Le crime parfait
Dans son introduction de Le grand récit Johann Chapoutot note que « l’homme est l’espèce fabulatrice » (expression qu’il emprunte à Nancy Huston). Propos qui résonne tout particulièrement en ce moment où l’on observe le déploiement de certains mondes parallèles …
Angela Merkel l’avait mentionné à propos de Vladimir Poutine. Hélas il ne s’agit plus seulement de Vladimir Poutine mais aussi d’une part non négligeable du peuple russe qui le soutient et semble adhèrer à la propagande de leur TV.
Jean Baudrillard avait développé cette idée dans un livre visionnaire intitulé « Le crime parfait » (1995) : c’est le réel, disai -il, qui a été liquidé.
Il existe désormais des mondes multiples et incompatibles. Samuel Huntington avait parlé pour sa part « Le choc des civilisations » (idée par ailleurs détestable; nous désirons un monde à la fois pluriel et commun). Il reste que cette hypothèse est malheureusement une grille de lecture pour comprendre le monde actuel - comme en témoigne encore par exemple les propos pourtant policés et sibyllins de Antonio Guteres aujourd’hui 26 avril à Moscou (« deux visions du conflit s’opposent »).
Le monde de Poutine n’est plus le même que le nôtre, comme l’illustre la thèse des médias russes à propos de la « la mise en scène » des tueries de Boutcha. Evoquons aussi la rhétorique des pro-poutine en France, phénomène encore plus troublant, car ils ne sont pas les victimes d’une propagande d’Etat.
Trouble qui peut tourner au nihilisme. Peut-être est-ce Poutine qui dit vrai et les USA qui mentent (comme lorsqu’ils ont annoncé la guerre, à la veille de l’offensive, et que personne ne les a crus? Guerre qui n’a pas eu lieu comme chacun le sait - il ne s’agit que d’une « opération spéciale » ?). Allez savoir. Quant il n’existe plus de référents communs, plus de critères partagés, plus de terre ferme où s’arrimer, comment faire? Qui croire?
« Le monde n’existe plus".
Hannah Arendt le redoutait elle aussi. La crise de la culture, dans son paroxysme, c’est précisément cela : la fin du monde, la fin d’un monde commun. On y est presque.
Et c’est inquiétant….
Pour ne pas dire terrifiant, comme en témoigne cet aphorisme désespéré, et particulièrement éloquent :
« La Terre est un immeuble en flammes dont on a muré les issues. Nous allons rôtir dans cet incendie » Gabriel Chevallier, La peur, 1930, cité par Johann Chapoutot
Laurence Hansen-Löve (auteure de La violence. Faut-il désespérer de l’humanité (Editions du retour, 2019) et Planète en ébullition.Ecologie, féminisme et responsabilité ( Editions Ecosociété, avril 2022)