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5 mai 2020 2 05 /05 /mai /2020 14:56

« Il paraît incontestable qu’agir pour les hommes ne se conçoit jamais sans une réflexion sur ce qu'il convient de faire, sur ce qui est juste ou bon de faire,  sur ce qui doit être fait. La  conduite  humaine exprime la prétention de se diriger soi-même et renvoie chacun à une question de principe, dont la formulation la plus simple et la plus radicale est peut être bien celle-ci : « que dois-je faire? » Ole Hansen-Löve  (Présentation de Fondement de la métaphysique des moeurs)

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30 avril 2020 4 30 /04 /avril /2020 09:34

L’histoire

 

Le mot « histoire » en français est  équivoque. Distinguons au   moins trois sens. L’ « histoire » tout court, c’est la réalité passée, présente et à venir  de l’espèce humaine : « histoire » est  alors proche de  « devenir ». L’ « histoire » que l’on enseigne à l’école est le récit d’un tel  devenir. Enfin l’ « histoire » de telle ou telle réalité renvoie au  mouvement et aux  grandes étapes  d’un   processus évolutif (l’histoire de l’art par exemple).

Une science humaine

L’histoire,  du grec istoria : enquête, dans son sens usuel rassemble toutes les connaissances relatives au passé de l’humanité.  Cette discipline s’apparente à une science par sa rigueur et  son exigence de vérité. Mais si l’histoire est une science, ce n’est pas une science exacte mais une « science humaine », c’est-à-dire une science dont l’objet est l’homme. Or le comportement des hommes ne peut être étudié ni rapporté comme ceux  d’une planète ou d’une molécule de gaz.  Les actions des hommes doivent être interprétées et organisées afin de prendre la forme d’un récit structuré et signifiant. L’objectivité stricte est hors d’atteinte.

Idéalisme et matérialisme

Les philosophes modernes  ont avant tout été soucieux d’établir  l’intelligibilité  de l’histoire. L’histoire n’est pas une suite d’événements et  de décisions aussi incompréhensibles qu’imprévisibles. Pour les  philosophies idéalistes (Kant, Hegel, Comte), il existe une rationalité profonde qui gouverne le monde et qui en constitue la trame cachée.  Pour Hegel, en particulier, les passions des hommes ne sont que les « matériaux » que la raison utilise pour parvenir à son but.  Pour les matérialistes (Marx et Engels) l’histoire repose sur une base matérielle (l’infra-structure économique) qui la détermine en premier lieu.  Les approches hégelienne et marxiste sont  « dialectiques »,  ce qui signifie qu’elles reposent sur l’idée que le « négatif » (les luttes, l’opposition de intérêts, les conflits et leur résolution, la violence en général) joue un rôle majeur dans le progrès historique.

Le  sens de l’histoire

Aujourd’hui les philosophes et les historiens ont tendance à se méfier de ces  approches systématiques de l’histoire. Marx et Hegel, tout comme Auguste Comte (1798-1857), ont pensé en effet que l’histoire avançait  nécessairement vers un but, un accomplissement, ce qu’ils appellent une « fin »  - le savoir partagé, le communisme ou la paix. Aujourd’hui un tel optimisme n’est plus de mise. Pourtant, il est difficile de renoncer à l’idée de sens de l’histoire. Kant pensait que le fait de croire dans le progrès (évolution globale vers un mieux) était stimulant et constituait même pour chacun d’entre nous un devoir moral. Même si l’homme est libre et si l’histoire est imprévisible, la connaissance historique  nous permet tout de même d’anticiper partiellement l’avenir et d’adopter  une orientation positive fondée sur une meilleure intelligence de notre passé

 

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26 avril 2020 7 26 /04 /avril /2020 10:13

La religion

L’étymologie  est ici  particulièrement instructive. Le mot « religio » serait dérivé de « religare » qui signifie « relier » et  peut-être aussi de  « relegere » qui veut dire à la fois « respecter » et « recueillir ». Or la religion, c’est à la fois ce qui relie les hommes à une puissance qui les dépasse, tout en les reliant entre eux. Mais c’est aussi  un retour méditatif sur soi-même (« recueillement ») propice au respect, non seulement d’un Dieu, mais aussi éventuellement, de l’Humanité. Il est important de noter qu’il existe des religions sans Dieu (culte des ancêtres, bouddhisme, animisme).

La religion ou les religions ?

Non seulement il y a de nombreuses formes de religiosité, mais encore il existe  des approches multiples   du « fait religieux ». D’un point de vue sociologique, on nomme « religion » l’ensemble des croyances et des pratiques  relatives à un domaine sacré séparé du profane, liant en une même communauté morale tous ceux qui y adhèrent, et manifestant sous des formes très diversifiées  les rapports des hommes à Dieu, au divin ou au sacré. Quant à la philosophie, elle distingue  la « religion intérieure »,   rapport individuel et direct de l’âme humaine avec Dieu ou avec le divin, axé donc sur la foi,  et la   « religion extérieure » c’est-à-dire  l’ensemble des institutions ayant pour fonction de régler les rapports des croyants avec Dieu ou la sacré par des rites, des cérémonies et une liturgie spécifique, et variables selon les époques et les civilisations. Le Dieu de la religion naturelle (Hume, Rousseau)  ne  nécessite ni Eglise ni culte particulier et ne constitue qu’une référence et un guide pour l’exigence  morale.

Les trois critiques

La religion a été attaquée dès l’antiquité par les matérialistes, comme Epicure et Lucrèce, qui ont vu d’emblée à quel point les « fables divines » pourraient être exploitées pour terroriser les hommes. Mais ce sont Marx, Nietzsche et Freud qui, dans les temps modernes, ont été les adversaires les plus virulents  de la religion. Pour Marx, elle est l’ « opium du peuple » qui permet d’oublier la misère réelle en faisant miroiter un improbable paradis pour les justes. Pour Feud, elle est une illusion qui infantilise les croyants en prétendant qu’un Père bienveillant veille sur chacun d’entre nous. Pour Nietzsche, « Dieu est mort », et c’est nous qui l’avons tué. Cela signifie que la philosophie a compris que la religion finira par  s’effacer  mais cette nouvelle « n’est pas encore parvenue à l’oreille des hommes » (Gai savoir § 125)

La religion n’est pas la superstition

Une des meilleures défenses de la religion a été formulée par de nombreux philosophes. Elle  consiste à la dissocier  la superstition de la religion authentique. La superstition - du latin superstitio « superstition » de superstare, « se tenir dessus »,   qui désigne ceux qui prient pour que leurs enfants leur survivent – est  une  attitude irrationnelle consistant à croire que certains actes ou certains signes entraînent sans raison intelligible des conséquences bonnes ou mauvaises . Mais, selon Saint Augustin ou Pascal, la vraie foi (du latin fides,  confiance, fidélité, engagement) n’est pas contraire à la raison qu’elle dépasse sans la contredire. La « vraie religion «  peut inclure le doute et exclure le fanatisme. Pour Sénèque,  « la religion honore les Dieux, la superstition les outrage ».  Pour Kant , la  superstition est l’ illusion en vertu de laquelle il serait possible par les opérations du culte de « préparer sa justification devant Dieu ». De façon générale   les philosophes croyants condamnent et rejettent la superstition dans laquelle ils dénoncent  une  perversion et la caricature pernicieuse  de la religion.

 

DEMAIN  : POUVONS-NOUS NOUS PASSER DE RELIGION ?

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22 avril 2020 3 22 /04 /avril /2020 19:47
Traduction Eric Blondel , Ole Hansen-Löve,  Théo Leindenbach

Traduction Eric Blondel , Ole Hansen-Löve, Théo Leindenbach

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22 avril 2020 3 22 /04 /avril /2020 11:35

Voici un témoignage de l'un de ses élèves , Simon Legré 

 

 

Chère Laurence,

 
Je vous présente toutes mes condoléances, ainsi qu'à Mia et Sven en ce moment douloureux. 
 
Je garde un souvenir ému de Ole, il y avait une fantaisie inattendue en lui, elle surgissait à la dérobée alors qu'il nous expliquait l'impératif catégorique de Kant. Ses cours étaient des moments vibrants et profonds, presque des invitations au voyage. 
 
Je vous souhaite beaucoup de courage dans cette épreuve. 
 
 
Avec mes amitiés, 

 

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10 avril 2020 5 10 /04 /avril /2020 09:55

L’homme est-il naturellement bon?

 

 

 

 

« Posons comme maxime incontestable que les mouvements de la nature sont toujours droits : il n’y a point de perversité originelle dans le cœur humain ; il ne s’y trouve pas un seul vice dont on ne puisse dire comment et par où il est entré. » « L’homme est naturellement bon…[c’est la société] qui déprave et pervertit les hommes. »  Ces propos de Rousseau doivent être replacés dans le contexte polémique où il fut amené à les prononcer. La question à laquelle il répond dans le second Discours a été posée en 1764 par l’Académie de Dijon : « Quelle est l‘origine de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle ? ». Le premier point porte sur les faits : d’où les inégalités proviennent-elles ?  Le second sur une interrogation d’ordre juridique et moral : la loi naturelle peut-elle justifier l’instauration et le maintien des inégalités sociales ? La réponse à cette seconde question implique une critique de la notion de « droit naturel » telle que l’ont conçue - et exploitée à des fins idéologiques - les prédécesseurs de Rousseau. Leur véritable dessein était, selon lui, de cautionner l’état civil et le pouvoir tyrannique qui l’encadre et le perpétue : « Et l’on voit partout, écrit-il, le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir des lois. » La représentation fallacieuse de l’état de nature, et la théorie de la souveraineté absolue qui en découle, notamment dans le Léviathan (1651), constituent l’une des pièces maitresses de ce dispositif. C’est la raison pour laquelle l’auteur du second Discours prend l’exact contrepied de Hobbes en soutenant que l’homme à l’état de nature est,  sinon « bon », en tout cas dénué de toute perversité.

  Dans l’univers désenchanté de Hobbes, Dieu s’est absenté pour laisser l’être humain assumer sa finitude. Parce qu’ils ont transgressé l‘interdit divin, Adam et sa descendance se sont engagés sans espoir de retour dans le monde profane de l’action historique. Les débuts furent particulièrement troublés. Contrairement à Aristote, en effet, Hobbes ne croit pas que l’homme soit un « animal politique » c’est-à-dire naturellement sociable, bienveillant et soucieux de justice. Tout au contraire,  il pense que la nature humaine qui « a fait les hommes égaux », les a pour cette raison même conduits à s’opposer les uns aux autres : l’égalité des aptitudes engendre en effet la rivalité qui résulte de « l’égalité des espérances de parvenir à nos fins ». Loin de leur fournir un environnement fraternel, « la nature dissocie les humains », ce qui signifie que dans l’état de nature (avant toute institution), la vie humaine ne pouvait être que « solitaire, misérable, dangereuse et brève ». Du fait des « passions naturelles » qui, selon Hobbes, sont la crainte, l’esprit de compétition et la vanité, la perspective permanente d’être agressé, spolié ou même tué par un rival pollue irrémédiablement la vie sauvage. Cet état d’extrême précarité, de défiance généralisée et d’angoisse universelle, Hobbes le nomme « guerre de chacun contre chacun ». Il précise bien que, de même que le mauvais temps est une tendance plus qu’un état permanent, la « guerre » n’est pas une bataille effective mais seulement une disposition constante de tous au combat en raison du danger omniprésent de mort violente.

 

  Comment justifier un tel pessimisme concernant la nature humaine? Hobbes reconnait que ce qu’il nomme « état de nature » n’est qu’une fiction philosophique (« Il n’y eut jamais un temps comme celui-ci », écrit-il) mais il affirme pouvoir déduire la représentation qu’il en propose de deux séries d’observations. D’une part, les hommes, contrairement aux animaux, sont doués d’une imagination qui se déploie dans toutes sortes de directions, et d’une intelligence qui se traduit notamment par la capacité de porter des jugements qui ne font qu’aiguiser et conforter leurs passions asociales. Non seulement les hommes sont continuellement en compétition pour les honneurs et les dignités, mais encore la raison et « l’art des mots » les conduisent à se révolter contre l’iniquité dont ils se croient victimes. Chacun s'emploie ainsi à miner toute concorde en suscitant mécontentement et colère contre toute action ou même intention susceptible de lui porter préjudice. Hobbes complète ces considérations - qui restent spéculatives - par des remarques plus triviales. Il invite chacun à s’observer lorsqu’il part en voyage, fourbit ses armes pour le départ, verrouille sa maison et dissimule soigneusement ses biens : il obtiendra ainsi une vague idée de ce que devait être l’état d’esprit de nos lointains aïeux.

Cette vision de l’homme à l’état de nature est à la fois erronée et politiquement désastreuse selon Rousseau. Elle est philosophiquement insoutenable car elle repose sur la construction parfaitement contradictoire d’une humanité présociale qui comporterait pourtant tous les attributs acquis par l’homme dans la civilisation. L’erreur de Hobbes est d’avoir nommé « passions primitives » une série d’inclinations qui sont l’ouvrage de la société et qui n’ont rendu les lois nécessaires que bien plus tard. L’ensemble des traits que Hobbes prête à l’homme sauvage découle de l’amour propre (ou vanité), sentiment qui enveloppe la relation à autrui. Pourtant, parce qu’il est incapable de raisonnement et d’imagination, donc de comparaison, l’homme primitif ignore la jalousie, la haine, l’envie, la défiance, ainsi que toutes les formes d’animosités liées à la vie en société et à l’injustice. De cette confusion entre l’amour propre et l’amour de soi - passion naturelle et inoffensive que tous les êtres vivants ont en partage - découle une analyse dont les prémisses sont fausses (« les hommes sont misérables à l’état de nature ») et les conclusions outrageusement favorables au pouvoir des tyrans.

   Pour Rousseau, la représentation de l’« état de nature » est tout au contraire une proposition théorique qui doit permettre de dévoiler la généalogie du mal (l’inégalité, l’injustice, l’oppression, la tyrannie) sans l’imputer à la méchanceté ni même à la précarité de la condition humaine originelle. L’auteur du second Discours reconnait volontiers qu’il n’est pas aisé de « démêler ce qu’il  [l’homme] tient de son propre fonds d’avec ce que les circonstances ont ajouté ou changé à son état primitif ». L’homme civilisé est comparable à la statue du dieu Glaucus que l’immersion a défigurée à tel point qu’elle finit par évoquer  « moins un dieu qu’une bête féroce ». Néanmoins, Rousseau juge capital de former des idées justes sur la véritable nature de l’homme afin de ne pas tomber dans l’écueil de tous ces livres savants - ceux de ses prédécesseurs - qui n’en ont retenu que le visage dégradé par des siècles de violence et d’iniquité.  Il faut opter pour la démarche opposée :  commençons, écrit-il, par « écarter tous les faits » afin de méditer a priori sur les premières velléités de l’âme humaine. Contrairement aux autres philosophes des Lumières, Rousseau dit n’ « apercevoir » en l’homme primitif que « deux principes antérieurs à la raison » : l’amour de soi et la répugnance à voir souffrir son semblable.  Ces sentiments ne découlent ni de la pensée ni de la raison mais d’une sensibilité que les animaux et les hommes ont en partage. La violence des hommes et l’oppression des faibles ne dérivent donc en aucun cas de la nature humaine.

  Mais si l’homme n’est pas originellement agressif ni belliqueux, d’où vient le mal? Et pourquoi par la suite tout a-t-il si mal tourné?  Une fois écartées les doctrines funestes de ses contemporains, Rousseau aborde cette question sous un angle métaphysique. Il pose que l’homme est presque un animal (donc ni bon ni mauvais). Une qualité, ou plutôt une disposition très spécifique, toutefois, le distingue des autres bêtes : c’est la perfectibilité. Curieusement, cette particularité - capacité de se perfectionner mais aussi de se détourner de ses intérêts vitaux par orgueil ou caprice - est aussi la source de tous nos malheurs  : « La nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l'homme concourt aux siennes en qualité d'agent libre. » Si l’’homme n’est pas méchant, il n'est pas non plus, en toute rigueur, « bon ». En revanche, étant perfectible, il est libre. C'est la raison pour laquelle il est entré dans l’Histoire, pour ne plus jamais en sortir. Tous les malheurs de l’homme ne viennent ni de sa nature, qu’il n’a pas choisie, ni de la Nature, qui nous a fait tous égaux, mais de la seule liberté: « Homme, ne cherche plus l'auteur du mal ; cet auteur, c'est toi-même. Il n'existe pas d'autre mal que celui que tu fais ou que tu souffres et l’un et l’autre te vient de toi. »

Pour finir, la thèse de Hobbes était-elle fausse? Hobbes a sans doute eu   tort de considérer que la condition misérable de l’homme à l’état de nature explique et même justifie l’instauration irréversible d’un État tout-puissant et  « absolu » (un « Dieu mortel »).  Mais il a eu raison de penser que seul un pacte signé par tous peut nous prémunir contre l’instabilité et les risques de conflits inhérents à l’état sauvage (sans loi). Toutefois le Pouvoir ainsi constitué ne doit - selon Rousseau cette fois et non plus Hobbes - en aucun cas dessaisir l’homme de sa liberté car celle-ci lui est consubstantielle  : « Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. »

(Publié dans le Hors série Les grandes controverses de la philosophie , Sciences Humaines, janvier 2020 )

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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9 avril 2020 4 09 /04 /avril /2020 10:10

La diversité des cultures contredit-elle l’existence de valeurs universelles ?

 

 

 

 

  On prendra soin  de distinguer le point de vue anthropologique et le point de vue éthico-juridique, car la confusion des deux plans  est l’une des clés  des  opinions   relativistes. Les anthropologues peuvent bien constater que, de fait, aucune règle ne vaut pour toute société, tout en reconnaissant, comme le fit  Montesquieu, que l’existence de la règle en tant que telle  est un fait universel. En d’autres termes les principes fondamentaux de la vie en société sont partout les mêmes (l’interdit de l’inceste, l’obligation de l’échange, l’encadrement de la violence) même si le contenu et l’extension des prescriptions correspondantes varient considérablement suivant les climats et les localités. Mais ce n’est pas parce que les parisiens ne « partagent  pas les mêmes valeurs » suivant qu’ils logent sur la rive gauche ou sur la rive droite de la Seine   que l’on doit en conclure qu’ils forment  deux espèces d’hommes différentes. « Dans la maison de la culture, il y a de nombreux appartements et chacun vit dans le sien  mais cela ne nous empêche pas  de nous inviter à dîner », comme l’écrit joliment le  philosophe Isaiah Berlin.   

(…)

La vérité,   selon le philosophe Karl Jaspers, est  ce qui nous rattache les uns aux autres. Qu’ils soient sophistes, sceptiques, pluralistes, anti-humanistes ou relativistes, les philosophes placent tous  leur argumentation sous le signe d’une même exigence de rigueur, de probité et donc de validité,  ou, osons le terme,  de « vérité ».   Que  l’on soit philosophe  ou pas,  il est de toute manière impossible de s’ adresser  à quelqu’un sans supposer que ce  vis-à-vis peut éventuellement, non seulement vous comprendre, mais aussi  adhérer aux valeurs implicites dont vous vous réclamez.  Il est  également absurde    de  prétendre mettre les hommes en garde contre l’intolérance et l’impérialisme, comme le font certains relativistes,  tout en oubliant  qu’alors on   prône implicitement une éthique qui par définition enveloppe une échelle de normes acceptable  par tout  être intelligent,  sans  préjuger de ses convictions.    Et ce sont d’ailleurs les mêmes philosophes, de Rousseau à Lévi-Strauss en passant par Hume ou  Montesquieu  qui réclament    la plus grande compréhension  à l’égard des différences culturelles  et  la plus grande tolérance  envers  l’altérité, et qui prônent  parallèlement  un idéal de justice  universalisable. Il n’y a donc pour finir pas l’ombre d’une contradiction entre la reconnaissance de la diversité des cultures,  non seulement en tant que  fait,  mais aussi comme  une valeur primordiale,  et l’universalité non pas des « valeurs », en elles-mêmes, car celles-ci sont  conventionnelles et aléatoires,  mais de certaines  normes et principes  éthiques universalisables. En d’autres termes, les hommes devraient pouvoir s’accorder, par delà leurs  croyances religieuses ou philosophiques, sur la nécessité de lutter contre le mal. Car il est vrai -pour tous donc- qu’il y a du mal, c’est-à-dire de l’intolérable.    Mais s’il y a du mal, c’est qu’il y a aussi du bien – certes  très relatif ! – même, si  ce bien,  les uns le nomment « paix » « tolérance » ou « patience »  et  d’autres « royaume des cieux » par exemple. N’est-il pas sensé de supposer que tous   les hommes pourraient  s’entendre sur la nécessité  de régler  leurs  désaccords,   ou même seulement de les exprimer, mais   sans  faire exploser la planète ? Nous devrions pouvoir  nous  retrouver dans cette  idée    de « concorde discordante » dont les dialogues aporétiques de Platon, par exemple, ont  constitué  une illustration éblouissante.  Posons  pour finir, à titre d’épreuve,    le fait que tous les hommes ont le même droit   d’avoir des droits  différenciés,  dont en tout premier lieu celui  d’adhérer, dans les limites du raisonnable,  aux  valeurs  qui sont celles de  leur communauté d’origine.

 

  (Extrait  de Cours particulier de philosophie, Belin,  2007)

 

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6 avril 2020 1 06 /04 /avril /2020 09:35

 

 

 

Vaut-il mieux changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde ?

 

 

 

 

 

La notion de « désir »  renvoie  explicitement  à un premier volet  du programme (« le sujet ») ; mais  l’interrogation est ici  d’ordre moral, puisqu’il s’agit de savoir dans quelle mesure   nous avons le pouvoir,  ou encore la capacité, de contribuer à notre propre bonheur. Vaut-il mieux  tenter de transformer  l’ « ordre du monde », ou bien devons-nous au contraire nous efforcer d’infléchir nos désirs   afin de les rendre compatibles avec la réalité ? Cette problématique, qui met donc en jeu les notions de « liberté » de  « devoir » et de « bonheur », est plus  « éthique » que morale. L’ « éthique » est la partie de la philosophie  qui examine    les conditions d’une « vie bonne », c’est-à-dire accomplie et heureuse, tandis que la « morale » est centrée  sur  la question du devoir (« Que dois-je faire dès lors que  j’ai le souci de bien faire ? »).

  Comment doit-on se comporter  pour être heureux ? Le  bon sens répondra que  le bonheur ne dépend pas de notre  volonté mais de circonstances telles que la naissance, les aptitudes, les talents, la condition physique et l’environnement naturel et social. Et l’étymologie du mot « bonheur » conforte ce point de vue,  puisque le « bonheur », au départ,  c’est   beaucoup  de  « chance » (« bonheur » est dérivé  du latin augurium, augure, chance). Mais la philosophie, dès ses origines, nous tient un tout autre langage, et il est possible de montrer  que, aussi  paradoxal que cela  puisse paraître, ce point  de vue ne manque pas  de fondement. La formule :  « mieux vaut changer mes désirs que l’ordre du monde », inspirée de la doctrine stoïcienne, est empruntée  au Discours de la méthode (3 ième partie). Elle constitue la troisième maxime d’une « morale provisoire » que Descartes adopte en attendant d’avoir découvert la vérité, car il faut bien vivre  (« je ne laissasse pas de vivre ») pendant que l’intelligence est absorbée par des spéculations complexes qui peuvent occuper l’esprit pendant plusieurs années.

  Le problème que se pose Descartes, dans le cadre qu’une « morale »   qu’il avoue  incertaine  - puisqu’une éthique  pleinement rationnelle impliquerait un système philosophique achevé  - est de savoir comment être aussi heureux que possible dans des conditions qu’il n’a pas choisies et qu’il n’entend pas non plus bousculer ni même tenter d’aménager. Il se propose donc trois maximes  qui doivent lui apporter  la sérénité exigée par  la poursuite de son travail personnel. La première maxime,  dite parfois  « conformiste »,  prescrit de s’adapter aux coutumes de son pays, avec prudence et modération toutefois. La seconde recommande de « marcher droit », autant que  possible. La troisième enfin, celle  qui nous occupe ici, est  formulée ainsi : «  Ma troisième était de tâcher toujours de me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde, et plus généralement, de m’accoutumer de croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées, en sorte qu’après que nous avons fait de notre mieux, touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous, absolument impossible ». La perspective de Descartes  est très voisine de celle des anciens philosophes qui recommandaient de renoncer à certains de nos désirs afin de nous assurer  le plus de chances possibles de trouver la sagesse et de parvenir au   bonheur. Elle s’en distingue toutefois par sa souplesse et sa  subtilité. Descartes en effet considère  que l’on doit   « faire de son mieux »  touchant « les choses qui nous sont extérieures », ce qui signifie, par exemple,  que l’on ne se soumettra pas  avec fatalisme ni indifférence  à  un ordre social inacceptable. D’autre part, le philosophe  laisse implicitement à chacun le loisir d’apprécier ce qui relève à ses yeux  d’impératifs vitaux et ce qui peut être tenu pour  superflu. La recherche de la vérité et la tranquillité d’esprit que cette recherche impose sont pour Descartes cet impératif non négociable. Mais il appartient évidemment à chacun  de décider quelles sont pour lui les seules   priorités vitales, c’est-à-dire les objectifs de l’existence  à propos desquels nous ne pouvons pas  transiger. Ces objectifs  ne sont  pas les mêmes pour tous, et personne n’est obligé d’aller s’enfermer dans  un « poêle » (petite pièce chauffée où Descartes s’est retiré pendant plusieurs mois) pour méditer et fonder une science universelle. A ceci près,  les conseils de Descartes méritent d’être examinés  et convenablement appréciés, car ils sont encore très pertinents, et même peut-être  plus que jamais.

Descartes adopte  l’idée  ancienne suivant laquelle  le bonheur  est  « l’accord entre nos désirs et l’ordre du monde ».  L’ « ordre du monde », expression très vague à nos yeux, renvoie pour les classiques  à « tout ce qui ne dépend pas de nous » c’est-à-dire tout ce qui relève de la nature extérieure  (le climat par exemple, y compris  les intempéries), de l’ordre social et économique (le système dans lequel le hasard nous a fait naître) mais aussi de notre condition physique (beauté, santé etc… ). Quant à nos « désirs », qu’il ne faut surtout pas confondre avec des « besoins », ils nous appartiennent en propres dans la mesure où ils nous différencient - nous n’avons pas tous les mêmes désirs. D’autre part,  ils dépendent  de nos jugements puisque n’importe quelle chose jugée désirable un jour peut être indifférente ou honnie  le lendemain comme en témoigne  notre  humeur si souvent capricieuse. La distinction entre nos besoins, soit physiques, soit moraux, tels que le besoin de reconnaissance ou de respect, et nos désirs, aléatoires et fluctuants, est  absolument décisive pour comprendre le raisonnement de Descartes. Nous devons évidemment honorer  nos « besoins »,  nos aspirations vitales et fondamentales, pour être heureux. Mais la satisfaction de tous nos désirs, en revanche,  ne peut pas être considérée comme une condition sine qua non du bonheur, pour la simple raison que nous ne savons pas, en règle générale,  ce que nous désirons vraiment. La preuve en est apportée  par le fait que  lorsque nous atteignons un objectif ardemment désiré – une récompense, une gratification, une somme d’argent, un diplôme, une marque d’amour – nous sommes très souvent  à la fois contents  et vaguement  déçus. Pourquoi en est-il ainsi ? Platon fut l’un des premiers à mettre à jour  le mécanisme paradoxal du désir.

« Ce que l’on n’a pas, ce que l’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour », comme  Socrate  l’explique à son interlocuteur Agathon dans le Banquet (200 c). On ne peut désirer ce que l’on possède, car puisqu’on le possède, on ne saurait le convoiter. On ne désire que ce que l’on n’a pas et l’on voudrait  posséder toujours ce dont on dispose aujourd’hui, comme la sécurité  ou la santé, par exemple. Le désir se porte donc par nature sur ce sur quoi on n’a pas de prise, et, pire encore,  nous avons    tendance à ne trouver   attrayant que ce qui est difficilement accessible.    La nature du désir  nous condamne donc aux  travaux forcés, puisque la satiété est hors de portée. L’ «  homme de  désir »  est   comparé par Socrate dans le Gorgias à ces malheureuses Danaïdes  qui remplissent jusqu’à la fin des temps des tonneaux percés. Nous sommes tous plus ou moins l’un  de ces condamnés à perpétuité, puisque lorsque  que nous obtenons ce dont nous rêvions, notre « appétit » se reporte aussitôt sur un autre objet. Nous voulions une cigarette, il nous  faut désormais  une cartouche, nous voulions un salaire, il nous maintenant des  rentes, nous voulions un toit et un lit, il nous faudra  demain  des draps de soie et des  jets privés. Le désir est synonyme de démesure et c’est la raison pour laquelle Socrate explique au bouillant  Calliclès, dans le Gorgias ( 494 a),  qu’un « tonneau percé » ne sera jamais  heureux. La clef du bonheur doit se trouver au contraire dans l’auto-limitation volontaire de nos désirs.

   Les deux  plus célèbres écoles philosophiques de l’antiquité, celles des matérialistes  et celle des stoïciens,  recommandent  de réfréner nos désirs et surtout de proscrire les plus toxiques d’entre eux.  Pour Epicure (341-270) puis pour Lucrèce (98-55 av JC),  il est impératif de préserver  les désirs naturels et nécessaires (tels que l’alimentation ou le sommeil) ou simplement naturels (qui contribuent à la santé du corps ou de l’âme), tout en renonçant sagement  à   tous les plaisirs « vains » car « ce qui est naturel s’acquiert aisément, malaisément ce qui ne l’est pas ».  Aussi, comme  nous le rappelle instamment  Epicure, même « si tout plaisir est en tant que tel un bien », « il ne faut pas rechercher tout plaisir » (Lettre à Ménécée, § 11). Car c’est un grand bien de « pouvoir se suffire à soi-même ». La  sagesse est une  prudence qui nous  met à l’abri de la plupart des coups du sort.  Le philosophe épicurien  comprend  qu’une vie de plaisirs ne se trouve pas dans « d’incessants banquets et fêtes » mais dans le « raisonnement vigilant » qui délaisse l’opinion et prévient le désordre de l’âme : «  Si la hantise des soucis ne cède ni au bruit des armes, ni aux cruels javelots, s'ils tourmentent avec audace rois et puissants du monde, s'ils ne respectent ni l'éclat de l'or, ni la glorieuse    splendeur de la pourpre, comment douter que la raison ait seule le pouvoir de les chasser, d'autant plus surtout que notre vie se débat dans les ténèbres ? »(De  la nature, II,  Lucrèce).

   Mais c’est à Epictète que Descartes   emprunte le raisonnement qui suit l’exposé  de la  troisième maxime de la « morale provisoire ». Parmi toutes les choses que nous pouvons désirer, affirmait  Epictète (50-130 ap J.C.),  certaines dépendent de nous,  d’autres non. Nos pensées, nos jugements, et par conséquent nos désirs, dépendent de nous, tout le reste est - au moins partiellement -  indépendant de notre volonté. Pour être heureux, nous devons nous efforcer de ne vouloir  que ce qui est à notre portée, et, parallèlement, nous devons   renoncer  à tout ce qui est  dépend du destin ou du hasard, comme l’argent, les honneurs, la réussite sociale, mais aussi la beauté ou la santé. Descartes reprend à son compte un tel  partage des « biens » (tout les ingrédients possibles du bonheur), pour soutenir que nous ne devons désirer que qui ne peut pas  nous échapper : « ceci me semble suffisant, écrit-il, pour m’empêcher de rien désirer à l’avenir que je n’acquisse, et ainsi pour me rendre content ».

  Fort bien dira-t-on,  mais où trouverons-nous l’énergie et le courage d’abandonner la poursuite de  ce qui nous tient à cœur, comme  l’amour d’un être cher  par exemple, la santé, surtout  lorsqu’elle nous fait défaut, ou le succès lorsque que nous nous fixons tel ou tel objectif, comme des études ou la réussite professionnelle? La réponse de Descartes est double: nous devons « faire de notre mieux » pour ce qui dépend effectivement de notre bonne volonté. Mais pour tout  le reste, à savoir ce qui est indépendant de notre volonté et que Descartes nomme  « dons de fortune », nous devons le tenir aussi inaccessible et donc indifférent qu’un objectif parfaitement   absurde. Personne  ne souhaite  devenir « empereur de Chine » ou  ni acquérir  un « corps en diamant ». Renonçons également  à devenir   riche, immortel  ou invulnérable. Ainsi nous nous suffirons à nous-mêmes et ne risquerons pas d’être  anéantis par le destin. Descartes reconnaît qu’une telle discipline mentale est extrêmement  exigeante. Mais elle est imparable  et    nous permet même de  rivaliser de félicité avec les Dieux. Les stoïciens se vantaient d’être aussi impassibles et joyeux, même au sein de  la misère ou de  l’esclavage, que les divinités qu’épargnent   les angoisses des mortels.

Ce parti pris   « stoïque » (une personne « stoïque »   renonce  à la plupart des plaisirs pour éviter tout trouble potentiel),  ici assumé à titre provisoire par Descartes,  appelle des objections aussi fortes qu évidentes.  Dans le Gorgias, déjà, le jeune interlocuteur de Socrate, Calliclès,   a soutenu qu’il préférait être « troué comme une passoire » et  « laisser filer  plaisir » en permanence, plutôt qu’ être un « tonneau plein »  dont la vie serait  à peu près aussi palpitante que celle d’un légume ou d’un caillou ! D’autre part, une ample  tradition philosophique,  qui, de Spinoza à Hegel ou Freud,  voit dans le désir « l’essence de l’homme », peut également être opposée à l’approche  cartésienne. Nul ne peut contester que le désir est, avec  la conscience et la raison,  ce qui nous distingue des bêtes, et s’il est sans doute  raisonnable de restreindre individuellement nos ambitions afin de ne pas trop nous exposer à toutes sortes de frustrations, en revanche l’humanité dans son ensemble serait  restée à l’état sauvage si elle avait suivi à la lettre les conseils de Epictète et de Descartes sur ce point. Dans cet ordre d’idées, on sait  que  Voltaire s’est moqué de Rousseau qui, selon lui, ne rêvait que de « retourner vivre à quatre pattes dans les bois avec les ours », puisqu’il réprouvait  le luxe et, de façon générale, tout le superflu  que la civilisation nous apporte, tels que les chaussures  par exemple, ou  un cadre de vie trop douillet.  Du point de vue de Rousseau,  ces commodités  ne nous rendent pas heureux, mais « débiles » (physiquement) et vulnérables. Mais il faut reconnaître, avec Voltaire, que si tous les hommes avaient été dès l’origine  épicuriens ou stoïciens, nous  n’aurions aujourd’hui ni la médecine, ni la météorologie, ni la science, ni l’industrie, ni  les automobiles ni… la bombe atomique. (Il est alors possible   de poser cette question iconoclaste : et alors ? Rousseau oserait  répondre que nous ne nous en porterions pas plus mal !).

  Nul ne peut ignorer aujourd’hui ce que nous devons au « progrès »,  c’est-à-dire aux innovations scientifiques et techniques qui permettent à certains habitants de la planète de pouvoir prétendre à une espérance de vie de plus de 80 ans. Personne  n’ira prétendre, toutefois,  que le monde a  atteint un degré d’organisation et de rationalité tel  que nous pouvons désormais nous reposer sur nos lauriers. Nous désirons encore et toujours, et à bon droit,  améliorer nos conditions de vie en général – aspect décisif de l’ « ordre du monde » - en continuant de soutenir les progrès des sciences et de la médecine ; nous continuons  de  lutter contre la souffrance et la misère et cherchons à  prévenir le plus possible  les aléas de l’existence. Nous voulons  aussi instaurer un monde moins injuste, une société pacifiée, afin de  nous libérer de l’oppression et des formes de travail les plus aliénantes. Nous  sommes donc de moins en moins  « stoïciens », et  nous associons à ces doctrines jugées   « fatalistes » une idée  de résignation qui nous révulse désormais. Car les anciens étaient fondamentalement  respectueux d’un « ordre du monde » qu’ils jugeaient équilibré et harmonieux, malgré les immenses disparités sociales. Ce point de vue n’est plus le nôtre. Cela signifie-t-il que les recommandations de Descartes n’ont plus de pertinence, ou qu’elles ne nous concernent plus ? Les récents développement de  l’actualité internationale, et les inquiétudes  que les crises écologiques et économiques actuelles suscitent appellent à considérer aujourd’hui ce que l’on continue de nommer  le « progrès » avec une perplexité croissante. Devons-nous toujours aller de l’avant ? N’est-il pas grand temps de relire Epicure, Epictète  ou Lucrèce ?

 

«  Comment ne pas entendre le cri de .la nature, qui ne réclame rien d'autre qu'un corps exempt de douleur, un esprit heureux, libre d'inquiétude et

de crainte ? » s’étonne  Lucrèce dans De la nature. Plutôt que de continuer à vouloir « changer l’ordre du monde » à toute force en rompant inconsidérément les équilibres naturels  et en engageant des processus dont ne maîtrisons plus du tout les aboutissants,  ne faudrait-il pas mieux en effet  prêter à nouveau attention  au «  cri de la nature » qui nous suggère par exemple d’essayer de réfréner  notre appétit  de consommation et  de ménager  les ressources limitées de notre fragile planète ?  Il n’est pas certain que nous puissions encore maîtriser  une évolution techno-scientifique  dont les acteurs sont partout, donc  nulle part. Un désir sans sujet  semble commander  les orientations de la société mondiale.  Qui veut  aujourd’hui la déforestation de régions entières, l’épuisement des sols et des sous-sols, la destruction irréversible  de nombreuses espèces vivantes, le réchauffement de la planète ? Personne en particulier, ou  peut-être quelques individus cyniques qui ne veulent pas céder sur  leurs appétits frénétiques de pouvoir et de richesse. Le simple citoyen peut néanmoins se demander ce qu’il peut faire,  pour lui-même, mais aussi pour tous, puisque notre responsabilité engage, comme nous le dit très fermement Sartre, l’humanité tout entière : « En choisissant pour moi, je choisis pour tous » écrit-il dans L’existentialisme est un humanisme.

  En choisissant de « changer mes désirs »,  je peux en effet contribuer à changer l’ordre du monde. Le philosophe Kant ne dit pas autre chose lorsqu’il pose le fameux principe : « Agis toujours de telle sorte que tu puisse ériger la maxime de ton action en loi universelle de la nature » ou encore «  il faut traiter l’humanité, en soi comme en autrui, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un mayen » (Fondement de la métaphysique des mœurs). Selon Kant, il faut toujours se demander, lorsque l’on agit, si l’humanité se porterait bien, autrement dit si nous vivrions tous en bonne harmonie dans l’hypothèse où chacun d’entre nous se soumettrait  effectivement  à la règle que nous adoptons. Si la réponse est positive, cette règle est morale. Mais pour agir  moralement,  c’est-à-dire en prenant en considération non pas nos seuls intérêts immédiats, mais aussi ceux de la communauté à laquelle nous appartenons, voire les intérêts de l’humanité tout entière, nous devons renoncer à certains de nos désirs au profit d’objectifs plus  désintéressés. Ainsi, en agissant comme nous pensons que toute personne soucieuse de l’intérêt général devrait le faire, nous contribuons, à notre échelle, à instaurer un monde plus habitable, plus juste, moins violent. C’est ce que nous suggèrent aujourd’hui les penseurs  écologistes comme Edgar Morin par exemple ou le philosophe allemand Hans Jonas (1903-1993). Si nous voulons, sinon «  changer l’ordre du  monde », du moins essayer de préserver ce qui peut l’être encore afin de le transmettre aux générations à venir, nous devons tout d’abord changer nos propres désirs.

« Changer ses désirs » ne signifie pas  renoncer à toute vie sociale pour   retourner dans les bois  se nourrir de glands et marcher nu-pieds. « Changer » nos aspirations  peut signifier aussi les « adapter », les « détourner », les  « modérer » bien sûr, mais  aussi les « sublimer ». Ne pas désirer l’impossible est raisonnable dit Descartes.  Mais désirer ce qui est possible l’est aussi. Or il se trouve que  les limites du possible ont été sans cesse repoussées depuis l’antiquité  grâce à de nombreux  changements de l’ « ordre du monde » (l’ordre social et politique notamment)  qui ont été voulus et réalisés par les savants et les hommes d’action  qui nous ont précédés sur cette planète. Aujourd’hui  les plaisirs de l’esprit (lecture, accès diversifiés  à la culture)  sont accessibles aux plus chanceux d’entre nous, la protection sociale et les  institutions démocratiques, dans les Etats de droit, nous garantissent  certains de nos droits fondamentaux. Or, en continuant à gérer   l’ « ordre du monde » conformément à la volonté générale en vue de  plus de justice, plus de protection sociale etc…  nous posons de nouvelles exigences,  modifiant  ainsi notre cadre de vie   et nos orientations collectives. La  lutte pour l’instauration des droits de l’homme, pour l’émancipation des femmes  ou  l’abolition  de la peine de mort par exemple,  ont certainement eu pour conséquence un adoucissement des mœurs et un recul de  notre sauvagerie naturelle, au moins dans les pays concernés. En modifiant l’ « ordre du monde », nous nous humanisons davantage et nous spiritualisons  nos désirs comme les anciens nous l’ont  recommandé et comme Freud l’a préconisé  lui aussi à sa manière. Dans la création artistique, et dans toute autre activités apparentée (jeux de société, sport etc…), nous ne renonçons pas totalement à la part prohibée de notre sexualité, mais nous   lui trouvons des dérivatifs acceptables,  socialement valorisés. La psychanalyse nous montre elle aussi la voie  non pas du  renoncement, mais de l’autonomie et de la maîtrise de soi.

En conclusion, nous remarquons que la question posée suggérait une alternative. Nous avons pu croire qu’il fallait  choisir entre changer ses désirs, c’est-à-dire les adapter à l’ordre du monde, ou bien s’attaquer à l’ordre du monde  pour tenter de l’adapter à nos désirs. Descartes nous dit que lorsque nous sommes malades, il est vain de désirer être en bonne santé, et que lorsque l’on est en prison, il n’est pas bon de souhaiter être libres. Nous avons tendance à penser qu’au contraire pour être en bonne santé, il faut nous en préoccuper et agir en conséquence, et qu’une bonne conduite, en prison,  nous aidera à recouvrer plus vite la liberté désirée. Mais il  faut  comprendre qu’au fond Descartes a raison.  Nous devons d’abord changer nos désirs, non pas pour  les soumettre à l’ordre du monde,   mais pour conquérir une liberté et un maîtrise de soi  sans lesquelles aucun projet ni éthique ni politique ne sont concevables. Il n’y a donc pas d’alternative : « A la nécessité on ne saurait imputer une responsabilité. Le hasard, lui, est chose instable ; seul notre pouvoir propre, sans autre maître que nous-même, est naturellement susceptible de blâme ou d’éloge »  (Lettre à Ménécée, § 15)

 

 

 

 

Quiz

 

Qui est l’interlocuteur insolent de Socrate dans le Gorgias :

  • Alcibiade
  • Agathon
  • Calliclès

 

Ce qui dépend de nous pour les stoïciens, c’est :

  • La fortune
  • La justice sociale
  • Notre seul jugement

 

 

 

Porter des chaussures selon Rousseau est

  • Naturel et nécessaire
  • Naturel mais non nécessaire
  • Superflu

 

Résumé-Plan

 

Introduction : une interrogation  d’ordre éthique

Descartes et le stoïcisme

Le mécanisme paradoxal du désir

La félicité stoïque

Le désir est l’essence de l’homme

Progrès, écologie, et morale universelle

Conclusion : changer ses désirs et l’ordre du monde vont de pair.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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5 avril 2020 7 05 /04 /avril /2020 10:22

 

 

LECON 19 La philosophie à l’ère du confinement

 

LE DESIR

 

Le langage courant confond le désir, le besoin et la volonté. Il faut pourtant bien les distinguer.
Le besoin relève de la nature ; comme nous, les animaux ont des besoins, qu’ils doivent satisfaire pour vivre. La volonté est un pouvoir positif  de décision qui est en général considéré comme une qualité. Au contraire, le désir est une notion foncièrement contradictoire. Le désir est un aspect de notre condition qui peut être jugé fâcheux. Il est aussi pourtant à la source de notre grandeur.   

Démesure du désir

Le désir –du latin desiderare : regretter l’absence de quelqu’un ou de quelque chose - peut être défini comme une tendance, un effort, vers quelque chose, accompagné ( e)  de la conscience de cette inclination. Il se distingue donc du besoin pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur, car le désir est une motivation puissante pour toutes les actions et entreprises humaines : « Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion » (Hegel). Et pour le pire, car le désir loin de s’éteindre lorsqu’il atteint son objet, s’aiguise et se reporte sur un autre objet. C’est pourquoi Socrate compare dans le Gorgias l’homme  aux Danaïdes, condamnées à remplir un tonneau percé jusqu’à la fin des temps.

 

Désir et  reconnaissance

Le désir peut être considéré comme l’essence de l’homme en tant que puissance d’affirmation et de création (Spinoza, Ethique, 3).  Le désir est pourtant  «  négatif » en ce sens  qu’il est  volontiers agressif, voire destructeur, lorsqu’il rencontre des obstacles. L’autre, ou le désir de l’autre,  sera le plus souvent cet obstacle. Dans ce que l’on nomme «  la dialectique du maître et de l’esclave », Hegel explique que tout homme recherche la confirmation de sa valeur en tentant d’imposer son point de vue à  l’autre. Et cette « lutte pour la reconnaissance » peut aller jusqu’au conflit violent. « Toute conscience, écrit-il, poursuit la mort de l’autre ». Le vainqueur est le maître, le vaincu, l’esclave.

 

Positivité du désir ?

Les anciens ont bien souvent condamné le désir au nom du bonheur «  Quant au désir, pour le moment, renonces-y totalement : car si tu désires l’une des choses qui ne dépendent pas de nous, tu ne seras pas heureux, c’est inévitable » Epictète, Manuel . A la suite de  Descartes et de Spinoza , les modernes ont davantage insisté sur la positivité du désir. Désirer, bien sûr, c’est prendre des risques. Mais si nos passions, qui sont les formes exacerbées de nos désirs, peuvent être dangereuses car elles nous exposent aux frustrations et au chagrin, elles ont en même temps notre force et nous honorent. Que vaudrait la vie sans le désir ? Pour Niezsche,  il ne faut pas renoncer à nos désirs. Il faut tenter de les embellir, de les magnifier, ou encore de les « sublimer ».

 

Demain, je poserai la question: Vaut-il mieux changer nos désirs que l’ordre du monde?

 

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2 avril 2020 4 02 /04 /avril /2020 09:34

 

LECON 16 La philosophie à l’ère  du confinement

 

Peut-on à la fois admettre la liberté de l’homme et l’existence de l’inconscient ?

 

La philosophie est coutumière du fait. Elle pose des questions  dont la pertinence  ne saute pas aux yeux. Certains diront  qu’elle « coupe les cheveux en quatre », ou qu’elle invente des problèmes inexistants. Le débat concernant l’existence de l’inconscient illustre parfaitement cette remarque. La liberté, en effet  relève d’un sentiment qui, en général, est  d’une telle évidence et d’une telle force qu’il se passe de toute approbation théorique. Quant à l’existence de l’inconscient, elle a été établie au début du 19 ième siècle par le philosophe et psychanalyste Sigmund Freud. Depuis, ce qui n’était qu’une hypothèse, jugée dans un premier temps extrêmement problématique, est devenu une vérité d’une banalité défiant toute discussion. Qui va contester l’existence de l’inconscient aujourd’hui ? La difficulté ne  surgit que  si l’on prend la peine de rapprocher les deux hypothèses (« Nous sommes libres » « L’inconscient existe et nous détermine »). Une approche très  superficielle de la liberté ne nous révèle  pourtant aucune incompatibilité flagrante  avec  l’hypothèse de l’inconscient : lorsque je peux satisfaire mes désirs, que ceux-ci soient conscients ou pas, je me crois libre en effet. Pourquoi devrions-nous tenir cette conviction  pour une illusion?

Aujourd’hui, le terme d’ « inconscient » est sur toutes les lèvres, aucune émission de radio, aucun article de magazine ayant trait à notre vie sexuelle ou amoureuse, aucun reportage sur les traumatismes liés à tel ou tel accident ne font   l’économie d’une référence au moins implicite à l’inconscient. Le thème  de l’introspection par  l’analyse psychanalytique, ou encore  de nos rapports avec notre « psy »,   sont  les  ressorts d’innombrables comédies, depuis celles de Woody Allen jusqu’à la dernière des séries télévisées. La publicité  nous  a familiarisés avec l’idée des messages « subliminaux » c’est-à-dire inconscients. Dans un tout autre registre, les victimes d’attentats ou d’accidents sont pris en charge par des « cellules psychologiques », les procès et les verdicts réparateurs ont pour finalité, entre autres, de permettre aux victimes de  pouvoir commencer le « travail de deuil » et ainsi de pouvoir envisager de se  « reconstruire » ce qui signifie se réconcilier avec son inconscient. Les avocats  des meurtriers, enfin, dans les crimes passionnels, font largement référence aux poids de l’inconscient pour tenter de disculper partiellement leurs clients : « Soyez indulgent, diront-ils, car les pulsions criminelles de mon client furent  largement inconscientes,  c’est-à-dire indépendantes de sa volonté ». Naturellement, nous admettons tous sans difficulté que des personnes « détraquées » puissent agir en étant « déterminées » par des tendances qui échappent totalement à leur personnalité consciente. Mais nous croyons aussi  que tout personne « normale », ni névrosée, ni « folle »,  est  libre,  en règle générale, autrement dit maîtresse de ses actes. Pourtant, selon Freud, nous avons tous un « inconscient » et celui-ci n’est pas seulement à l’origine de comportements transgressifs ou criminels.

Or cette hypothèse, comme on va le voir,  n’est pas du tout conciliable avec une conception traditionnelle de la liberté.   Etre « libres », en effet, pour tous les penseurs classiques, ce n’est pas seulement  agir spontanément, en suivant nos désirs ou nos pulsions,  quelqu’ils soient. La liberté, au contraire  implique la responsabilité, c’est pourquoi seul un être humain est vraiment « libre » car il est conscient de ce qu’il fait et de la portée de ses actes. Ni l’animal,  qui n’est pas doué de conscience morale, ni le très jeune enfant, ne sont « libres » lorsqu’ils suivent leur instinct ou leurs simples « appétits ». L’hypothèse de l’inconscient, telle qu’elle a été formulée par Freud, est donc bien en contradiction avec une certaine conception de la liberté, qui n’est peut-être pas celle du sens commun. Cette liberté peut être dite « morale ». Elle suppose qu’un adulte sain d’esprit, lorsqu’il agit, peut et doit assumer ses propres actes qu’il doit être en mesure d’en répondre. Telle est l’idée de la « responsabilité », et c’est cette notion que  l’hypothèse de l’inconscient semble remettre en cause.

 

Freud  (1856- 1925), contrairement à une idée reçue,  n’a pas inventé la notion  d’ « inconscient ».  De nombreux philosophes et écrivains avant lui connaissaient l’existence de ces zones obscures de notre esprit qui rassemblent des souvenirs, des images, des fantasmes, des représentations dont nous n’avons pas conscience et qui pourtant subsistent en nous, à notre insu, et peuvent même « déterminer » - c’est-à-dire causer – et expliquer  certains comportements.  Il s’agit de ces  actes ou attitudes qui  surprennent non seulement notre entourage mais aussi le sujet même qui en est autant le témoin que  l’acteur. Descartes lui-même a admis un jour éprouver des émotions incontrôlables lorsqu’il rencontrait des jeunes filles qui louchaient !  On dirait aujourd’hui qu’il  nourrissait  un « fantasme »  lié à un souvenir enfoui dans son inconscient, celui d’une jeune fille « louche » (qui louchait) à laquelle il était très attaché.  Le philosophe Leibniz (1646-1716) a remarqué que lorsque nous nous promenons au bord de la mer, nous entendons le bruit des vagues, mais pas celui de chaque gouttelette, alors que le bruit de la vague inclut nécessairement  celui de chaque goutte d’eau. Nos perceptions globales sont donc la « sommation » (la somme unifiée) des petites perceptions inconscientes. L’idée d’ « inconscient psychique » est donc implicite ici. Toutefois  c’est à  Freud que l’on doit la théorie révolutionnaire et jugée à l’époque scandaleuse de l’inconscient. Celle-ci est apparue alors, aux yeux des ses adversaires,  mais aussi de certains de ses collègues et amis, comme incompatible avec une certaine idée traditionnelle de la liberté.

Dans les années 1880,  jeune médecin viennois,  Freud s’est tout d’abord intéressé au problème de l’hystérie.  Les « hystériques » sont des malades qui souffrent de symptômes physiques parfois extrêmement graves - tels que la paralysie, la cécité ou l’aphasie – alors qu’aucune lésion organique ne permet d’expliquer de tels troubles. A l’époque, le traitement de ces malades par l’hypnose a  révélé que les symptômes peuvent disparaître puis réapparaître dès que le malade revient  à l’état de veille. Les observateurs sont alors tentés de conclure que  ces malades sont des simulateurs, qui, d’une manière ou d’une autre, inventent une maladie imaginaire pour échapper à une réalité qu’ils ne supportent pas.

C’est une jeune fille hystérique que le médecin Joseph Breuer présente à Freud en 1880, Bertha Pappenheim, qui met Freud sur la voie de la théorie psychanalytique. Cette jeune fille, dont Breuer et Freud ont raconté la « guérison » dans les Etudes sur l’hystérie (1895), en la nommant « Anna 0 »  avait accompagné en tant qu’aide soignante son père, assistant   à son agonie puis à  sa mort. Elle  était atteinte de troubles extrêmement sévères (toux inexpliquée, paralysie, aphasie etc…).  L’année suivant le décès de son père  (1881-1882), elle réussit cependant à évoquer chaque soir les événements qui s’étaient déroulés l’année précédente devant son médecin Joseph Breuer. Celui-ci se contentait essentiellement de lui rendre visite, et  de  l’écouter  quotidiennement, alors qu’elle restait alitée. Au cours de cette psychanalyse improvisée elle parvint  peu à peu  à se libérer de ses symptômes et découvrit alors que la seule parole constitue une sorte d’apaisement, voire de guérison. Bientôt consulté et appelé à la rescousse, Freud, en se fondant sur l’étude du  « cas Anna O. », complété par plusieurs  autres, énonce une hypothèse  que le développement ultérieur de sa théorie s’emploiera  à préciser et à compléter : 1) Les hystériques souffrent de « réminiscences » autrement dit de la persistance de souvenirs   d’événements que la conscience n’a pu accepter sous l’effet de contraintes morales leur refusant toute légitimité 2) Le retour à la conscience de ces éléments refoulés est donc la condition de la liquidation des symptômes. Car le symptôme est la manifestation déguisée d’un tel  blocage psychique    insupportable. Anna O. appelle  ce processus de guérison (par étapes)  « ramonage psychique ». Freud, reprenant une notion aristotélicienne, la nommera « catharsis »,  ce qui signifie « purification », ou  encore purge, purgation. La théorie psychanalytique est ainsi ébauchée : c’est la parole qui constitue la guérison, à condition qu’elle soit spontanée.  L’hypothèse de  l’inconscient reste à expliciter  et à détailler.  Elle connaîtra de multiples péripéties jusqu’à la mort de Freud, et bien au-delà.  Les deux « topiques »  (représentation des lieux de l’esprit) seront élaborées par Freud successivement en 1905 et 1920.

 

Dans sa première représentation de l’inconscient, Freud imagine que l’esprit est constitué de deux parties séparées par une barrière qu’il appelle alors « la censure ». A l’étage supérieur se trouvent  à la fois la conscience et l’ensemble des éléments pré-conscients, qui sont susceptibles de devenir conscients dès qu’ils sont sollicités. En dessous de ce système « conscient - pré-conscient » se trouve l’inconscient qui réunit tous nos souvenirs et nos tendances ignorées de tous, y compris de nous-mêmes. Ces éléments « refoulés » ne sont absolument pas oubliés, contrairement aux apparences. Ils peuvent resurgir inopinément, par exemple à l’occasion d’un lapsus ou d’un acte manqué. Dans ce type de circonstances, tout comme dans nos rêves, certains traits de notre personnalité font irruption dans notre vie publique et consciente, à notre insu. Ce type de comportements, qui ne concerne pas que les malades mentaux, semble prouver que assez souvent nous agissons  sans savoir ce que nous faisons (« je n’ai pas voulu cela »), et nous pouvons affirmer après coup, en toute bonne foi, que nous n’étions pas libres. Dès cette époque, Freud accorde en outre une large place à la sexualité dans notre vie inconsciente. Il considère même que la sexualité joue un rôle éminent chez le jeune enfant, et même chez le bébé. La sexualité n’est pas ici seulement l’activité génitale. Elle concerne toutes les activités qui nous apportent du plaisir sans que ce plaisir soit lié à l’assouvissement d’un besoin physiologique. Le bébé qui reste au sein alors qu’il n’a plus faim connaît un plaisir érotique. Son attachement à sa mère est d’ordre sexuel, ses premiers émois liés au « complexe d’Œdipe » (attachement au parent du sexe opposé) le sont aussi. Ces premiers jalons de la théorie freudienne font scandale à  Vienne.  L’importance que Freud accorde à la sexualité invalide implicitement la doctrine religieuse pour laquelle l’homme doit répondre non seulement de ses fautes, mais aussi de ses désirs. De plus,  la théorie psychanalytique  efface la frontière entre le normal et le pathologique : nous avons tous des symptômes névrotiques dont la source est à chercher dans une part presque inaccessible de notre psychisme. Comment pourrions-nous en répondre ? D’autre part, Freud  conçoit une grande continuité entre la vie psychique de l’adulte et celle de l’enfant. Notre identité semble se dessiner dès les premiers jours de notre vie. Comment pourrions-nous donc être tenus pour coupables  de certains  aspects de notre personnalité, tels que des fantasmes sexuels, des aversions, des phobies ou des haines irrépressibles  qui ont trouvé leur origine dans les premiers émois de notre vie, et  qui se sont imprimés par la suite  dans notre inconscient de façon quasi irrémédiable ?

La première théorie de Freud (« première topique ») le laisse insatisfait. Il ne comprend pas comment une barrière inerte (la « censure ») peut  trier intelligemment les représentations avouables et celles qui sont susceptibles de choquer notre entourage ou celles qui sont effectivement inadmissibles, comme le fait de vouloir épouser son père pour une fille par exemple. Il propose donc une seconde théorie, et celle-ci a été retenue par la postérité. Notre psychisme comporte trois « instances », non plus statiques,  comme des lieux ou des zones de l’esprit, mais dynamiques, comme des champs de forces.  Le « ça » est le « réservoir de la libido » c’est-à-dire le carrefour de toutes nos pulsions, de tous nos appétits,  alors qu’ils ignorent encore toute discipline ou interdits. Le nouveau né est d’abord un « ça », gouverné par le seul « principe de plaisir » ‘ il  veut tout de tout de suite et  sans condition). Très vite se forme dans son esprit une autre instance relativement autonome et qui va contrarier les ambitions du ça. Freud le nomme le surmoi. Il constitue comme une autre  personne à l’intérieur de ma personne, et il incarne et représente les interdits parentaux et sociaux. Le sur-moi constitue une sorte de gendarme intérieur dans notre propre psychisme. Le psychisme est à ce stade douloureusement partagé entre deux instances opposées. Le « moi » est la troisième part de notre esprit dont le rôle sera celui d’un médiateur. Il tentera de concilier les exigences du ça (nos appétits et désirs incompressibles),  celles de la réalité, incarnée notamment par notre entourage familial et ses exigences ; et celles du surmoi qui coïncide en gros avec ce que le sens commun nomme la « morale »  (nécessité de prendre en considération la volonté des autres, de se soumettre aux règles  de la bienséance et…). Telle est la nouvelle représentation de  l’esprit que l’on doit à Freud et qui sera reprise et confirmée par l’ensemble de ses disciples. Cette théorie est extrêmement précieuse et éclairante pour rendre compte des comportements névrotiques en général. Elle nous permet aussi de comprendre nos rêves, nos actes manqués et nombre de nos attitudes apparemment irrationnelles (comme des phobies par exemple, ou des difficultés relationnelles). Mais elle bouleverse complètement la représentation philosophique traditionnelle de l’esprit, et, par voie de conséquence, de la liberté.

Pour la philosophie rationaliste classique  dont le plus éminent représentant est Descartes, l’homme se définit par la pensée consciente ; la pensée, pour Descartes, comme   pour son contemporain Pascal (« l’homme est un roseau pensant »)  constitue notre spécificité et notre grandeur. L’homme a conscience d’exister car il a conscience de penser : «  Je pense donc je suis » écrit Descartes dans  ses  Méditations métaphysiques. Un tel a priori a pour corrélat l’exclusion de toute forme de psychisme inconscient. La conscience est l’ « attribut essentiel » de la pensée, ce qui signifie que  l’une ne peut se concevoir sans l’autre : «  La raison pour laquelle je pense que l’âme pense toujours est la même qui me fait croire que la lumière lui toujours, bien qu’il n’y ait point d’yeux qui la regardent »  et, « généralement, que  ce qui constitue la nature d’une chose est toujours en elle pendant qu’elle existe » (Lettre au Père Gibieuf, 19 janvier 1642). Pour Descartes comme pour tous les philosophes rationalistes, notamment croyants, tels que Malebranche ou  Kant , la grandeur de l’homme, ou encore sa « dignité », tiennent au fait qu’il pense, qu’il peut dire « Je », et se représenter lui-même comme un sujet, autrement dit un sujet pensant : « Posséder le « Je » dans sa représentation, ce pouvoir élève l’homme  infiniment  au dessus de tous les êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne… » écrit Kant dans l’Anthtropologie du point de vue pragmatique (1798). Or il est clair que l’invention de Freud semble bousculer totalement ces approches morales de la conscience comme de la liberté. Si mes actes et mes pensées sont largement explicables par des dispositions psychologiques qui procèdent de ma petite enfance et qui donc n’ont absolument pas été commandées par ma volonté, puis-je encore être tenu pour responsables de mes actes ? En un certain sens, tous les hommes sont à un moment ou à un autre les spectateurs en quelque sorte d’un drame qui se joue  dans leur intimité, mais qui n’en échappe pas moins totalement au contrôle de leur volonté consciente : le moi n’est plus le souverain omnipotent qu’il prétendait être sous le règne de la philosophie cartésienne. Notre conscience, qui  ne constitue qu’une faible part de notre psychisme,  demeure bien souvent l’otage d’une obscure dramaturgie intime : « le moi n’est pas maître dans sa propre maison » écrit Freud dans :  « Une difficulté de la psychanalyse » (1917).

« Qui saurait évaluer, même si tu n’es pas malade, tout ce qui s’agite dans ton âme, et dont tu n’apprends rien, ou dont tu es mal informé ?  »  (ibid). Freud semble donner raison ici à ses adversaires. Si mes motivations sont  indépendantes de ma volonté, si j’agis sans savoir pourquoi j’agis, comment pourrais-je encore me croire libre ? Descartes n’est plus là pour tenter de réfuter la thèse de Freud, mais  plusieurs de ses disciples vont s’en charger. Le plus connu et le plus virulent  est le philosophe Alain (1868-1951) qui, dans ses Eléments de philosophie, réprouve  l’approche freudienne pour des raisons morales. Toute morale implique en effet la référence à un « Je », c’est-à-dire à un sujet pleinement  conscient de son unité,  assez lucide pour apprécier le bien et le mal, pour  juger en connaissance de cause, et pour  décider « en conscience » - justement -  d’agir ou de ne pas agir suivant une règle choisie par celui qui se croit et se  veut  libre. Il ne faut donc pas exagérer le rôle et l’impact de cet « animal redoutable » (inconscient) qui serait en nous et nous déterminerait malgré nous : « il faut éviter ici plusieurs erreurs sur le terme d’inconscient. La plus grave de ces erreurs est de croire que l’inconscient est un autre Moi ; un Moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ; une sorte de mauvais ange, diabolique conseiller. Contre quoi il faut comprendre qu’il n’y a point de pensées en nous sinon par l’unique sujet, Je : cette remarque est d’ordre moral ». Eléments de philosophie (1941).

  Admettre l’inconscient, semble  nous dire   Alain,  c’est  renoncer à notre  dignité du sujet « moral » et qui  se revendique  tel. Chacun pourra désormais en appeler à  Freud et à sa théorie de l’inconscient pour échapper au « fardeau de la liberté » (l’expression est de Sartre). Si l’inconscient est un autre « moi », je ne suis pas responsable de mes pensées, de mes désirs,  aussi calamiteux soient-ils, et  je me mobiliserais  en vain pour les réprimer. D’ailleurs, je ne peux même pas lutter contre des tendances enfouies   dans les régions les plus reculées de mon âme. Aussi lorsque j’agis sous l’emprise de la panique, du désespoir ou même  d’un désir meurtrier, qu’y puis-je! A aucun moment je n’ai  le sentiment de  décider  d’agir ainsi, je suis  donc  la première victime de mes propres pulsions auxquelles  je n’ai pas plus consenti qu’à la couleur de mes yeux ou à mon patrimoine génétique…Je ne suis donc pas libre, la liberté ne serait  finalement qu’une illusion.

Cette présentation commune et caricaturale  de l’argumentation cartésienne est toutefois fautive à plus d’un titre. Tout d’abord,  elle se fonde sur une conception  très discutable de la liberté. Si la liberté consistait, comme certains philosophes l’ont peut-être admis, en  un  pouvoir absolu sur nous-mêmes,  elle pourrait en effet être remise en cause par l’hypothèse de l’inconscient. Mais nous savons bien, avec ou sans l’éclairage de Freud,  que nos décisions n’ont jamais rien  d’un  « commencement absolu ». Si je me  marie, c’est parce que je suis amoureux, ou parce que j’y suis obligé, si je décide de faire des études, c’est parce que cela me plaît ou bien parce que je veux gagner ma vie etc… Nous n’agissons jamais sans cause, et l’illusion consisterait précisément à confondre la liberté et l’action immotivée. Agir sans cause,  ou sans raison, agir par caprice et sans  savoir soi-même pourquoi on agit, ce n’est pas être libre. Et lorsque nous agissons  en toute spontanéité, en  ayant le sentiment de n’être nullement  contraints,  nous ne sommes pas toujours libres pour autant. Le philosophe Spinoza a  montré que la vraie liberté, paradoxalement, n’exclut pas la nécessité. Je suis libre en effet  non pas lorsque  je fais n’importe quoi, mais lorsque j’accomplis ma nature propre. Or quel est le propre de  l’homme ? C’est de se  comprendre soi-même,  c’est de penser. La « femme bavarde » qui se croit libre alors qu’elle est incapable de se taire, nous dit Spinoza,  se trompe. Elle n’est pas plus libre que le nourrisson qui hurle pour obtenir son biberon. L’homme est libre lorsqu’ il sait pourquoi il agit et lorsqu’il est en mesure d’assumer les raisons des actions qu’il a  entreprises en toute connaissance de cause. De ce point de vue, la liberté n’est donc pas absolue, mais  elle n’est pas donnée à tous,  ni  indépendante de toute circonstance.  Elle nous apparaît au contraire comme une conquête possible,   presque une « tâche »,   et qui nous incombe. Ainsi comprise, la liberté ne peut être qu’une libération. C’est par des efforts intellectuels que nous nous libérons des préjugés, et c’est par la connaissance de soi que nous pouvons nous libérer des déterminismes, passions, ou névroses    qui plombent  notre existence. Curieusement, on le voit,   il faut décider d’être libres pour le devenir : « Entre en toi-même, écrit Freud, dans tes profondeurs, et apprends d’abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu dois devenir malade, et tu éviteras peut-être de le devenir »  ( « Une difficulté de la psychanalyse »)

La théorie de Freud ne constitue absolument pas  une objection  opposable à une philosophie qui postule  que l’homme est  libre. De fait,  Freud n’a  jamais remis en cause une conception « métaphysique » de la liberté. Ni  l’inconscient ni les événements de notre petite enfance ni un environnement difficile ne constituent à ses yeux   un destin. Tout comme les anciens, il sait que  la sagesse comme la maîtrise de soi se conquièrent, et, que,  pour devenir  libre, il faut commencer par  « prendre conscience des causes qui nous font agir » selon la fameuse  formule de Spinoza. La première chose à faire  sera  d’essayer de dissiper   les illusions les plus tenaces qui obstruent notre horizon mental. La représentation de la liberté  comme un pur  libre-arbitre, détaché de toute influence déterminante,   serait  l’une de ces illusions que la connaissance de notre inconscient doit justement nous aider à vaincre. Il n’y a donc  pas, pour finir,  la moindre incompatibilité entre l’hypothèse de l’inconscient et le postulat de la liberté humaine.

 

Résumé.

Présentation de la difficulté : pourquoi la liberté et l’inconscient semblent s’exclure.

La théorie de Freud en trois moments : l’épisode de Anna O., la première puis la seconde topique
La thèse  cartésienne et l’argumentation d’Alain.

Deux conceptions de la liberté.

La libération par la connaissance (Spinoza).

Pourquoi l’inconscient ne constitue pas un obstacle, pour finir, au postulat de la liberté.

 

Quiz

 

1) Quel est le philosophe qui a parlé de « petites perceptions inconscientes » : Descartes

Spinoza

Leibniz

 

2) Pourquoi Alain présente-t-il l’inconscient comme un animal redoutable :

  • Pour souligner l’animalité de l’homme
  • Pour montrer les dangers de l’hypothèse freudienne
  • Pour s’inquiéter de la dangerosité des psychanalystes
  •  

3) La liberté pour Spinoza c’est

- Agir sans contrainte

- Faire tout ce qui nous plaît

- Se soumettre à  la nécessité de notre  nature

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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