Jean Baudrillard, sans vergogne, prémonitoire (?), enfonce le bouchon : à l'ère post-moderne « le corps est devenu le plus bel objet de consommation ». Qu’est-ce à décoder, Monsieur J.B. ? Sans Simulacres et simulation, risquons-nous.
Vous voulez être irrésistiblement beaux et belles ? Voici le nouvel impératif very catégorique pointé à votre actuel et futur beautiful body auquel vous devrez obéissance. Ce beau corps, il vous faudra : le muscler, le « stretcher », le « workouter », le gymnastiquer, l’antigymnastiquer, le danse-exerciser, le « jogger », l’« aérobiquer », le bronzer, le masser, le relaxer, le « yoger », le « régimer », l’« acuponcturer », l’« alicamenter », le « botoxer », j'en passe et des meilleurs ! – ( mes sincères et non contrites excuses aux immortels de l’Académie française pour ces anglo-néologismes qui sont aussi les vôtres…)
Peut-être du jamais vu dans l’histoire : les pensées, les croyances et les habitudes de nos contemporains sont traversées par une fièvre aiguë d'excellence corporelle. Le spectacle est babélien. Aujourd'hui, on rêve de beauté corporelle comme les personnages balzaciens rêvaient d'ascension sociale.
Avant
Au Moyen Âge, la « race » (sang bleu) était la condition sine qua non pour accéder à des fonctions élevées; au XVIIè siècle, sous l'influence de la pensée libérale, la notion de « qualité », et non plus celle de « naissance », prédominait; au XVIIIè ainsi qu'au XIXè siècle, le « mérite » représentait l'aune à partir duquel on jugeait de la valeur d'un individu; notre fin de XXè et début XXIè ne sont-il pas en train de faire de la beauté le critère des critères ? On le croirait.
Maintenant
«Si tous ceux qui ont subi une chirurgie esthétique devaient quitter Los Angeles, la ville se viderait. »
Michael Jackson.
Les kiosques « planétaires » de journaux et revues branchés regorgent de beautés spectaculaires qui témoignent de l'ampleur de l'emprise esthétique : omniprésence des top models à l’omniscience auto promotionnée des grandes marques de cosmétiques vendues corps et âmes à la juvénolâtrie via les crèmes anti-âge. Pourtant, cette théâtralité hypnotisante de ces corps magnifiés pose problème : ils sont « Trop beaux pour être vrais », « Trop photoshopés », « Trop chirurgicalement
hand made ».
Vous voulez un
scoop philosophique ? Nicole Kidman, Meg Ryan, Sharon Stone et… ( stop ! ) toutes les autres, ne sont pas des personnages du musée Grévin, mais, apparaissent, à défaut d’être vraisemblables, à tant et tant de frères humains, enviables et imitables. Seraient-ils… (je cherche les mots)… Serions-nous… tous… devenus des… obsédés de la beauté corporelle ? Comme une nouvelle griffe, disons une fashionable marque : des OBC ?
Qu'est-ce que l'obsession de la beauté corporelle (OBC) ?
Nous sommes en présence d’un syndrome OBC quand la personne : 1) consacre une proportion considérable de son temps, de son argent et de son énergie physique et mentale à la mise en valeur de son image corporelle, présente et future; 2) quand la beauté physique figure au sommet de sa hiérarchie de valeurs. 3) quand l'estime de soi et des autres - du partenaire aux amis - est liée à la qualité du look.
Sous l’angle individuel, l'OBC se manifeste avec plus d'acuité lorsque la beauté «arbitre» le choix du partenaire amoureux - on pense évidemment aux gens d'un certain âge qui se tournent vers des partenaires plus jeunes pour refaire leur vie et laisse derrière eux leur ancienne relation. L'OBC se présente sous la forme d'une idée fixe : la certitude de ne jamais correspondre à l'idéal corporel que l'on s'est fixé. Par exemple, on idéalisera certains traits physiques stéréotypés ou un poids homologué comme normal - si on est plus vieux, on cultivera la nostalgie du poids et de la silhouette d'un âge antérieur « Quand j'étais à mon meilleur ! ».
Comme le disait Judith Rapoport, cette psychiatre qui travaille depuis longtemps sur les troubles obsessionnels compulsifs (TOC), il s'agit de « la maladie du doute », celle dont on ne parle à personne et dont le rituel s'accomplit dans le secret (voir son livre Le garçon qui n'arrêtait pas de se laver, Éditions Odile Jacob, 1991). La description que nous faisait, féministement, feue Germaine Greer, l'illustre éloquemment : « Les femmes essayent toujours d'avoir les cheveux raides quand elles frisent, de les faire friser quand ils sont raides, de comprimer leurs seins quand ils sont gros et de les rembourrer quand ils sont petits, de se foncer les cheveux quand ils sont clairs et de les éclaircir quand ils sont foncés ». (La femme eunuque, Robert Laffont)
Du point de vue social, l'OBC prend des allures épidémiologiques, voire pandémiques, lorsque l'imaginaire social favorise unilatéralement les très belles personnes au détriment des gens d'apparence moyenne ou médiocre. Ce syndrome ne concerne pas exclusivement les « sans beauté » et les « moitiés de beauté », mais s'étend également à des sujets réputés pour leur apparence agréable.
Que leurs corps soient beaux ou laids, grands ou petits, minces ou gros, jeunes ou vieux, etc., ils ne l'aiment jamais. Ils ne craignent plus les affres de l'enfer, mais ils vivent dans l'angoisse d'avoir commis les péchés laïques qui consistent à être trop gros ou trop maigres, à outre manger ou ne jamais avoir faim. Le tout se résume en une formule : « J'en ai pas assez fait ! », « Je suis à 10 kilos du bonheur ! »
Poussée à sa limite, c'est l'anorexique (voir les sites promotionnels de cette maladie sur Internet, notamment le mouvement « Pro-Ana » ) et les borderline qui, si elles ne se font pas vomir après un repas d'oiseau, sont tordus par la culpabilité; il y a aussi les adeptes du culturisme, amateurs et professionnels, qui achètent des protéines, et autres suppléments alimentaires dopés, en quantité industrielle. Les contraires ne s'attirent pas tous, mais ils se ressemblent étrangement. Dans les deux cas, mais aussi à une échelle plus large encore, la volonté de sacrifices et de renoncements semble devenir le lot commun. Il s'agit donc d'un symptôme individuel et collectif qui dénote que, l'un et l'autre, ne sont plus en mesure de se consacrer aux idéaux qui ont fait la grandeur des civilisations tellement ils sont mobilisés par la quête du Graal esthético-corporel.
Ces quelques remarques suffisent pour constater à quel point l'obsession de la beauté corporelle est à la fois une philosophie, une morale, un style de vie, et même un certain type de relations sociales après avoir été une relation délétère à soi-même. Plus concrètement, elle se manifeste par la quête insatiable d'un corps utopique, la valorisation à tous crins de « la beauté pour la beauté », une sensibilité marquée pour tout ce qui met en évidence l'apparence physique de la personne, une hypersensibilité à la teneur calorique et énergétique des aliments, et dans certains cas, par un intérêt exacerbé pour la sexualité. Bref, une grande affaire d'image et de performance. Refrain connu...
À la fois idéal culturel et défi personnel, le beau corps figure à la une de nos consciences. Déjà un devoir, la beauté est en passe de devenir un droit, car lorsque le souhaitable devient possible (l’accessibilité de la chirurgie esthétique), il entre dans la catégorie du nécessaire. À chaque saison, la mode fournit une autre image de soi qui, jamais, ne satisfait l'obsédée corporelle (je l'écris au féminin, car ce sont les femmes qui forment le gros du contingent) de façon durable puisqu'elle doit sans cesse avoir recours à un autre artifice pour faire oublier l'image précédente. C'est une histoire sans fin.
L'obsession de la beauté corporelle est aussi un état de confusion quant à son identité et sa valeur physique - qui sont d’ailleurs étroitement imbriqués. Cette confusion s'exprime généralement sur un mode dépréciatif : le sentiment de n'être jamais assez beau si on se compare aux corps socialement valorisés. Seul le corps normé est devenu désirable. Ce qui donne lieu à des critiques corrosives de son image corporelle, à une dévalorisation permanente frisant le masochisme. Tant de dépréciations finissent par installer les gens dans un état de malaise existentiel permanent. L'habitude de la comparaison négative, à son détriment, devient le trait dominant de leur personnalité. Les obsédés corporels deviennent des individus qui vont jusqu'à la totale identification de soi à leur corps. Poussée à l'extrême, l'obsession de la beauté corporelle conduit au mépris de soi ou au narcissisme primaire. Ils font de leur corps une raison de vivre, car c'est pour et par lui qu'ils pensent être aimés.
Nous sommes visiblement dans un creux psycho-moral d’une époque où à la question : « Qui êtes-vous ? », nous risquons de répondre par tout autre chose que notre nom propre. En langue amérindienne, version Hollywood, cela pourrait ressembler à ceci : « Moi, je suis nez croche » ou « hanches trop larges » ou « petit tronc » ou «fesses cellulites » ou « bouche moche », etc. La vitesse à laquelle s'étend le phénomène, il y a tout lieu de craindre la pandémie… une autre ! Nous le disions, la fixation sociale sur l'apparence corporelle semble être devenue une des préoccupations fondamentales des gens qui nous entourent. Certes, chacun s'en occupe pour des raisons et des buts différents, mais tous semblent en faire grand cas.
La beauté physique : cognition, perception, manipulation
Plusieurs études sur l'image corporelle démontrent que la tendance à se voir plus gros ou plus petit tiendrait davantage de la cognition que de la perception. Les formes physiques culturellement valorisées jouent un rôle de premier plan dans l'édification mentale du soi corporel. Plus une société accorde de l'importance à l'image corporelle - c'est évidemment le cas de la nôtre - plus les individus se perçoivent de façon déformée, tout comme ils sentent croître en eux le devoir de conformité.
Quand tout se passe normalement, les individus acceptent stoïquement la transformation de leur image corporelle en vieillissant. Mais les choses tournent au vinaigre quand le milieu refuse ou sanctionne leur évolution physique normale et les invite à imiter les formes et l'apparence d'un autre groupe d'âge. L'introspection inquiète, cette « petite paranoïa » ordinaire, s'installe alors chez ces transfuges involontaires.
Dans un monde de hautes attentes esthétique réciproque comme le nôtre, les individus finissent par se demander, à chaque nouvelle rencontre, dans quelle mesure ils sont acceptés, appréciés, désirés. Aujourd'hui, on se sent « bien sa peau » dans la mesure où on s'approche, peu ou proue, de l'idéal corporel dominant. Dès lors, on ne doit pas s'étonner que des millions de gens deviennent dangereux pour eux-mêmes et les autres. Quand se produit une évolution dissymétrique entre les corps réels et les normes culturelles de beauté, les effets névrotiques de masse ne tardent pas à se faire sentir - car il n'est bénéfique pour aucun être humain de sans cesse anticiper le jugement des autres.
Sans entrer dans les détails et les chiffres aussi pléthoriques que probants, depuis vingt ans, on constate que l'écart entre la minceur squelettique des mannequins et le poids moyen de la population occidentale augmente de façon constante. Conséquences ? En langage houellebecquien : l’extension du domaine de l’image sociale déformante du corps produit une perception déformée et doloriste de soi. Je vous le disais, Procuste n'est pas mort !
He is alive and well ! Le moule du corps social, véritable camisole de force physique et mentale, est de plus en plus étroit et tyrannique.
Nos corps confisqués et réappropriés
Habeas corpus ! Rendez-moi mon corps ! Tel devrait être l'unanime clameur devant l'étendue de la prise en charge de nos corps depuis au moins deux décennies. Le constat s'impose : nos corps ne nous appartiennent plus. Lorsque les vedettes de revues, du cinéma et de la télévision établissent la norme; quand les gens s'en remettent aux spécialistes de la gestion du corps parce qu'ils parlent « au nom de la science »; quand manger n'est plus associé au plaisir mais à la beauté/santé; quand le sport n'est plus récréation mais mise en condition esthétique, voire mise en troupeau, c'est que nous en avons bel et bien perdu le contrôle.
Après ces considérations, certains plisseront le nez : déjà qu'on ne choisit pas la forme de son corps, les choses se gâtent franchement si la société s'arroge le pouvoir tatillon de décréter ce que nous devons en faire et en montrer.
Voilà pourquoi nous avons tous intérêt à prendre acte de cette entreprise de désappropriation de nous-mêmes à laquelle semble s'être vouée nos sociétés éprises d'un modèle de beauté corporelle hors de portée. Décidément, ce corps du début XXIè n'en finit pas nous étonner par son conformisme millénaire.
D'aucuns se demanderont : qu'est-ce cela peut changer de le savoir, d’autant que nous n’y pouvons rien ? À cela, je répondrais : beaucoup de choses. En commençant par une réconciliation et une acceptation de soi reposant sur la connaissance des mécanismes sociaux délirants qui nous éloignent toujours un peu plus de ce que nous n'avons jamais cessé d'être. Mais aussi d’autre chose, sans doute plus important. Le rappel d’un principe éthique cardinal que les nihilistes et les cyniques trouvent éculé : chaque être vivant (sic) est unique, irremplaçable, aimable, aimant, donc important, essentiel, nécessaire, quelle que soit son apparence, à ses yeux ainsi qu’à ceux de qui le regarde. Parce que le paraître et l’être coïncident rarement. Exceptionnellement pour le meilleur (profitons-en), plus souvent pour le pire (prémunissons-nous).
Pour en finir avec Faust et Procuste
Nous ouvrions ce texte avec deux récits : celui du pathétique docteur Faust qui vendit son âme au diable en espérant un impossible et pitoyable retour de jeunesse, et celui de l’antique mythe de Procuste, cet impitoyable sécateur d’humains voyageurs. Ces deux histoires, encore, hélas, nous cherchent noise.
Elles nous posent, en aparté, une question essentielle : combien de temps durera le refus de notre corps ? Pour y répondre, aidons-nous des philosophes stoïciens qui prenaient bien soin de distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Une de leurs plus belles formules dit : « Ce sur quoi nous n'avons pas de pouvoir ne devrait pas en avoir sur nous ». Lumineux !
Terminons ce texte dans la paix humainement accessible de cette sagesse grecque. Connaissez-vous la ruse d’Ulysse ? Elle nous est relatée dans le récit du poète Homère, de loin plus instructif que les deux précédents. La voici : pour corriger la faiblesse de sa volonté et les débordements délétères de ses fantasmes, Ulysse se fit attacher au mât du bateau, question de ne pas succomber au chant irrésistible et létal des sirènes.