ni que ce qui est unanimement tenu pour bien est bon (la morale universelle, la justice ou les droits de l'homme). Il n'y a donc plus aucune certitude, mais rien que des perspectives, des évaluations (« valeurs ») sans aucun fondement ultime dans l'Être absolu.

 

RESSENTIMENT

(Voir « DÉCADENCE » et « FAIBLESSE »)

C'est toujours le mot français qui est employé par Nietzschéen dans ses textes. Il apparaît dans la Généalogie de la morale (1887) et dans les écrits de 1888. Il désigne la rancune impuissante et recuite du faible envers la réalité, envers ce monde-ci, le monde sensible, le monde des affects, des passions, du corps, de la vie, donc du devenir et des contradictions et du tragique. Autrement dit, le ressentiment en veut au monde d'être ce qu'il est énigmatique, équivoque, contradictoire, « immoral », cruel. L'homme du ressentiment veut se venger par le discrédit et la calomnie d'un monde sensible dont il souffre parce qu'il ne parvient pas à s'y adapter, à le maîtriser (L'Antéchrist, § 15). Dans sa bouche, « le mot de monde est un terme d'injure » : ce monde est méchant, immoral. D'où la « rancune des impuissants », qui prend un tour moral par le renversement des valeurs par les esclaves. Ceux qui ne peuvent se rendre maîtres du monde, des choses et d'eux-mêmes ou de leurs passions (les « esclaves », au sens psychique, plutôt que social ou politique), se dressent contre le monde (c'est « l'insurrection des esclaves ») pour lui dire non par la calomnie de type moral : ce monde est condamnable, parce qu'il est pécheur (sous-entendu, parce qu'il me fait souffrir, moi le faible) (Généalogie de la morale, 1 er traité,§ 10).

 

 

VOLONTÉ DE PUISSANCE

Cette notion fait constamment l'objet de malentendus et, bien que Nietzschéen en parle très peu dans le Crépuscule des idoles, elle permet, une fois définie rigoureusement, de mieux comprendre le sens de la doctrine dans son ensemble. Sa portée est ontologique, c'est-à-dire qu'elle définit l'être des choses, et en particulier le principe du vivant et du psychisme. Malgré les rodomontades bellicistes et les opinions politiques personnelles de Nietzschéen, il faut abandonner complètement l'idée que cette locution est synonyme de volonté de domination, et que l'expression impliquerait l'idée d'une définition positive des forts, des hommes supérieurs. « Volonté de puissance » désigne le principe de tout ce qui est, de tout ce qui vit. Donc même les faibles ont une volonté de puissance. L'idée de Nietzschéen est que tout être vivant (de la cellule au corps individuel, d'un organe à un groupe social) veut, en d'autres termes, désire. Pour penser ce désir, Nietzschéen s'inspire de la volonté telle que l'a définie Schopenhauer (cf. Analyse et Index des noms propres), c'est-à-dire une force inconsciente, affective et non rationnelle, que l'on pourrait comparer à la libido freudienne. Vivre, c'est vouloir. Mais, toujours à l'instar de Schopenhauer, Nietzsche considère que, puisque ce vouloir est une force inconsciente, il échappe à la représentation : nous ne voulons pas ce que nous nous représentons, l'objet conscient de notre désir, nous voulons parce que nous sommes poussés par une force, ou plutôt des forces, multiples et contradictoires (les « instincts »),qui nous contraignent à désirer des fins conscientes, mais qui, une fois cette fin atteinte, continuent à nous pousser vers d'autres fins, en sorte que la volonté veut en nous aveuglément se satisfaire, que les Fins qu'elle nous fait viser ne sont au bout du compte que des leurres, des illusions décevantes, et que donc la volonté n'a pas elle-même de fin, est une force absurde qui est à elle-même sa propre fin. C'est le « vouloir-vivre » schopenhauérien.

Nietzsche précise, quant à lui, contre Schopenhauer cette fois, que la volonté qui veut en nous ne veut pas seulement se satisfaire (atteindre la satisfaction qui apaise le désir), ni non plus se conserver (comme dans les philosophies de l'amour de soi), ni même « persévérer dans son être » (c'est la définition du conatus, de l'effort pour exister, chez Spinoza), mais s'augmenter, « s'accroître ». Vouloir, ce n'est pas désirer un objet, tendre au résultat ou à la réalisation de l'action, mais vouloir s'augmenter soi-même, accroître sa force, ou, en termes spinozistes que Nietzsche approuverait, « passer d'une moindre à une plus grande puissance d'exister », ce qui définit l'« action », la « joie » au sens spinoziste, que Nietzsche nomme la « belle humeur ». C'est ce qui fait dire à Nietzsche, au début de la Préface du Crépuscule des idoles, que « Rien ne réussit lorsque fait défaut l'exubérance. Ce qui prouve la force, c'est le trop-plein de force ».

 

Rédigé par Eric Blondel in Crépuscule des idoles, Classiques Hatier

 

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2 octobre 2016 7 02 /10 /octobre /2016 10:49
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2 octobre 2016 7 02 /10 /octobre /2016 10:45

"L'épreuve de philosophie au bac me paraît aussi ressource. Non au nom d'une singularité française mais parce que apprendre à disserter, en envisageant le pour et le contre, forme à la citoyenneté" François Jullien

http://www.liberation.fr/debats/2016/09/30/francois-jullien-une-culture-n-a-pas-d-identite-car-elle-ne-cesse-de-se-transformer_1516219

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27 septembre 2016 2 27 /09 /septembre /2016 14:58
Mark Twain en  haut de l'échelle

Voici de larges extraits du texte de l'un de mes auteurs préférés..

Régalez -vous !

Mark Twain L’animal au bas de l’échelle (1897) (Contes humoristiques,Editions Mercure de France)

Mark Twain L’animal au bas de l’échelle (1897) ( Contes humoristiques,Editions Mercure de France)

Religion

« En août 1572 des événements semblables à ceux-ci se produisirent à Paris et dans les provinces françaises : il s’agissait alors d’un conflit entre chrétiens. Les catholiques, après s’être concertés, assaillirent par surprise les protestants sans défiance et sans armes, et les égorgèrent par milliers – quels que fussent leur âge et leur sexe. Ce fut la mémorable Saint-Barthélemy.

À Rome le pape et toute l’Eglise rendirent grâce à Dieu quand fut connue l’heureuse nouvelle.

Pendant plusieurs siècles des centaines d’hérétiques périrent sur le bûcher chaque année, parce que leur opinion déplaisait à l’église de Rome.

En tout temps l’occupation principale des sauvages de tous les pays a été d’égorger leurs frères et de réduire en esclavage leurs femmes et leurs enfants ».

(…)

Les femmes

« Nul peuple, ancien ou moderne, civilisé ou sauvage, n'a jamais admis que la femme fût l'égale de l'homme. J'ai étudié les divers traits et caractères naturels des soi-disant « animaux inférieurs » et les ai comparés à ceux de l'homme. Le résultat est humiliant pour moi : car je me vois contraint de renoncer à la théorie darwinienne de l'ascension de l'Homme à partir des animaux inférieurs ; il me semble maintenant évident que cette théorie doit céder la place à une autre forme de vérité, qui pourrait nommer la déchéance de l'homme à partir des animaux supérieurs. Tout au long des investigations qui devaient aboutir à cette conclusion déplaisante, je me suis gardé des hypothèses,conjectures et autres estimations hasardeuses ; j'ai constamment utilisé ce qu'il est convenu d'appeler une méthode scientifique. En d'autres termes, j'ai soumis tout postulat qui se présentait à moi à l'épreuve cruciale de l'expérimentation […]

Cupidité, vengeance

« Je n'ignorais pas que bon nombre de ceux qui ont amassé infiniment plus de millions qu'ils n'en pourraient jamais dépenser en désirent furieusement davantage, et n'hésitent pas à subtiliser la maigre pitance des ignorants et des faibles pour apaiser un moment leur féroce appétit. Je procurai à cent espèces différentes d'animaux sauvages ou domestiques l'occasion d'amasser d'énormes quantités de nourriture - aucun d'eux ne voulut en profiter. Les écureuils, les abeilles et certains oiseaux firent quelques réserves mais s'arrêtèrent dès qu'ils eurent mis de côté leur provision pour l'hiver, et nul argument, honnête ou spécieux, ne put les persuader de prendre le moindre supplément. Afin d'étayer sa réputation chancelante, la fourmi fit semblant d'accumuler des stocks démesurés, mais cela ne prit pas : je connais la fourmi. Toutes ces expériences me convainquirent que l'homme diffère des animaux supérieurs en ce qu'il est d'une avarice sordide, eux non.

Au fil de mes expériences je me persuadai aussi que l'homme est le seul entre tous les animaux qui enfouit au fond de soi les affronts et les outrages, les remâche, attend patiemment son heure, puis se venge. La vengeance, passion des hommes, est inconnue des animaux supérieurs. Les coqs ont un harem, mais comme leurs concubines sont consentantes, personne n'est lésé. Les hommes aussi ont des harems, mais ils se les constituent par la force brutale, et sous le couvert de lois atroces, instituées par eux seuls, sans que la femme ait aucunement droit à la parole. Là encore l'homme est bien moins haut perché que le coq, sur l'échelle des valeurs animales.

(Un descendant dévalué du chat)

Les chats ont des moeurs dissolues, mais ils n'en ont point conscience. L'homme est le descendant dévalué du chat; il en a gardé l'inconduite, mais laissé en route l'inconscience - cette grâce sanctifiante qui absout le chat. Le chat est innocent, non l’homme.

(…)

De tous les animaux l’homme est le seul qui soit cruel. Le seul qui fasse souffrir son prochain par plaisir. Les animaux supérieurs ignorent pareille cruauté. Le chat joue avec la souris terrorisée ; mais on ne saurait lui en vouloir, car il ne sait pas que la souris souffre. Le chat fait preuve d’une modération qui n’est pas humaine : quand il en a assez de jouer avec la souris il en fait un rapide repas, il met fin à son tourment. L'homme est l’animal cruel. Le seul à détenir ce privilège.

(…)

(Un animal religieux)

L'homme est l’animal religieux. Le seul. Et le seul qui détienne la Vraie Religion – il y en a un certain nombre. Il est le seul animal qui aime son prochain comme lui-même et lui coupe la gorge si sa théologie n’est pas dans la ligne. Il a transformé le globe terrestre en cimetière à force de s’évertuer à aplanir pour ses frères la route du ciel et du bonheur éternel. Il s’y est employé sous les Césars, à l'époque de Mahomet, sous l’Inquisition, en France pendant quelques de siècle, en Angleterre au temps de Marie ; il n’a cessé d’y consacrer ses soins depuis que ses yeux se sont ouverts à la lumière, il s’en occupe aujourd’hui même en Crète ; il s’y appliquera demain, en quelque autre région de la planète. Les animaux supérieurs n’ont pas de religion. Et l'on nous dit qu'on les laissera à la porte, dans l’au-delà. Je me demande bien pourquoi. L’idée paraît saugrenue.

( L’animal doué de raison)

L’homme est l’animal doué de raison. C’est ce qu'on dit, mais c’est discutable. En fait mes expériences m’ont prouvé que l’homme est l’animal dénué de raison. Jetez un regard sur l’esquisse de son histoire que je vous ai proposée. Il me paraît évident qu’il est tout sauf un animal raisonnable. C’est un fou dangereux, avec un casier de criminel lourdement chargé.

Et j'estime que l’argument le plus convaincant contre « l’intelligence » de l’homme, c’est qu’avec un pareil dossier à son actif, il se proclame l’animal numéro un de toute la troupe – alors qu’il est bon dernier, si on le juge à son propre canon.

En vérité l’homme et d’une incurable stupidité. Il est incapable d’apprendre les choses simples que les autres animaux apprennent si aisément. Je me livre un jour à l’expérience que voici : en une heure je fis d’un chien et d’un chat une paire d’amis. Je les plaçai dans la même cage. J'y mis ensuite un lapin et en une heure encore j’appris à mes deux prisonniers à fraterniser avec lui. Dans les deux jours qui suivirent, je fus en mesure d’ajouter un renard, une oie , un écureuil et quelques colombes. Et un singe pour finir. Ils cohabitèrent en paix et se prirent même d’affection.

Dans une autre cage, j’enfermais un catholique irlandais de Tipperary et dès qu’il me parut un peu calmé, je lui adjoignis un presbytérien écossais d’Aberdeen. Puis un Turc de Constantinople, un chrétien orthodoxe de Crète ; un Arménien, un méthodiste des déserts de l’Arkansas ; un bouddhiste chinois, un brahmane de Bénarès. Et pour finir un colonel de l’Armée du Salut de Wapping. Quand je revins pour constater les résultats, tout allait au mieux dans la cage des animaux supérieurs, mais l’autre n’était qu’un cas informe de lambeaux ensanglantés, de turbans et de fez, de plaids, d’os et de chair – et tous mes spécimen avaient perdu la vie. Les animaux doués de raison, n’étant pas d’accord sur quelques petits points de théologie, avaient porté l’affaire devant une juridiction supérieure.

( Le sens moral)

On est bien forcé de mettre qu’en matière d’élévation morale, l’homme ne peut prétendre se hausser au niveau du plus vil des animaux. Une incapacité fondamentale lui interdit et lui interdira toujours – une tare congénitale, permanente, invétérée, inextirpable.

Cette tare, c’est le sens moral. L'homme est le seul animal qui le possède. C’est là que réside le secret de sa déchéance. Grâce à son sens moral l’homme est capable de faire le mal. Le sens moral n’a point autre office, ne saurait remplir d’autres fonctions, car c’est bien la seule à laquelle on le pouvait destiner. Sans lui l’homme serait inapte au mal, et du coup s’élèverait au rang des animaux supérieurs.

(..)

De quelque côté qu'on l’examine, l’homme nous apparaît comme une mécanique détraquée en permanence : une sorte de British Muséum d’infirmités et de déficiences. Il est continuellement en réparation. Une machine au fonctionnement aussi incertain ne trouverait aucun acquéreur. Autour de sa spécialité suprême – le sens moral – gravitent les infirmités mineures si nombreuses qu’on les pourrait dire innombrables.

Mark Twain

L’animal au bas de l'échelle

Mark Twain Contes humoristiques

Publié par Lhansen-Love à 06:27

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27 septembre 2016 2 27 /09 /septembre /2016 14:56
L'homme descendant dévalué du chat

Les chats ont des moeurs dissolues, mais ils n'en ont point conscience. L'homme est le descendant dévalué du chat; il en a gardé l'inconduite, mais laissé en route l'inconscience - cette grâce sanctifiante qui absout le chat. Le chat est innocent, non l’homme.

(…)


L'animal au bas de l'échelle Mark Twain

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27 septembre 2016 2 27 /09 /septembre /2016 14:53

Les chats ont des moeurs dissolues, mais ils n'en ont point conscience. L'homme est le descendant dévalué du chat; il en a gardé l'inconduite, mais laissé en route l'inconscience - cette grâce sanctifiante qui absout le chat. Le chat est innocent, non l’homme.

(…)

Mark Twain

L'animal au bas de l'échelle

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24 septembre 2016 6 24 /09 /septembre /2016 13:28

Pour continuer sur le thème de la pensée blanche..

 

"J’ai de mes ancêtres gaulois l'œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure.
Les Gaulois étaient les écorcheurs de bêtes, les brûleurs d'herbes les plus ineptes de leur temps.
D'eux, j'ai : l'idolâtrie et l'amour du sacrilège; - oh ! tous les vices, colère, luxure, - magnifique, la luxure; - surtout mensonge et paresse."
Arthur Rimbaud, "Mauvais sang" (in: Une saison en enfer).
Merci Jean-Claude Monod

 

gauloise comme Rimbaud, Simone Weil et Jankélévitch....

 

 

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24 septembre 2016 6 24 /09 /septembre /2016 11:52
Révolution

Simone Weil : “La vraie révolution consiste dans le retour à un ordre éternel momentanément perturbé”.

 

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24 septembre 2016 6 24 /09 /septembre /2016 11:49
Vivre sans philosophie?

« On peut, malgré tout, vivre sans le je-ne-sais-quoi, comme on peut vivre sans philosophie, sans musique, sans joie et sans amour. Mais pas si bien »

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24 septembre 2016 6 24 /09 /septembre /2016 11:33

Vous dites de façon très dure que notre société est à bout de souffle, vous parlez d’un «totalitarisme indolore et invisible», n’est-ce pas excessif ?

Je ne le pense pas. La révolution numérique s’accompagne d’une inflation normative et d’une perte de sens qui atteignent le champ juridique. Les normes se resserrent en un maillage de plus en plus dense, qui pourrait annoncer l’avènement de sociétés de la peur et du contrôle permanent. Tocqueville avait prophétisé la possibilité d’un despotisme «étendu» et «doux» en démocratie. Nous y sommes ! Une forme d’autant plus inquiétante qu’elle ne se présente pas comme un totalitarisme. On veille sur vous pour votre bien. Il existe désormais les moyens de surveiller en permanence chacun, en nous associant tous à cette surveillance permanente. D’une certaine manière, c’est un totalitarisme auquel chacun consent.

http://www.liberation.fr/debats/2016/09/23/mireille-delmas-marty-a-l-heure-de-la-mondialisation-nous-avons-besoin-d-un-droit-flou_1507774

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