«Faut-il cesser de manger de la viande ?», se demande mon amie Laurence Hansen-Löve, sur son blogue (1er avril 2011). Plusieurs livres, documentaires et films sortent en réponse à cette question et certains font littéralement un tabac commercial et matière à débat et à foire d’empoigne médiatique.
Au cours des prochains jours, nous ajouterons une réflexion éthique et pédagogique à cette question appelée, plus qu’on ne le croie, à un grand avenir.
Le végétarisme en 2011
Dernière peur ou nouvelle éthique alimentaire pour temps de crise ?
Partie 1
Serge Provost
Professeur de philosophie
Jonathan Safran Foer
Faut-il manger les animaux ? Éditions de l’Olivier, 2010
« Si on proteste contre la tauromachie en Espagne ou contre
le massacre des bébés phoques au Canada, tout en continuant
de manger des poulets qui ont passé toute leur vie entassée dans
des cages, ou des veaux qui ont été arrachés à leur mère, qui seule pouvait
les nourrir adéquatement, ou des bêtes de boucherie, auxquelles on enlève
la possibilité de s'étendre les pattes, c'est comme si on dénonçait
l'apartheid en Afrique du Sud, tout en demandant à ses
voisins de ne pas vendre leurs maisons à des noirs ».
Peter Singer.
La libération animale, Paris, Grasset, 1993.
Les végétariens dérangent-ils encore, en 2011 ? On dirait que oui, même lorsqu'ils ne font aucun prosélytisme. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à observer la réaction des convives lorsqu'un mangeur refuse ou demande le remplacement d'un plat de viande gastronomiquement préparé. Étonnement, agacement, commentaires humoristiques, persiflage, que sais-je encore ? Pourquoi ce malaise, voire cette irritation ?
Parce qu'ils deviendraient de plus en plus nombreux en Occident à se réclamer de cette pratique nutritionnelle ? Serait-ce parce qu'ils interrogent, en creux, les habitudes et le mode de vie de la civilisation occidentale ? Parce qu'ils incarnent une forme revue et corrigée du religieux, voire de fanatisme, en ces temps de laïcisme athée et de matérialisme triomphant ? À moins que leur refus de manger la chair animale ne pointe du doigt les conditions infamantes de production de la viande, de l'élevage à l'abattoir et ensuite du supermarché à l'assiette, faisant du coup des carnivores assis autour de la table de vils collaborateurs ?
Socrate s’invite à dîner
Que l'on soit d'accord ou non avec cette option alimentaire, les motifs qui conduisent un individu au végétarisme présentent un intérêt philosophique certain. À preuve, ce délicieux petit dialogue socratique, qui fleure bon la maïeutique :
«Socrate : ll y aura des animaux si les gens en mangent ?
Glaucon : Certainement.
Socrate : Et en vivant ainsi nous aurons un besoin beaucoup plus grand de médecin?
Glaucon : Beaucoup plus.
Socrate : Et l'État qui parvenait à nourrir ses premiers citoyens deviendra trop petit et n'y arrivera plus?
Glaucon : Assurément.
Socrate : Alors, nous convoiterons une part du territoire voisin pour nos pâturages et nos labours, et nos voisins voudront une part du nôtre si, comme nous, ils dépassent les limites du nécessaire et cherchent à accumuler démesurément les richesses ?
Glaucon : Cela, Socrate, sera inévitable.
Socrate : Alors, nous irons à la guerre, n'est-ce pas, Glaucon ? » (Cité dans La République de Platon, Garnier-Flammarion, 1967.)
À l’instar de végétariens célèbres, Socrate problématise notre rapport à la nourriture. Il pose et se pose des questions morales relatives aux plats que le commun des mortels consomme avec une délectation évidente, sans une once de culpabilité. Peut-on en dire autant des chantres de l'approche diététique, actuellement dominante, qui semblent avoir mis tous leurs œufs dans le même panier de la santé et du look obligatoires ? La nourriture, comme nous le verrons, a déjà été l'enjeu de débats éthiques et religieux de haut vol. Mais lorsque le quart des Français et le tiers des Américains sont au régime — chiffres cités dans l’ouvrage de Claude Fischler, L'Homnivore, Odile Jacob, Paris, 1990, p.220 — et qui ont presque doublé en vingt ans), quand les professionnels ont tendance à ne traiter que de la qualité hygiénique et calorique des produits à consommer et le moins possible des valeurs sur lesquelles repose l'acte le plus naturel qui est : manger.
Le mangeur 21e et des autres siècles
Le XIe commandement de notre temps semble être : «Point de graisses animales ne mangeras. Corps gras polyinsaturés tu leur préféreras. Des sucres à absorption rapide tu te méfieras. De féculents, point n'abuseras. Aux protéines, tu penseras. L'alcool tu proscriras ou bien juste un peu tu boiras. Pour ton péristaltisme intestinal, des fibres tu consommeras. Des vitamines et des sels minéraux tu te gaveras. Point de friture ne feras. Bouilli, grillé ou à la vapeur mangeras.» Extrait de Je mange, donc je suis de Gérard Apfeldorfer, Payot, 1991, p.35.
De nos jours, les gens pensent à la nourriture pour avoir «le physique de l’emploi» comme le dit une expression qui n'est désormais plus réservée au monde théâtral ou cinématographique. Mais où est donc passée la dimension critique, philosophique, morale et spirituelle de l'alimentation ? Quand les Grecs de l'Antiquité parlaient de la diaita (d'où provient notre mot diète), ils ne dissociaient pas l'aliment des mœurs. En grec, diète signifie genre vie (voir le livre Les mots de la faim et de la soif, de Hélène Matteau, Ed. de L'Homme, 1990) L'importance éthique de l'alimentation n'échappait pas aux philosophes des Lumières. J.J.Rousseau (végétarien notoire ?) a beaucoup écrit sur la question. L'Encyclopédie lui a même consacré de nombreux articles. Si la composante morale échappe à nos contemporains, les grands esprits que nous allons maintenant fréquenter, eux, ne l'ont pas oubliée.
Végétariens et défenseurs des animaux célèbres
Les végétariens et défenseurs des animaux renommés abondent. Des noms ? Outre Socrate dont nous citions un dialogue, notons Pythagore, Platon, Plutarque, Leonard De Vinci, Montaigne, Blaise Pascal, Jean-Jacques Rousseau, Léon Tolstoï, Shelley, Isaac Newton, Lamartine, Richard Wagner, Henri David Thoreau, Benjamin Franklin, Gandhi, George Bernard Shaw, Albert Schweitzer.
N'allons pas jusqu'à insinuer qu'ils doivent leur valeur humaine à ce type de régime, car nous pourrions dresser une liste certainement aussi longue de végétariens inodores, incolores et sans saveur, pour ne pas dire imbéciles, fanatiques et dangereux. Contrairement à l'aphorisme connu, les végétariens réputés de la culture mondiale n'ont jamais déclaré : «Nous sommes ce que nous mangeons.» Peut-être anticipaient-ils qu'un certain Adolf Hitler, fossoyeur patenté du peuple juif, allait devenir un des leurs... «Un peuple souffrant de constipation ne peut aspirer à la grandeur à laquelle aspire notre parti national-socialiste», avait-il déclaré dans une de ses envolées lyriques dont il avait l'habitude. L'évocation de son nom suffit à démontrer que tous les végétarismes ne se valent éthiquement pas. Le refus de l'alimentation carnée, on s'en doutait, n’offre aucun brevet de moralité automatique. En revanche, certaines positions prônant le végétarisme s'inscrivent dans une perspective d'élévation morale qu'il vaut la peine de considérer dans une réflexion éthique sur les mœurs de notre temps.
Des végétariens célèbres qui n'y vont pas avec le dos de la cuillère
Voici un florilège de citations de personnages illustres, venus de divers horizons intellectuels et moraux, qui préféraient la compagnie de l'animal à sa chair et se plaignaient, haut, fort et par écrit, du rapport malsain que l'humanité a toujours entretenu avec l'animalité :
«Je me demande dans quel état d'esprit se trouve un être humain qui porte du sang à sa bouche, pose ses lèvres sur la chair d'un cadavre et place sur sa table des carcasses (les organes des animaux) qu'il ose appeler aliments et nourriture qui, le moment auparavant, bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient.» Plutarque. «Dans le meilleur des cas, les hommes ont pitié de quelque chose et ensuite ils mangent l’objet de leur pitié». Oliver Goldsmith. «Nous avons tort d’imiter les animaux si nous leur sommes supérieurs». Léon Tolstoï. «Ces habitudes d’endurcissement du cœur envers les animaux les plus doux, ces immolations, ces appétits de sang, cette vue de chairs palpitantes, sont faites pour férociser les instincts du cœur.» Alphonse de Lamartine. «Les animaux carnivores sont généralement plus cruels que les herbivores. Devons-nous les imiter ?» Jean-Jacques Rousseau. «Je ne doute pas un seul instant qu'il est de la destinée de l'espèce humaine, dans son développement progressif, de cesser de manger des animaux, aussi certainement que les tribus sauvages ont cessé de s'entre-dévorer lorsqu'elles ont été en contact avec des tribus plus civilisées.» Henri David Thoreau. « La coutume de l’alimentation carnée fait oublier n’importe quelle atrocité ». George Bernard Shaw. «On peut juger de la grandeur d’une nation par la façon dont les animaux sont traités.» Gandhi. «Dans un pays surpeuplé, le mangeur de viande est un mangeur d’hommes. »Alfred Sauvy.
La radicalité de leurs propos nous invite à réfléchir sur les fondements de leurs préférences et antipathies alimentaires. À suivre.