La famille
Les débats passionnés qui ont rythmé la vie politico-médiatique en France depuis 2012 à propos du projet de loi dit du « mariage pour tous » semblent témoigner d’une inquiétude à la fois diffuse et ambigüe. Celle-ci serait liée à la crainte de voir décliner une institution centrale de notre société, voire du socle fondamental de toute société, à savoir la famille. Certains considèrent au contraire qu’une telle préoccupation est la marque d’appréhensions suscitées par la marche inéluctable du changement social, bien au delà du cas particulier de la famille. Quoiqu’il en soit, les innombrables publications et enquêtes que cette crise a suscités ont amené à s’interroger sur la véritable nature de la famille - une « réalité » en partie fantasmatique, et souvent idéalisée, comme on va le voir. Une brève recension de ces études devrait permettre d’ écarter un certain nombre d’idées reçues.
Les travaux des sociologues contemporains, largement étayés par une abondante littérature philosophique et anthropologique, concourent tous à remettre en cause une conception simpliste et réductrice de la famille. Pour la plupart des observateurs aujourd’hui, l’idée selon laquelle la famille serait « l’unité de base de toute société » est une « fausse évidence « (texte 2 de Nicolas Jonas). Ceci pour deux raisons : d’une part, la notion de « famille » comporte nombre de dimensions qui ne sont pas conciliables entre elles. D’autre part, l’idée selon laquelle la famille serait une donnée universelle, parce que naturelle, ne peut être fondée sur un faisceau suffisamment concordant de données factuelles; en d’autres termes, les faits sont ici bien trop contradictoires pour être concluants. Une telle hypothèse serait donc plutôt une illusion d’optique d’ordre ethnocentrique, ou idéologique, voire les deux, - car ce n’est pas incompatible - qu’une réalité démontrable!
C’est ce que nous rappelle à toutes fins utiles Françoise Héritier : « La famille semble relever de l’ordre de la nature, ce qui lui confère le caractère d’un donné universel, en tout cas sous sa forme élémentaire, de type conjugal, définie par l’union socialement reconnue d’un homme et d’une gamme qui vivent avec leurs enfants » (Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, PUF, 2004). Cette « fausse évidence », de nombreux anthropologues contemporains s’emploient à la déconstruire. Sans doute les contradictions et les divergences entre les approches sont-elles flagrantes. Mais les auteurs cités dans le dossier ci- dessous s’accordent au moins sur un point, et c’est celui-ci: la famille dans sa forme la plus convenue, celle qui nous est la plus familière, à savoir la famille dite « nucléaire » (une famille regroupant deux adultes mariés ou non avec ou sans enfants) n’est pas une donnée universelle - loin s’en faut.
I Un concept à géométrie variable
« La famille, écrit Irène Théry, n’est pas un groupe social tout à fait comme les autres » (texte 2, Situer la famille). La première difficulté qui s’attache à l’étude de ce « groupe » particulier tient au fait qu’il n’est ni une « réalité biologique » ni un « fait social ». Et si nous admettons que les sciences humaines se donnent pour tâche de décrire des faits, voire de « les étudier comme si elles étaient des choses », selon la fameuse injonction du sociologue Durkheim , la question de la famille s’avère problématique.
Une construction sociale
En effet, une telle « réalité » n’existerait que « rapporté(e) à un système symbolique institué, lui-même très variable » (ibid). En d’autres termes, il est impossible de définir une réalité objective, une « chose (en soi) » qui serait LA famille. Et ceci, si l’on suit Irène Théry, pour plusieurs raisons: d’une part la famille n’est pas une réalité aisément identifiable; elle est elle-même intégrée dans une représentation de l’univers et de la société incluant la religion, les traditions, les normes et mes codes juridiques, bref une ample configuration symbolique. C’est la raison pour laquelle, en tant que telle, la famille ne peut être appréhendée isolément; elle ne peut être comprise qu’en termes de relations, comme l’explique également Nicolas Jonas (texte 4). Ce point est capital, car il signifie qu’il faut renoncer à se représenter une hypothétique société élémentaire - le clan, la tribu, la chefferie ou la cité antique - et, a fortiori, toute société un peu développée - comme une agrégation ou un conglomérat de familles : la famille n’est pas l’atome de toute communauté, aucune société ne se conçoit comme le simple déploiement ou un élargissement de cette « unité de base ». Même Aristote, qui pourtant voyait dans la « cité » une réalité « naturelle », ne tombe pas le piège d’un tel réalisme naïf . La famille est une construction sociale, en tant que telle elle recouvre des réalités variées, mais toutes également indissociables de leur contexte à la fois historique, social et symbolique.
Deux finalités
Une seconde difficulté tient au fait que la famille ne semble pas comporter une finalité essentielle, mais au moins deux: - assumer la différence des sexes d’une part, lier la succession des générations d’autre part (Irène Théry, texte 4). La question se pose alors de savoir si l’une de ces fonctions est principielle tandis que l’autre ne serait que secondaire.
Toutes ces perspectives trouvent un écho dans l’inventaire des définitions possibles de la famille, comme celles que l’on peut trouver dans le dictionnaire Robert:
(Sens ancien) L’ensemble des personnes (enfants, serviteurs, esclaves, parents) vivant sous un même toit, sous la puissance du pater famillas.
L’ensemble des personnes liées entre elles par le mariage.
Succession des individus qui descendent les uns des autres, de génération en génération
Les membres de la famille vivant sous le même toit, le père, la mère et les enfants habitant avec eux.
Et enfin, dans un sens élargi: ensemble d’être ou de choses ayant une origine commune, des caractères communs, présentant entre eux certaines analogies (exemple: « La grande famille humaine »). C’est ainsi que des ministres et des élus évoquent aujourd’hui couramment leur « famille politique » (une communauté d’esprit et (ou) d’intérêts ) - à laquelle ils estiment appartenir.
Sur la base de cette première recension, on observe donc un glissement marqué depuis une conception ancienne de la famille, à la fois biologisante et socialement déterminée, jusqu’à une conception la plus actuelle de la famille conçue désormais -idéalement - comme le regroupement plus ou moins volontaire d’individus réunis sur la base de leurs « affinités » électives. Bien entendu, une telle conception volontariste de la famille (« familles recomposées » notamment, voire « familles d’élection »), relève plus du fantasme que de la réalité. Elle est toutefois révélatrice d’une évolution sociale de grande ampleur traduisant le passage d’une conception « holiste » (holos - le tout - détermine et conditionne les parties) à une conception « individualiste » du lien social. Le poids des traditions et de la religion s’est effectivement allégé peu à peu, et si la famille ne s’efface pas, elle perd toutefois à la fois de sa rigidité et de son ascendant moral. Cette dépréciation de la famille en tant que réalité sacrée - c’est-à-dire justifiant tous les sacrifices - trouve un écho singulier dans ce propos fameux de Montesquieu:
« Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je le rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose d’utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose d’utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe; ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je le regarderais comme un crime »
Pour le philosophe des Lumières, c’est l’’humanité tout entière qui est devenue la seule vraie famille pour l’individu autonome, rationnel et émancipé (textes 1 à 4).
II La famille est une institution
Point de famille dans la nature, pas plus que de propriété, de patrimoine ou de contrat social. Certains animaux connaissent des formes de liens durables, comme les gibbons ou les vautours, mais on ne saurait parler ici de « famille » sans abus de langage. Car la famille est une « réalité » qui ne peut tenir sa consistance que d’une forme d’engagement validé par un lien social préexistant, lequel présuppose donc au minimum un langage commun. Il est pourtant « naturel » - au sens de nécessaire, de consubstantiel - pour l’être humain de vivre en société. Mais c’est la cité qui fonde la famille et non l’inverse, comme l’a clairement établi Aristote (texte 00). Aucune famille ne peut se concevoir en effet en dehors du cadre relativement stable des formes symboliques et des institutions sociales, quelles que diversifiées qu’elles puissent être.
Préséance de la cité sur la famille
Cette thèse de la prévalence de la cité (autrement dit d’une forme au moins tacite de « contrat social ») sur la famille est également formulée avec la plus grande énergie par Rousseau, quoique sur des bases totalement différentes de celles d’Aristote.
Pour Aristote, la structure traditionnelle de la famille est hiérarchique et, selon lui, ce schéma est « justifié » : le philosophe, on le sait, faute de pouvoir imaginer une société qui ne serait ni patriarcale ni esclavagiste , épouse sur ce point les préjugés de son temps. Rappelons brièvement que dans les sociétés fondées sur l’esclavage des armées permanentes sont orientées vers la guerre, autrement dit les conquêtes et l’enlèvement d’esclaves. Quant aux familles, elles regroupent le père de famille, sa femme et ses enfants ainsi que l’ensemble des serviteurs d’une même exploitation (domus, en latin). Le droit de vie et de mort du pater familias est celui du propriétaire d’un patrimoine sur ses biens de nature diverse (bétail, esclaves, femmes et enfants). Lui seul est citoyen, femmes en enfants sont mineurs, les esclaves n’ont pas de statut. Quant aux religions traditionnelles, elles semblent être là pour appuyer, cautionner et légitimer cette conception archaïque de la société. Un tel modèle de « justice » fermement hiérarchique continue de hanter nombre de civilisations, y compris la nôtre. Néanmoins, la naissance même de la philosophie et la mise en place des premières institutions démocratiques ont constitué dès l’époque de Socrate et des sophiste l’amorce d’un tournant décisif. Une première tentative de désacralisation et de mise hors jeu de la famille est même due à Platon, dans la République. Mais en ce qui concerne la philosophie et l’anthropologie, la grande révolution fut initiée par les philosophes des Lumières et par les théoriciens du contrat social. Au premier rang de ceux-ci figure Jean-Jacques Rousseau
Désormais, la famille cesse d’être une réalité naturelle, et son caractère sacré devient de plus en plus sujet à caution. L’ argumentation de Rousseau est sur ce point sans appel. A l’état sauvage, les êtres humains ne sont pas encore fixés au sol, il n’y a pas de propriété privée, et les bandes qu’ils peuvent former avec les femelles et les petits sont instables. Leurs sentiments sont bornés au « seul physique de l’amour »; cependant les femmes, « mues par la pitié et la commisération », apportent à leur progéniture les soins et la sollicitude dont ils ont besoin. Moyennant quoi, selon Rousseau, la famille stricto sensu, est absente à l’état de nature. Elle n’apparaîtra qu’avec la « révolution » qui marque le passage de l’état de nature à la société civile ainsi que l’institution de la propriété privée. L’organisation familiale en tant que système de normes imposant une régulation de la vie sexuelle et des échanges, et, en fin de compte, le passage de l’ état de Nature à celui de Culture, est donc par excellence un fait social (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, deuxième partie). Ces spéculations de Rousseau ont aujourd’hui été validées par d’innombrables données ethnographiques, et c’est la raison pour laquelle Claude Levi-Strauss présente le philosophe genevois comme l’un des pères de l’anthropologie moderne. Contrairement au philosophe anglo-saxon John Locke, plus traditionaliste à cet égard, Rousseau ne peut admettre l’existence d’un lien durable entre le mâle et la femelle à l’état de nature pour la raison assez évidente que le géniteur ne peut se connaître lui-même comme étant le père de ses enfants: « Une fois l’appétit satisfait, l’homme n’a plus besoin de telle femme ni la femme de tel homme » ( Texte 00, B). Pas plus que la propriété privée, la famille n’existe à l’état naturel ni ne constitue une réalité inaliénable. La famille « ne se maintient que par convention », car si les enfants restent durablement auprès de leur pères, ce n’est pas instinctivement, mais « volontairement ».
Jean_Jacques Rousseau - auteur avant-gardiste à plus d’un titre - ne va pas pourtant jusqu’à remettre en cause la structure hiérarchique de la famille ni la domination qu’il juge naturellement justifiée du mâle sur sa femelle. Il va même jusqu’a voir dans la différence des sexes le fondement d’une inégalité morale. « De cette diversité (dans le rapport à la sexualité) naît la première différence assignable entre les rapports moraux de l’un et l’autre » écrit-il dans Emile. On jugera peut-être qu’il y a quelque inconséquence dans le fait d’affirmer à la fois que la famille n’existe que par convention et que néanmoins la structure familiale hiérarchique et traditionnelle est fondée sur la nature. Il faudra donc franchir de nouvelles étapes et accomplir encore un certain nombre de révolutions mentales avant de parvenir à admettre que les positions différenciées des deux sexes au sein de la famille sont eux aussi le fruit d’une histoire et de ses conventions, histoire marquée pour l’essentiel, dans notre civilisation, par une approche patriarcale de la famille et du lien social en général.
« Aimer sa femme avec sa tête »
Avec le christianisme qui définit Dieu lui-même comme étant amour (« Dieu est amour: qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui »1er épître de Jean), tout être humain, quelle que soit sa position sociale, mérite d’être aimé: l’amour dû au prochain - en miroir de l’amour de Dieu - confère à autrui le statut de valeur infinie . Néanmoins, il est clair que cette égalité de principe ne tend nullement à invalider des structures sociales parfaitement inégalitaires que le christianisme n’a nullement l’ambition de changer ni même de récuser. Il est vrai que celles-ci apparaissent secondaires au regard des véritables systèmes de valeurs, lesquels sont étrangers à la Cité des hommes. En revanche, les êtres supérieurs (maris, pères maîtres) seront invités à aimer leurs obligés - femmes, enfants, esclaves, - de la même manière que le Christ aime et protège les siens. L’amour que le christianisme exalte est donc l’ agapè (amour-charité) qui se distingue de l’ eros comme de la philia (amitié). L’agapè, amour-action conjuguant patience, profondeur et abnégation, est la plus grande des vertus théologales: « L’amour ne fait rien de laid, il ne cherche pas son intérêt, il ne s’irrite pas, il ne se réjouit pas de l’injustice, mais il trouve sa joie dans la vérité ». Mais comment un tel amour peut-il s’articuler avec les autres modes de relations interpersonnelles, et notamment avec l’amour sexuel? Le risque est grand de dévaloriser toute autre forme d’amour, et même de ne trouver à l’amour charnel d’autre justification que la procréation: « La nature humaine est sans doute honteuse de cette libido, Et à juste titre. Car dans cette soumission des organes génitaux aux seules impulsions de la libido, hors de tout contrôle de la volonté, apparaît à l'évidence la punition infligée à l’homme pour cette première désobéissance (le péché originel)». Un homme sage doit aimer sa femme avec sa tête, non avec son coeur, car « rien n’est plus « immonde » que d’aimer sa femme comme une maîtresse ». De telles considérations conduisent à prôner la chasteté, état de vie véritablement supérieur, afin de neutraliser eros au profit d’agapè. On reconnaît ici l’opposition classique entre mariage et passion amoureuse, opposition que la tradition occidentale n’aura de cesse de réaffirmer mais aussi de contester. Pourtant, parallèlement, le christianisme sanctifie le mariage en raison de sa valeur morale et religieuse, et, bien sûr, sociale, une fois posé que seul le caractère sacramentel de la relation conjugale permet de sublimer l’union sexuelle et de la prémunir contre toutes tentations déviantes ou luxurieuses.
Conjuguer respect et plaisir
Avec la Réforme au XVI siècle, on observe un nouvel infléchissement des représentations de la famille et de la conjugalité. Dénonçant l’exaltation du célibat et de la chasteté comme contraires à la volonté du Créateur, les réformateurs soulignent tout au contraire la profondeur morale du lien conjugal. Le mariage, dont ils font même le fondement du lien social, sera conçu en tant que conjugalité alliant rigueur et plaisir. Dans ce nouveau contexte, même la relation sexuelle est désormais prise en considération, et l’amour-agapè jugé conciliable avec l’amour charnel: « Au reste, ce que Dieu permet à une jeune femme de s’éjouir avec son mari est une approbation de la bonté et douceur infinie du mariage » écrit par exemple Calvin. La mariage, conjuguant respect et plaisir, devient même le modèle de toutes les relations de concorde pacifiée et joyeuse entre les êtres humains: « L’institution du mariage a pour but l’assistance et le bien-être; le plaisir sensuel que l’on prend aux corps de l’époux est un élément du bien-être essentiel que la mariage doit procurer. Prendre (et encourager ) le plaisir est donc un devoir qui échoit à chacun des époux » (E. Leites, La passion du bonheur, 1988). L ‘amour, à la fois appétit sensuel, sentiment électif et don de soi, trouve dans le couple son expression la plus accomplie .
Parallèlement à cette évolution des esprits sous l’effet conjugué de la théologie et des moeurs, la philosophie s’efforce de repenser l’institution du mariage en le plaçant de plus en plus sous le sceau de la liberté. Pour Kant le lien conjugal, aussi prosaïquement justifié qu’il puisse être, constitue surtout un cadre moral mais aussi un dispositif foncièrement égalitaire dans la mesure où il impose et garantit une réciprocité et donc une égalité de droits et de devoirs entre les contractants (les époux). Pour Kant, penseur relativement peu subversif sur le plan des moeurs, « l’abandon d’un sexe et son acceptation par l’autre en vue de sa jouissance » n’est acceptable que sous la condition du mariage (texte 00). Sous un angle plus positif, la philosophe Hegel estime pour sa part que, quelques soient les motivations éventuellement « subjectives » du mariage, les contraintes objectives qu’il impose, adoptées à bon escient, sont source non pas d’aliénation mais de liberté supplémentaire (texte 00).
Nous confions à l’anthropologue Maurice Godelier le soin de résumer provisoirement les données dont nous disposons aujourd’hui sur ce chapitre de la famille et des relations de parenté : nulle part, écrit-il, « un homme et une femme ne suffisent à faire un enfant ». En d’autres termes, la famille est une institution, et, comme toutes les institutions, elle épouse successivement toutes les figures de la socialité, péripéties qui la bousculent sans jamais l’exténuer ni l’anéantir le moins du monde (textes 00 à 00).
III la famille comme fait de culture
La famille, même si l’on veut à toute force lui assigner un socle et une justification naturels, est désormais tenue par tous pour un fait essentiellement culturel. Moyennant quoi, la représentation que nous en formons ne peut être dissociée des autres systèmes symboliques auxquels elle s’articule, à commencer bien sûr par les mythologies et les religions. Il est toutefois difficile de savoir si notre vision de l’au-delà et des divinités censés présider à notre destinée, est une projection imaginaire de nos structures politico-sociales ou bien si inversement les différents modèles familiaux sont la traduction de nos convictions idéologiques et religieuses.
Les fondements religieux du modèle patriarcal
Ce qui semble en tout cas acquis, c’est que « nulle part au monde les rapports de parenté ne constituent le fondement de la société et que seuls les rapports politico-religieux ont la capacité de réunir les groupes humains en un tout qui fait société ». On retiendra ici en premier lieu que le modèle patriarcal qui nous semblerait presque « naturel » est l’un des traits marquants des civilisations marquées par les religions du Livre - même s’il faut bien préciser dans aucune société connue le pouvoir politique n’est détenu par les femmes (il existe des société matrilinéaires, mais aucune société matriarcale). On relèvera ensuite que la relativité des rôles sexuels et parentaux - notamment le transfert de l’autorité du père biologique vers l’oncle utérin, selon que la règle de filiation est patrilinéaire ou matrilinéaire - est unanimement soulignée. Dans cette mesure, on ne peut que s’étonner de l’insistance de notre tradition monothéiste à inférioriser la femme, à lui imputer toutes les faiblesses de la condition humaine, voire la genèse de tous les crimes, et à légitimer ainsi sa mise en tutelle. « Dieu serait-il sexiste? » se demande le philosophe Remi Brague. Il refuse pour sa part de cautionner une telle conclusion, qu’il juge précipitée; il faut, selon lui, savoir dissocier « ce qui est le fait des opinions humaines, révisables, et ce qui pour les croyants, est censé venir directement de Dieu » (texte 00). Ne négligeons pas d’autre part le fait que cette représentation désobligeante de la femme (« un cadeau empoisonné ») se retrouve dans nombre de traditions étrangères au monothéisme, comme par exemple dans la mythologie grecque - voir le texte de Hésiode ci-dessous. Il n’empêche: certains passages de la Bible, des écrits de Saint Paul ou du Coran peuvent être considérés comme étant pour le moins… orientés. A tel point que l’ on voit mal comment on pourrait dédouaner leurs auteurs de toute responsabilité dans l’entreprise de soumission d’un sexe à l’autre. Maurice Godelier rappelle en quelques mots ce qui constitue les fondements théologiques de la domination masculine dans nos civilisations marquées par les religions du Livre: « Assigner aux femmes, mais aussi aux hommes, des tâches distinctes, dévaloriser celles des femmes, survaloriser celles des hommes, accorder aux femmes une place mineure ou les exclure des rites censés reproduire le cosmos ou la vie bref, de l’accès aux puissances spirituelles les plus importantes , ce sont là des procédés qui, appliqués dans les domaines de la vie sociale,engendrent et élargissent toujours davantage la distance et les inégalités socials entre les hommes et les femmes »
Il ajoute cependant que ces considérations valent également pour des sociétés sans castes ni classes vivant aux antipodes de l’Occident : rares sont les religions, en Occident ou ailleurs, qui accordent aux femmes une place sinon égale, du moins importante dans la célébration de leur rites (op. cit. p 664). Il souligne que pourtant : « l’une des conditions essentielles de l’instauration de l’égalité de statuts entre les femmes et les hommes est de permettre aux premières d’accéder aux fonctions politiques et aux responsabilités religieuses dans la société » (Ibid).
Une seule règle universelle
Quoi que l’on puisse penser du rôle des mythes et des religions dans la constitution de nos modèles sociaux, il apparait que ce sont les règles de l’alliance et du mariage qui sont le mieux en mesure d’éclairer le fonctionnement des institutions familiales. La thèse développée avec une remarquable constance par les sociologues et les anthropologues de Durkheim à Levi-Strauss est celle du caractère fondateur et déterminant de la prohibition de l’inceste et de l’exogamie. Ces deux règles présentent un caractère social et politique évident: la règle de l’exogamie (obligation de prendre une épouse en dehors du noyau familial où nous sommes nés) ne constitue pas seulement une prohibition, elle crée aussi des droits. L’interdit de l’inceste est couplé avec la liberté de choisir comme conjoint n’importe quel individu de sexe opposé qui ne soit pas vis à vis de nous dans un rapport de parenté proscrit.
Depuis Lévi-Strauss, on admet que la règle de la prohibition de l’inceste est universelle, ce qui tend à prouver une fois de plus que ce sont les impératifs sociaux qui sont premiers et déterminent les schémas familiaux, et non l’inverse: toute tentative de faire de la « cellule familiale » le fait social primitif serait donc vouée à l’échec, ce qui vient confirmer les intuitions de Aristote ou Rousseau. Cette règle de la prohibition de l’inceste permet d’introduire un minimum de logique et de simplicité dans le maquis autrement inextricable des prescriptions et des alliances matrimoniales. L’approche actuelle des anthropologues, largement héritée du moment « structuraliste », conduit parallèlement à souligner l’immense diversité des modalités de l’exogamie et des règles de la filiation. il faut donc renoncer à voir dans la famille nucléaire le point de perfection de la civilisation humaine. Le couple est, du point de vue des historiens, une « invention » historiquement assignable . Par ailleurs, à l’autre pôle de l’échelle des civilisations, il existe des sociétés sans pères ni maris . En bref, les sociétés patriarcales, la hiérarchie des sexes et même la domination masculine ne sont pas inéluctables, puisque elles ne comportent pas ce caractère d’universalité qui seul pourrait attester du caractère naturel d’une règle ou d’un comportement humain (textes 00 à 00).
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