La diversité des cultures contredit-elle l’existence de valeurs universelles ?
On prendra soin de distinguer le point de vue anthropologique et le point de vue éthico-juridique, car la confusion des deux plans est l’une des clés des opinions relativistes. Les anthropologues peuvent bien constater que, de fait, aucune règle ne vaut pour toute société, tout en reconnaissant, comme le fit Montesquieu, que l’existence de la règle en tant que telle est un fait universel. En d’autres termes les principes fondamentaux de la vie en société sont partout les mêmes (l’interdit de l’inceste, l’obligation de l’échange, l’encadrement de la violence) même si le contenu et l’extension des prescriptions correspondantes varient considérablement suivant les climats et les localités. Mais ce n’est pas parce que les parisiens ne « partagent pas les mêmes valeurs » suivant qu’ils logent sur la rive gauche ou sur la rive droite de la Seine que l’on doit en conclure qu’ils forment deux espèces d’hommes différentes. « Dans la maison de la culture, il y a de nombreux appartements et chacun vit dans le sien mais cela ne nous empêche pas de nous inviter à dîner », comme l’écrit joliment le philosophe Isaiah Berlin.
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La vérité, selon le philosophe Karl Jaspers, est ce qui nous rattache les uns aux autres. Qu’ils soient sophistes, sceptiques, pluralistes, anti-humanistes ou relativistes, les philosophes placent tous leur argumentation sous le signe d’une même exigence de rigueur, de probité et donc de validité, ou, osons le terme, de « vérité ». Que l’on soit philosophe ou pas, il est de toute manière impossible de s’ adresser à quelqu’un sans supposer que ce vis-à-vis peut éventuellement, non seulement vous comprendre, mais aussi adhérer aux valeurs implicites dont vous vous réclamez. Il est également absurde de prétendre mettre les hommes en garde contre l’intolérance et l’impérialisme, comme le font certains relativistes, tout en oubliant qu’alors on prône implicitement une éthique qui par définition enveloppe une échelle de normes acceptable par tout être intelligent, sans préjuger de ses convictions. Et ce sont d’ailleurs les mêmes philosophes, de Rousseau à Lévi-Strauss en passant par Hume ou Montesquieu qui réclament la plus grande compréhension à l’égard des différences culturelles et la plus grande tolérance envers l’altérité, et qui prônent parallèlement un idéal de justice universalisable. Il n’y a donc pour finir pas l’ombre d’une contradiction entre la reconnaissance de la diversité des cultures, non seulement en tant que fait, mais aussi comme une valeur primordiale, et l’universalité non pas des « valeurs », en elles-mêmes, car celles-ci sont conventionnelles et aléatoires, mais de certaines normes et principes éthiques universalisables. En d’autres termes, les hommes devraient pouvoir s’accorder, par delà leurs croyances religieuses ou philosophiques, sur la nécessité de lutter contre le mal. Car il est vrai -pour tous donc- qu’il y a du mal, c’est-à-dire de l’intolérable. Mais s’il y a du mal, c’est qu’il y a aussi du bien – certes très relatif ! – même, si ce bien, les uns le nomment « paix » « tolérance » ou « patience » et d’autres « royaume des cieux » par exemple. N’est-il pas sensé de supposer que tous les hommes pourraient s’entendre sur la nécessité de régler leurs désaccords, ou même seulement de les exprimer, mais sans faire exploser la planète ? Nous devrions pouvoir nous retrouver dans cette idée de « concorde discordante » dont les dialogues aporétiques de Platon, par exemple, ont constitué une illustration éblouissante. Posons pour finir, à titre d’épreuve, le fait que tous les hommes ont le même droit d’avoir des droits différenciés, dont en tout premier lieu celui d’adhérer, dans les limites du raisonnable, aux valeurs qui sont celles de leur communauté d’origine.
(Extrait de Cours particulier de philosophie, Belin, 2007)