« Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux États-Unis, ont attiré mon attention, aucun n’a plus vivement frappé mes regards que l’égalité des conditions » : ainsi s’ouvre le premier tome de l’ouvrage de Tocqueville.
S’il y a des riches et des pauvres aux États-Unis, des classes et des races (voir le chapitre X, tome I : « Les trois races aux États-Unis »), néanmoins l’organisation de cette société la rapproche, jusqu’à un certain point, de l’idéal démocratique partagé par tous les peuples modernes. Non seulement, en effet, dans une démocratie, « tous les hommes concourent au gouvernement » car chacun « a un droit égal d’y concourir », mais les conditions sont aussi semblables qu’elles peuvent l’être car personne n’est prisonnier de sa condition : le serviteur peut devenir le maître, parce que le serviteur n’est pas fondamentalement différent du maître. En d’autres termes, les hiérarchies sociales sont devenues instables. Dans la société d’Ancien régime, les distinctions et les dignités étaient héréditaires et fixées, car elles correspondaient à des fonctions réservées (l’Armée, la Robe, par exemple). Dans cette société d’« ordre », chaque groupe obéissait à une loi particulière qui lui était propre. Au contraire, la société démocratique est une société sans « ordre ». La fortune circule avec une incroyable rapidité, les stratifications sociales ont des frontières floues : si certains individus se distinguent, et peuvent même connaître une ascension fulgurante, ils ne transmettent pas invariablement leur pouvoir et leur fortune à leurs enfants. La société démocratique est une société dans laquelle la supériorité se conquiert et ne se transmet pas systématiquement. Elle peut se perdre très rapidement : « Chez les peuples aristocratiques, les familles restent pendant des siècles dans le même état, et souvent dans le même lieu […] Chez les peuples démocratiques, de nouvelles familles sortent sans cesse du néant, d’autres y retombent sans cesse, et toutes celles qui demeurent changent de face ; la trame des temps se rompt à tout moment, et le vestige des générations s’efface » (Op. cit., Tome II, pp. 144-145).
En un mot, la société démocratique est une société fluide, dont les individus sont tous également souverains – gouvernants en puissance, alternativement gouvernants et gouvernés théoriquement – tous également libres, et tous foncièrement semblables. Telle est la philosophie des américains qu’a connus Tocqueville, telle est la manière dont ils se représentent eux-mêmes, conformément à l’idéal qu’ils affichent : « Nul ne différant alors de ses semblables, personne ne pourra exercer un pouvoir tyrannique ; les hommes seront parfaitement libres, parce qu’ils seront tous entièrement égaux ; et ils seront tous parfaitement égaux parce qu’ils seront entièrement libres. C’est vers cet idéal que tendent les peuples démocratiques » (Ibid., p.137). Il est clair que Tocqueville décrit ici non pas un état réel, mais la perception que les hommes ont ou, plus exactement, voudraient avoir de cet état. Si la réalité est extrêmement éloignée de cet idéal, c’est pour plusieurs raisons qui ne sont pas seulement historiques ou accidentelles, comme on voudrait le croire.
Tocqueville l’explique en effet : non seulement l’égalité rencontre certaines limites de fait (« Un peuple a beau faire des efforts, il ne parviendra pas à rendre les conditions parfaitement égales dans son sein ; et s’il avait le malheur d’arriver à ce nivellement absolu, il resterait encore l’inégalité des intelligences qui, venant directement de Dieu, échappera toujours aux lois », Ibid., p. 193), mais le mouvement même de la démocratie reconstitue les inégalités qu’elle abolit par ailleurs. Elle les reconstitue, mais sous d’autres formes. Ainsi, plus la démocratie s’étend plus l’« industrie devient aristocratique » et plus la classe ouvrière devient aliénée : « À mesure que le principe de la division du travail reçoit une application plus complète, l’ouvrier devient plus faible, plus borné plus dépendant » (Ibid., p. 222). Pendant que l’ouvrier, comme le soulignera Marx à son tour, est de plus en plus dépossédé de la signification de ce qu’il fait, le maître est obligé de « promener chaque jour ses regards sur un plus vaste ensemble, et son esprit s’étend en proportion que celui de l’autre se resserre » (Ibid., p. 223). L’écart entre les élites et les travailleurs non qualifiés ne peut que s’étendre continuellement : « l’inégalité augmente dans la petite société [le monde industriel] , écrit Tocqueville, en proportion qu’elle décroît dans la grande [pour la masse de la nation] » (Ibid., p. 224). Aujourd’hui les inégalités croissantes nées du monde de l’entreprise cf les salaires des grands patrons),en contradiction totale avec les exigences d’égalité qui sont naturellement les nôtres à l’échelle de la société, semblent donner raison à Tocqueville.
Mais ces nouvelles formes d’inégalité sont-elles moins blessantes (dans la mesure où elles ne sont plus considérées comme une fatalité), plus tolérables (dans la mesure où elles sont aléatoires) ? Il n’est pas du tout sûr que l’égalisation théorique des conditions, qui est propre à la démocratie, nous apporte une satisfaction, un contentement ou une consolation quelconque. C’est même exactement l’inverse qui tend à se vérifier : sachant que nous avons le droit d’aspirer à une condition meilleure, que la volonté d’égalité est légitime, qu’elle nous est promise par la loi, nous sommes d’autant plus indignés par l’inégalité persistante. « Quelque démocratique que soit l’état social et la constitution politique d’un peuple, on peut donc compter que chacun de ses citoyens apercevra toujours près de soi plusieurs points qui le dominent, et l’on peut prévoir qu’il tournera obstinément ses regards de ce seul côté. Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil ; quand tout est à peu près de niveau, les moindres inégalités blessent. C’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande » (Ibid., p. 193).
Tocqueville a vu dans cette passion de l’égalité, lorsqu’elle tourne spontanément à la haine de toute différenciation et de tout talent, un risque majeur des temps modernes.
Les démocraties sont porteuses de leur négation virtuelle, elles peuvent appeler ce que Tocqueville nomme un « despotisme nouveau », paternaliste, plus ou moins bienveillant. Dans les faits, le xxe siècle a nommé « totalitarisme » ces régimes nullement bienveillants qui ont prétendu rendre tous les sujets égaux devant un nouveau dieu nommé État (État total, bureaucratique et tentaculaire). Tocqueville avait bien vu que le totalitarisme est un produit monstrueux et logique d’une certaine passion de l’égalité, d’un amour de l’indifférenciation de mauvais aloi. Tocqueville nous met vigoureusement en garde.Nous devons admettre que ce n’est pas seulement l’égalité de fait qui rencontre des limites : de telles limites, conjoncturelles, provisoires, pourraient être repoussées. C’est l’exigence d’égalité totale, absolue, qui, selon Tocqueville, est problématique.
Si les États-Unis d’Amérique montrent le visage d’une société encore inégalitaire (voire raciste), cela ne tient pas, ou pas seulement, à la particularité de ce peuple : le rétablissement de certaines inégalités répond à une logique qui vaut pour toutes les démocraties. La question reste de trouver comment limiter ou atténuer une telle dérive, inhérente à la démocratie selon Tocqueville.