Pour en finir avec le relativisme
Introduction
Le Bien et le Mal sont en français des « antonymes » c’est-à-dire des termes dont le sens est « contraire ». L’adjectif « contraire » signifie « qui s’oppose à », c’est-à-dire qui est l’envers, ou l’inverse, comme le chaud est l’envers du froid, ou encore le haut et bas, le doux et l’amer, le sucré et le salé …Ne confondons pas « contraire » et « antagoniste ». (Pour reprendre la distinction opérée par Hegel, 1770-1831 (dans la Science de la Logique) le haut est le contraire du bas (le haut est le non-bas, son contraire) alors que…. la vie et la mort sont dans un rapport antagoniste, ce qui implique leur incompatibilité : la présence de l’un implique l’absence de l’autre (Hiver et l’été? Vrai ou faux? ).
En revanche, l’« opposition » entre deux termes « contraires », ne signifie donc pas que les réalités (ou les sentiments) correspondants s’excluent l’un l’autre, ni qu’ils ne puissent en aucune manière coexister. Ainsi par exemple le « bon » peut être également et en même temps « mauvais », quoique d’un autre point de vue : un arbre sain peut donner de mauvais fruits[1], de même qu’un homme bon peut commettre un délit, ou même un crime, par exemple dans une crise de folie… Le bon et le mauvais, dans la vie réelle, sont souvent entremêlés. De ce simple constat, Leibniz fit un argument en faveur de Dieu (« le mal, est un ingrédient du bien ») : une pointe de piment peut relever un plat délicat, une note dissonante peut souligner une jolie mélodie. Un peu de « mal » (ou de laideur) concourt à l’harmonie du tout - tout artiste sait cela. D’où une première question:
Le Bien est-il vraiment le négatif du Mal?
Mais avant même d’en arriver là : Bien et Mal sont-ils des réalités, des « entités » - si l’on préfère - étrangères l’une à l’autre, et contraires, ou encore incompatibles, comme on le pense habituellement? Ne seraient-ils pas plutôt relatifs l’un à l’autre, tout en étant également dépendants du jugement de ce qui les conçoit ? Quelque chose peut être bon et mauvais en même temps (une friandise). Le plaisir peut être associé à la douleur (Platon a montré cela : le plus grand plaisir, « c’est de se gratter quand on a la gale » ). En d’autres termes, ces notions de « Bien » et de « Mal », ou de bon et de mauvais, sont-ils autre chose que de simples étiquettes qui rassemblent des données disparates ? Le Mal réunit des « choses » parfaitement hétérogènes : quel rapport y a-t-il entre un assassinat et une rage de dents ? Le Bien : quel rapport entre une mousse au chocolat et un homme bon, c’est-à-dire dire débordant d’amour ?
Pourquoi énoncer de telles évidences? Parce que, pris au pied de la lettre, le récit de la Genèse semble à première vue indiquer que le Bien et le Mal sont des « réalités » « des choses en soi » et que, à ce titre, ils sont à la fois rigoureusement séparées et parfaitement antagonistes[2].
Mais pourquoi faudrait-il nécessairement voir les choses ainsi ? Descartes écrit que le Créateur aurait pu faire que deux et deux fassent cinq : Dieu n’est-il tout puissant, n’est-il pas l’auteur des « Vérités Eternelles » ? Ne pouvait-il faire que la vie n’impliquât pas la mort ni la lumière l’obscurité ? Ou encore qu’il n’y ait pas d’hommes méchants ? Que seul le Bien existe et pas le mal?
Les théologiens répondent à cela que Dieu a donné la liberté à l’homme : celui-ci est libre de croire ou de ne pas croire, et de s’orienter vers le bien ou vers le mal. Au choix. Ce n’est pas Dieu qui a créé le mal, mais le mauvais usage que l’homme fait de sa liberté qui est l’origine du mal. Pour Thomas d’Aquin (1225-1274), par exemple, comme pour Leibniz(1646-1716), Dieu permet le Mal, en tant que corrélat du Bien, mais il ne veut évidemment pas le mal en tant que tel. En d’autres termes, le Mal n’est pas un être réel, mais seulement le contraire du Bien – son absence. C’est ainsi que Thomas d’Aquin dans la Somme théologique (1266-1274), procédait pour exonérer Dieu de toute responsabilité dans la destinée d’une créature qu’il a pourtant conçue à son image. Dieu est innocent.
Mon propos sera le suivant : le Bien et le Mal ne sont pas symétriques. Par conséquent on peut parfaitement admettre l’existence du mal, et aussi le condamner, tout en reconnaissant l’impossibilité de définir le Bien.
Comment est-ce possible?
L’hypothèse relativiste
Il peut sembler étrange de prétendre « connaître » le mal tout en avouant ignorer ce qu’est le « bon »! Et encore plus le Bien !C’est pourtant ce qu’affirme Pascal dans un fragment de ses Pensées[3]. En guise d’argumentation, il se contente de fournir une liste de qualités ou d’actions « bonnes » ou supposées telles – mais c’est pour souligner aussitôt que la « bonté » en question en est aisément contestable : « On dira qu’il est vrai que l’homicide est mauvais ; oui, car nous connaissons bien le mal et le faux. Mais que dira-t-on qui soit bon ? La chasteté ? Je dis que non, car le monde finirait. Le mariage ? Non : la continence vaut mieux. De ne point tuer ? Non, car les désordres seraient horribles, et les méchants tueraient tous les bons. De tuer ? Non, car cela détruit la nature. Nous n’avons ni vrai ni bien qu’en partie, et mêlé de mal et de faux »[4].
Il faut préciser que ce fragment appelle, comme c’est souvent le cas chez Pascal, une lecture teintée d’ironie : le philosophe prend acte du fait que chaque chose est « vraie en partie, fausse en partie ». Mais, en même temps, en tant que croyant, Pascal ne saurait tomber dans le relativisme.
Relativisme: le fait de considérer que les valeurs diffèrent selon les personnes, ou selon les communautés, et qu’il est vain de tenter de s’accorder (« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà…». « Ce qui est mal pour vous est bien pour moi et vice versa »). Bien sûr, quand on croit en Dieu on rejette tout relativisme.
Mais les athées ou les agnostiques peuvent-ils davantage s’accommoder du relativisme ? Devons-nous abdiquer devant les « pyrrhoniens » (les sceptiques). - ce que fait semblant de faire Pascal - et leur concéder qu’il nous est impossible de désigner avec assurance ce qui est bien (pour tous) et ce qui est mal (pour tous) ?
Mais pourrions-nous survivre longtemps dans un monde amoral ? Dans un tel monde, tout deviendrait-il permis, selon le fameux mot de Dostoïevski[5] ? Les « méchants » tueront-ils tous les « bons » comme le craint Pascal ? Mais, au fait, que peuvent encore signifier les mots « bon » et « méchant » dans un tel contexte : comment pourrait-il y avoir encore des bons et des méchants s’il n’y a plus ni Bien ni Mal ?
Seconde piste : La morale comme règlement intérieur (ou code de la route?)
Que l’on croit en Dieu ou pas ne change rien au fait qu’il nous faut cohabiter avec nos semblables ; qu’on le veuille ou non, nous sommes obligés de nous plier à un certain nombre de règles. Quant à savoir si ce type de contraintes nous impose de nous accorder avec nos compatriotes sur ce que sont « les choses bonnes », « bonnes en soi », « bonnes dans l’absolu », c’est-dire objectivement désirables, c’est une autre affaire.
Dans certaines écoles primaires en France, aujourd’hui, les professeurs des écoles ne distribuent plus des « bons » et des « mauvais » points : les instituteurs donnent des « feux verts » (ou rouges) et des stops. Le message d’un tel choix pédagogique est clair : le bien et le mal n’ont pas leur place dans l’école laïque, les règles de la coexistence doivent s’y donner pour ce qu’elles sont, à savoir de simples conventions, au même titre par exemple que le règlement intérieur d’un établissement ou, les règles du jeu de Monopoly ! La morale ainsi relativisée ne serait qu’une sorte de codification des règles du bien-vivre : peu importe au fond que l’on roule à gauche ou à droite pourvu que l’on s’entende sur un minimum de conventions adoptées par tous ceux qui veulent co-exister sans s’entre-tuer. « Il n’y a pas de liberté sans loi ni où quelqu’un est au-dessus des lois » dit Rousseau [6] : la « morale » ne serait qu’une sorte de code que l’on adopterait sans adhérer pour autant à telle ou telle conception précise de l’éthique - du Bien. D’ailleurs le terme même de « morale » est aujourd’hui très déconsidéré : « arrêtez de faire la morale! », « la politique se moque de la morale » « Les Etats n’ont pas d’amis, ils sont que des intérêts », « les écologistes sont des ayatollahs » etc.. etc.. De ce point de vue, l’idéal désormais serait un monde ayant renoncé à toute cette hypocrisie - un monde neutre.
Troisième option : pas de morale du tout
Kant relève[7] à propos de la guerre et de la paix que « même un de peuple de démons (pourvu qu’il soit doué d’intelligence) »[8] finira bien par comprendre la nécessité d’adopter des règles communes, ds règles de droit, internationales en l’occurrence, et de s’y soumettre bon gré mal gré, s’il veut éviter, à terme, de disparaître. C’est sur cette idée qu’a reposé jusqu’ici le principe de la dissuasion nucléaire. Aucune morale n’est nécessaire, le simple instinct de survie suffit.
Suivant ce raisonnement, n’importe quel groupe de citoyens pourrait décider de s’entendre sur un certain nombre de règles propres à assurer la vie en commun, tout en s’abstenant de prendre position sur la question de la source originelle de toutes les normes morales (le « Bien en soi », le « Bien suprême »). Peu importe quelles règles on adopte, pourvu qu’il y ait des règles. Si certains décident d’être cannibales ou de se nourrir de plaques de protéines à bases de cadavres (cf le film Soleil vert) : pourquoi pas? Ou de faire du compost avec des restes humains comme aujourd’hui en Californie (« La Californie légalise le compostage humain après la mort : «Une façon de redonner à la Terre» « Plus écologique que la crémation et l’enterrement, le compostage humain consiste à transformer le cadavre en terre. La méthode peut sembler révolutionnaire, mais elle ne diffère pas tellement de l’idée de « retour au sol » prônée par de nombreuses cultures », Le Parisien, octobre 2022): qui les en empêchera?
Les aztèques (14-16 siècle) pratiquaient le sacrifice humain à une grande échelle, notamment l’extraction du coeur sur une victime encore vivante, les femmes veuves en Inde montaient sur le bûcher avec leur époux, les Talibans interdisent aux filles d’aller à l’école etc.. : chacun fait comme il veut, pourvu que cela « fonctionne » ? (Et pourquoi s’interdire l’inceste par exemple dès lors que l’on procède entre adultes consentants et avec contraception?)
Mais je reviens une seconde sur le problème laissé en suspens par Pascal. Le bien et le mal sont-ils vraiment interchangeables? N’y a-t-il pas, envers et contre tout, « quelque chose » qui serait « le bon » (ou le bien), c’est-à-dire ce vers quoi convergeraient toutes les actions belles et bonnes, tous les comportements dignes d’éloge ?
Le débat Platon/ Aristote
La morale fut longtemps un terrain d’affrontement entre les partisans du « Bien en soi » (d’une hiérarchie de normes déduites d’une connaissance de l’Être ou de la Vérité) et leurs contradicteurs, généralement plus pragmatiques et surtout plus tolérants. La première et la plus célèbre de ces disputes opposa Aristote à Platon. Platon avait estimé que toutes les valeurs fondamentales tiraient leur origine de ce qu’il appelait le « Bien », sorte de Soleil intelligible dont les principaux rayons se déployaient dans les trois dimensions du Vrai, du Beau et du Bon.
L’éducation des futurs philosophes-rois dans la République idéale serait donc orientée tout entière par cette finalité – observer le Bien, se calquer sur le Bien – dans le but d’en tirer les principes de la Cité Juste.
Socrate l’irrévérencieux n’aurait pas été le bienvenu dans la République de Platon, Aristote pas davantage, lui qui affirma « préférer la vérité à l’amitié »[9]. Anticipant une vision ouverte et pluraliste, autrement dit laïque, de l’éthique, Aristote découvrit dès cette époque que certains impératifs moraux peuvent s’opposer, et même se contredire, ce que la conception autoritaire et dogmatique de Platon ne prévoit pas[10].
Le Bien : une fiction superflue
Dans la première partie de l’Ethique à Nicomaque qui s’intitule « Le Bien humain suprême », Aristote met littéralement en pièce les présupposés sur lesquels repose la conception idéaliste et absolutiste de Platon. Cette déconstruction d’une éthique dogmatique annonce celles - plus pragmatiques - qu’adopteront après Aristote nombre de philosophes, même croyants, comme on le verra. En ce qui concerne Aristote, il commence par aborder la question dans des termes qui sont ceux du sens commun : « Existe-t-il, se demande-t-il, un Bien qui pourrait être placé au sommet de tout ce que les hommes poursuivent » ? La réponse ne fait aucun doute : pour la très grande majorité des personnes interrogées, ce sera le bonheur ! Mais demandons-leur ce qu’ils entendent par-là, poursuit Aristote : ils diront aussitôt qu’ils ne savent pas. Aveu qui ne les empêchera pas d’être « stupéfaits » si on leur signifie qu’il pourrait exister aussi « quelque chose de grand », et « qui les dépasse » et que ce n’est pas le bonheur[11] ! Une fois donc passées en revue, puis écartées, les opinions communes concernant ce « Bien Suprême » que tous croient rechercher mais sans s’entendre le moins du monde sur son contenu (est-ce l’amour, le plaisir, l’intelligence, la contemplation, etc. ?), Aristote avance un argument simple pour en finir une fois pour toutes avec cette idée de Bien : « Le bien s’entend en autant de façons de façon que d’êtres », écrit-il. Il y a une multiplicité de « biens » – tels par exemple que la santé, l’honneur, la puissance, la vertu ou la sagacité – et, selon les prédilections des uns et des autres, différentes éthiques entreront donc inévitablement en concurrence.
Pourquoi l’idée de bien est inutile et même dangereuse
L’idée de Bien suprême, ou de Souverain Bien, est non seulement vaine (le tisserand et le charpentier n’ont que faire du « Bien en soi » quand ils sont soucieux d’accomplir au mieux leurs ouvrages) dit Aristote : elle est trompeuse. Et ceci pour deux raisons : d’une part, il n’existe pas un bien qui serait supérieur à tous les autres, et par rapport auquel ces derniers serait subordonnés. D’autre part, il n’est pas du tout évident qu’on puisse hiérarchiser l’ensemble des valeurs en les distribuant selon une seule échelle commune. Le beau, par exemple, n’est pas forcément bon, et le vrai n’est pas toujours plaisant etc. Bref, il faut en finir avec tout projet d’unification des valeurs. Contestable d’un point de vue théorique, l’idée de Bien est en outre pernicieuse comme le sont toutes les représentations du réel dont l’objectif inavoué est en définitive d’en escamoter l’irréductible et définitive complexité.
Les philosophes aujourd’hui évitent l’écueil de ce type de conceptions absolutistes du bien et du mal. Descartes par exemple, qui s’est contenté d’adopter « par provision » une morale prudente[12], qu’il s’est bien gardé de déduire d’une quelconque vision théologique ou métaphysique du Bien et du Mal.
Il en va de même, mais de façon plus nette encore, pour Spinoza qui, (dans l’Appendice de l’Ethique, I), radicalise l’entreprise de démolition de toute idée de morale « transcendante »– c’est-à-dire procédant d’une source supposée transcendante. – telle qu’elle fut discutée par Aristote dans l’Ethique à Nicomaque.
L’illusion finaliste
Le bien et le mal ne sont pas des réalités, mais des jugements témoignant avant tout du ressenti de ceux qui les formulent. S’imaginer qu’ils désignent des « choses en soi » ou encore des valeurs existant indépendamment de ceux qui s’en réclament est puéril. Le bien et le mal ne sont que des mots, c’est-à-dire des étiquettes qui permettent de regrouper dans une même catégorie des éléments n’ayant rien à voir entre eux :
« Après s’être persuadé que tout ce qui arrive arrive pour eux, les hommes ont dû juger que, dans chaque chose, le principal est ce qui leur est le plus utile, et estimer les plus excellentes toutes celles dont ils étaient le plus heureusement affectés. (…) Tout ce qui contribue à la santé et au culte de Dieu, les hommes l’ont appelé Bien ; ce qui leur est contraire ils l’ont appelé Mal. (…)
Et ils disent que Dieu a créé toutes choses avec ordre ; ainsi sans le savoir, attribuent-ils à Dieu une imagination, ou alors veulent-ils que Dieu, plein de prévoyance à l’égard de l’imagination humaine, ait disposé toutes choses de façon que les hommes pussent les imaginer le plus facilement possible ? ».
Pour Spinoza, il n’y a pas de Dieu, c’est-à-dire, plus précisément, pas un principe spirituel extérieur (« transcendant »), et qui aurait créé le réel pour une raison qui reste énigmatique.
Ceci étant posé, et une fois admis que le Dieu véritable n’est autre que la Nature (pour l’auteur de l’Ethique, 1677), il s’ensuit qu’il n’y a ni Bien, ni Mal, ni Ordre ni Désordre, pas non plus de Beauté, de Laideur, de Faute ou de Mérite, etc. Plus exactement, ces mots existent bel et bien, et ils ont un sens, mais, une fois retirées leurs majuscules, ils ne recouvrent rien d’autre que des appréciations laudatives (ou dépréciatives) toujours relatives au jugement plus ou moins farfelu de ceux qui les prononcent : « Bien loin de désirer les choses parce qu’elles sont bonnes, nous ne les jugeons bonnes que parce que nous les désirons ! » [13] écrit-il.
Spinoza dénonce ce qu’il nomme l’illusion finaliste - (« Ils disent que Dieu a fait toute chose en vue de l’homme, mais il a fait l’homme pour en recevoir un culte. »[14] ). Pour avoir qualifiées celles-ci d’imaginaires ou de fictives les catégories de Bien et de Mal, et donc l’idée d’un créateur bon et tout puissant, le philosophe fut excommunié[15] et rejeté par sa communauté en Hollande. Les thèses de l’Ethique (posthume, 1677), dont une première version a sans doute circulé clandestinement, furent jugées à la fois « immoralistes » et « blasphématrices ». ( Il est clair qu’elles l’étaient en effet – du point de vue de l’orthodoxie religieuse).
Vers une morale dans les limites de la simple raison…
Ce que Kant a démontré à la suite de Spinoza, (dans sa seconde critique[16]), c’est tout d’abord qu’aucune morale ne saurait être déduite d’un « savoir » (métaphysique ou religieux). Kant n’en conclut pas que le Souverain Bien est une illusion. Cependant, étant entendu qu’il ne saurait y avoir de connaissance du Bien (du point de vue de Kant), la morale ne peut donc être définie comme étant « la volonté de faire le Bien »! Nul ne sait en quoi le bonheur consiste – Kant rejoint Aristote sur ce point – ; quant à l’homme juste, il ne fait pas son devoir en vue d’un objectif défini. S’il se soumet pourtant à la loi morale, c’est sans rien en attendre : « La morale n’est donc pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes du bonheur » écrit Kant.
Bien vivre plutôt que vivre dans le Bien
« Le manque de Dieu aide. »[17] Cette formule célèbre de Hölderlin (1793) nous rappelle que l’Occident a coupé le cordon ombilical entre la morale et la religion, et c’est tant mieux ! Elle suggère également qu’une communauté peut se construire sans postuler une idée objective de ce que sont le Bien et le Vrai. En choisissant « de bien vivre plutôt que de vivre dans le Bien », les Européens, selon le philosophe André Glucksmann, dans un essai qu'il consacra à ce sujet en 1997[18], ont fait le choix de s'émanciper « des cultes sanglants dévoués à la triple figure d’un bien unique censé régir la cité des hommes », à savoir : le fanatisme religieux, les dictatures idéocratiques (totalitaires), et la terreur nationale-raciste. Tous ceux qui se croient en possession d’une définition absolument indiscutable du Bien, du Vrai du Beau ou du Juste supportent difficilement que les autres les empêchent de jouir en paix de la certitude d’incarner la vérité absolue).
Finalement, pour récapituler sur ce point, il pourrait être bénéfique de congédier une bonne fois l’idée de Bien. Ne pourrait-on se contenter de se conduire avec bienveillance, et sans en tirer la moindre gloire ni profit, se contenter par exemple de considérer qu’il faut pardonner aux méchants, car ils ne savent pas ce qu’ils font ? Ou encore, refuser toute violence et décider avec Rousseau – autre piste – que « le sang d’un seul homme est d’un plus grand prix que la liberté de tout le genre humain »[19] ?
Les philosophes aujourd’hui parlent d’« indécidabilité des fondements ».Ce qui signifie qu’on peut bien se conduire sans SAVOIR ce qu’est le Bien….et même en renonçant à se poser la question!
La justice, dans un État de droit, ne dépend pas du Bien : puisque personne ne sait ce qu’est le Bien. Les systèmes de références, les normes morales, en démocratie y sont pluriels, parfois contradictoires.
On peut trouver cette situation inconfortable, on peut la déplorer, ou même y voir la source de tous nos maux (la fameuse « perte de repères » d’une jeunesse « déboussolée ») mais il est illusoire de tenter d’y échapper. Ainsi par exemple si nous refusons, en France, d’avaliser le « délit de blasphème », ce n’est pas par hostilité à l’égard des exigences de telles ou telles communautés religieuses. C’est tout simplement parce que nous considérons que le Bien – ce qui est suprêmement désirable – doit être laissé à l’appréciation de chacun.
Toutefois, il n’en va pas de même du Mal ! Même si Dieu n’existe pas, mais si le Bien est une pure fiction, tout ne sera pas permis pour autant.
Le fait du mal
La définition du mal ne pose aucun problème, contrairement à celle du bien.
Tout le monde sait ce qu’est le mal. Il est très facile de définir le mal, avec ou sans majuscule : le mal, c’est la souffrance, physique ou bien mentale, subie ou infligée, à partir du moment où une telle souffrance est (ou était) gratuite, ou, en tout cas, n’est (ou n’était) pas nécessaire. (On mettra donc de côté les souffrances inévitables, celles qui sont imposées par le dentiste ou le chirurgien; les maux qui constituent un moindre mal ne font pas partie du « mal », une amputation peut être inévitable (un mal relatif), une rupture amoureuse, un exil volontaire peuvent être nécessaires, voire parfois, bénéfiques).
Le mal, en revanche, désigne l’ensemble des souffrances et des peines qui auraient pu nous être épargnés. Pour une part non négligeable, ces souffrances ont partie liée avec la cruauté, ou encore la perversité : la cruauté, qui procède du plaisir que les hommes prennent à voir souffrir les autres êtres sensibles (ceux de leur espèce, mais aussi les animaux), est une spécificité du genre humain. En ce sens le mal est le propre de l’être humain.
Le mal, qui n’existe pas dans la nature, est le fait de l’homme seul. Premièrement, contrairement aux idées reçues, les animaux ne sont pas cruels : pour être cruel, il faut éprouver de l’empathie à l’égard de celui que l’on fait souffrir, puisqu’il faut imaginer sa souffrance. D’autre part, la nature ne portant pas de jugement, ne peut pas réprouver ce qui est. Pour penser ou pour dire « c’est mal », il faut pouvoir comparer ce qui est avec ce qui devrait ou aurait pu être[20]. En ce sens, les tremblements de terre, les cataclysmes, la disparition des dinosaures et même la dégradation de la planète ne causent aucun chagrin à la nature: la déploration et les regrets lui sont étrangers.
Le mal que l’homme fait à l’homme
L’éventail des choses blâmables reste très ouvert, puisqu’il va de la cruauté gratuite d’un gamin sadique à la volonté génocidaire d’ un État fou.
Le mal renvoie à l’ensemble des souffrances – sévices et humiliations – que l’homme inflige à l’homme délibérément, soit par cynisme, soit par indifférence, soit, comme le dit Jankélévitch, en raison d’une « méchanceté » irréductible qu’il est vain de vouloir nier ou excuser :
« Je ne crois pas du tout que la méchanceté soit, dans tous les cas, réductible à autre chose ; qu’on puisse dire, par exemple, qu’en fin de compte le méchant était bien intentionné, que c’était un patriote à sa manière, qu’il avait un idéal, qu’il voulait le bien de l’humanité quoique par des moyens erronés, – pas du tout. Je crois qu’il y a une perversité fondamentale, une méchanceté fondamentale au niveau même des intentions et que l’anthropologie, l’hérédité, la médecine, la sociologie ne suffisent pas pour réduire, pour dissoudre complètement cette méchanceté, ce dont on voudrait nous convaincre souvent aujourd’hui. »[21]
Le mal, qui inclut la méchanceté sans s’y réduire[22], n’englobe pas la mort en tant que telle – car il y a des morts qui sont choisies, notamment lorsqu’elles mettent fin à des souffrances devenues inutiles ; mais surtout parce que la mort, qui ne peut être dissociée de la vie, n’est pas un mal en soi.
En revanche la notion de « mal » englobe toutes les souffrances inutiles quelles qu’elle soient, même les plus anodines et les plus infimes, comme par exemple celle qui est infligée, dans les abattoirs, au 21e siècle, à des animaux, sans nécessité. (Malebranche disait que les animaux ignoraient la douleur car ils n’avaient pas commis le péché originel. Mais comme il se trouve que nous avons cessé de nous bercer d’illusions à ce sujet, nous pouvons donc considérer que le mal regroupe toutes les formes d’épreuves que les hommes infligent non seulement aux autres hommes, mais aussi aux animaux, leurs « frères inférieurs »). Cependant le mal est bien loin de se réduire à la somme – certes infinie – des souffrances physiques et des persécutions de toutes sortes que les êtres humains s’imposent les uns aux autres, soit gratuitement, soit en se fondant sur des motivations dites « rationnelles » – économiques ou idéologiques par exemple. Qu’importent les raisons d’ailleurs, le fait est là, le mal est certes protéiforme, mais il est difficilement contestable. Ce qui ne signifie pas que l’homme soit exclusivement mauvais: l’homme a une inclination au bien en même temps qu’une propension au mal disait Kant .
Toutes les souffrances Le mal le plus banal, celui dont tout le monde fait l’expérience dans les circonstances les plus ordinaires de la vie, est le « mal moral ». Cette expression ne désigne pas ici la culpabilité, le péché, le sentiment d’avoir commis une faute, par exemple contre Dieu ou l’Esprit Saint. Ce mal intime peut prendre la forme d’un simple chagrin, d’une peur irraisonnée, d’une détresse, avec ou sans raison. Dans les tout premiers temps de la vie, ce peut être par exemple l’angoisse du nourrisson arraché au sein de sa mère ; plus tard, le désespoir absolu de l’adolescent poussé au suicide parce qu'il a été harcelé; sous d’autres cieux, on imagine l’effroi des enfants qui vivent ou survivent sous les bombes, par exemple à Homs ou Alep[23], en Syrie hier, et en Ukraine aujourd’hui.
Conclusion
Le Bien n’existe pas, ce n’est qu’un mot qui renvoie à des réalités tantôt purement imaginaires, tantôt contradictoires - comme le bonheur et la bonne conscience par exemple. En revanche le mal existe, tant le mal physique - la douleur - que le mal moral (le chagrin) que le mal métaphysique (l’imperfection ou la fragilité du réel). Ce paradoxe s’explique parce que le Bien n’est pas le contraire du Mal, mais plutôt son double, mais un double imaginaire. Par conséquent, Il n’y a pas lieu d’être relativiste: (« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà ») nous pouvons tous nous mettre d’accord sur ce qui est condamnable, toujours et partout, et dans toutes les sociétés. J’ai proposé une description. On aurait pu proposer une liste (depuis les méchancetés infimes jusqu’aux crimes les plus abjects).
Dans les pays en guerre, aujourd’hui encore, comme par le passé, nombreux sont les êtres humains qui sont privés d’enfance. Des familles qui fuient les bombardements ou la terreur et bien qui finissent noyés en tentant de rejoindre l’UE. Ce mal-là « crève les yeux » : il est factuel, oppressant et décourageant. Cependant, certains diront qu’un moindre mal n’étant pas un mal, il peut être nécessaire de faire la guerre ou même parfois de pactiser avec le diable pour arrêter le mal ou freiner sa progression.
Il est très difficile de déterminer ce qu'il faut faire, ce qu’il aurait fallu faire pour éviter le pire, et pour combattre le mal.
Une chose est sûre: il ne faut pas hésiter à nommer le mal et à le combattre. Le Mal n’est pas relatif, il ne doit ps être relativisé, il n’est pas une affaire d’opinion (ce que j’appelle le relativisme).
[1] Je prends ici à dessein le contrepied de la fameuse parabole de l’Evangile : « 17 Tout bon arbre porte de bons fruits, mais le mauvais arbre porte de mauvais fruits. 18 Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits, ni un mauvais arbre porter de bons fruits… » Matthieu, 7.
[2] Bien sûr, on peut s’écarter de toute lecture prosaïque des Ecritures. Mais la langue nous oriente dans une direction toute contraire : elle rigidifie et segmente le réel, comme l’ont déploré Nietzsche et Bergson. Pour une lecture plus sophistiquée et moins profane de la Bible, je recommande : Bible et poésie, Michaël Edwards, Editions de Fallois, 2016.
[3] Ibid, Ed. Brunschvicg.
[4] Ibid.
[5] « Si Dieu n’existe pas tout est permis », phrase prononcée par Ivan Karamazov dans Les frères Karamazov. Formule reprise et commenté par Sartre dans L’existentialisme est un humanisme.
[6] J.J. Rousseau, Lettres écrites sur la montagne (1764).
[7] Dans Vers la paix perpétuelle, premier supplément, traduction Eric Blondel, Jean Greisch, Ole Hanse-Love, Théo Leidenbach, Ed. Hatier, 2007, p.42.
[8] Ibid.
[9] « On peut avoir de l’affection pour les amis et la vérité ; mais la moralité consiste à donner la préférence à la vérité » Ethique à Nicomaque, I ,4, 1096 12-17, traduction de J. Voilquin , Ed. G-F, 1965, et I, 4, 1096, 12-17 dans l’édition de 2004., traduction Richard Bodéüs.
[10] Pour Platon, la souveraineté du philosophe roi est seule susceptible de prévenir le mal qui sévit dans tous les États : l’instabilité politique, et ce qui en constitue la cause : la dégénérescence raciale. Karl Popper cite le passage suivant: « Pour prévenir ce type de désastre, il faudrait que ] les philosophes deviennent rois dans les États, ou que ce qu’on appelle à présent rois et oligarques ne deviennent de vrais et sérieux philosophes, et qu'on ne voie réunies dans le même sujet la puissance politique et la philosophie (tandis que la foule de ceux qui suivent actuellement l’inclination naturelle qui les porte vers l’une seulement sont éliminés par la force), il n’y aura pas de repos et le mal, mon cher Glaucon, ne cessera de sévir dans les Etats, et même, je crois, dans le genre humain » République, 460 a, cité par Karl Popper, op.cit., p.126.
[11] Ethique à Nicomaque, traduction Richard Bodéüs, première partie, introduction, 1096 à 19-20, Éd. G-F. 2004, p. 54
[12] Discours de la méthode, troisième partie.
[13] Ethique, troisième partie, De l’origine et de la nature des sentiments, proposition IX, scolie, coll. Folio, Ed. Gallimard, 1954
[14] op.cit., p. 104.
[15] En 1656, il est excommunié par la synagogue, et, par la suite, il doit gagner sa vie en polissant des verres de lunettes. Son œuvre maîtresse, l’Ethique, rédigée entre 1661 et 1675, paraîtra après sa mort et sera, comme l’ensemble de ses œuvres, interdites parce que jugées « profanes, athées et blasphématoires ».
[16] Critique de la raison pratique (1788) .
[17] « Gottes Fehl hift », Poems, p. 156.
[18]Le bien et le mal. Lettres immorales d’Allemagne et de France, Ed. Pluriel.
[19] Lettre à la Comtesse de Wartersleben (1766) cité par Bernard Gagnebin, Introduction du tome 3 des Œuvres complètes, Ed. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1970.
[20] Le mal est un fait, mais il implique un jugement. Sans la conscience du mal, qui n’est pas forcément celle de la victime, il n’y a pas de mal. La mort, par exemple, la mienne notamment, n’est un mal que si elle comporte des témoins (Epicure dit très justement que je ne peux pas m’affliger de ma propre mort).
[21] « Difficulté du pardon, La vie spirituelle », 1977, in L’esprit de résistance. Textes inédits, 1943-1983, op. cit, p. 319.
[22] Les souffrances et les destructions que nous infligent la nature - comme les tremblements de terre - font partie du mal, sans que l’humanité en soit la cause. Mais beaucoup de désastres imputés à la nature aujourd’hui (tempêtes, inondations, famines) sont en partie causés par l’humanité.
[23] » [Ma petite Shéhérazade] observait attentivement le monde autour d’elle mais paraissait toujours plus fragile chaque fois que nous descendions dans l’abri. Elle s’occupait de sa petite sœur Tala qui souffrait d'un déséquilibre hormonal causé par la peur et l’angoisse. (…) Peu de temps avant que les frappes ne s’interrompent, elle saisissait le morceau d’obus que tenait Tala en lui disant d'un ton calme : « Ça, ce n’est pas pour les enfants. » Elle avait à peine sept ans » Extrait du livre Les portes du néant de l’écrivaine syrienne Samar Yazbek, Ed. Stock, 2016. Ce passage est cité dans un article de Jean Hatzfeld dans Le Monde daté du 15 avril 2016 intitulé : « Samar Kazbek contre le chaos »