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15 octobre 2006 7 15 /10 /octobre /2006 14:48

LA NATURE : DE L'ORIGINE A L'IDEAL

Des mondes séparés ?

Désormais classique, l'opposition entre la  nature  et la  culture  peut cependant
s'entendre de deux manières distinctes. Si la  nature  désigne l'univers dans son ensemble, conçu comme une totalité bien réglée et autosuffisante, la  culture  est alors  un monde séparé qui regroupe toutes les productions humaines, depuis les outils les plus simples jusqu'aux œuvres les plus élaborées de l'intelligence. En un second sens,  nature  et  culture  désignent deux modes d'appartenance, deux registres au cœur même de l'humain. La  nature  (ou le  naturel  ) renvoie à tout  ce qui en l'homme est  inné , c'est-à-dire provient de l'hérédité biologique ou psychologique : ma  nature , c'est mon tempérament tel que mes parents me l'ont transmis, au moins partiellement. La  culture  c'est, au contraire,   
l' " acquis " , c'est-à-dire tout ce que nous devons à notre éducation, ou, plus
largement aux traditions externes : habitudes, coutumes, croyances, modes de
vie...Les deux interprétations , qui ne s'excluent pas l'une l'autre, enveloppent
chacune leur propre problématique. Dans le premier cas, on se demandera si  la
nature est un domaine au sein duquel l'homme est censé trouver sa place et
s'orienter ; ou bien si elle constitue  un principe qui l'anime de l'intérieur . Dans
le second cas, il faudra déterminer si la culture que l'homme semble devoir
ajouter  à la nature vient compléter ou parachever celle-ci ; ou bien si, au
contraire, elle en constitue  l'antithèse, la négation .

Des significations contrastées
 Le mot " nature " vient du latin  nasci  qui signifie " croître ", pousser ", tout
comme phuein , terme grec dont est dérivé  phusis , la " nature " : aussi bien en
tant qu'univers que  principe de développement et de croissance. Quant à la
culture, elle peut désigner  soit le développement (comme dans l'expression
" culture physique "), ou  l'exploitation, d'un donné préalable (comme dans le
mot  " agriculture ") ; soit l'invention de formes symboliques et d'institutions
caractéristiques de l'humanité.  Dans ce deuxième  sens, le terme "  culture " fut
longtemps synonyme de  " civilisation "  : la  culture , la civilisation désignaient
l'ensemble des coutumes, des croyances, des modes de vie , mais aussi les règles
juridiques, les interdits , les croyances religieuses, sans oublier  les techniques
matérielles etc.. propres à une société donnée.  Aujourd'hui les deux notions
tendent à se dissocier ; mais on parlera plus volontiers de " cultures " que de
" civilisation " pour caractériser les usages et les croyances humaines car celles-
ci sont indéniablement plurielles, et l'on a employé longtemps  le mot
" civilisation " au singulier, et dans un sens laudatif . La  culture , enfin, dans
son acception  plus restreinte, désigne  un ensemble de savoirs, d'aptitudes  et de
goûts acquis par une personne , dont on dira,  de ce fait, quelle est " cultivée ".
En ce sens , la  " culture " comprendrait des degrés (on est plus ou moins
" cultivé "...), contrairement à la civilisation . Ni la culture, ni la civilisation, ne
sont plus ce qu'ils furent pendant longtemps : des termes que l'on s'attribuait à
soi-même pour se démarquer des autres peuples, ( ou d'autres individus).De
façon plus générale, le rapport de l'homme à la nature, et la façon dont , par voie
de conséquence, il se représente  la culture, a considérablement évolué avec les
époques.


De l'origine au modèle
  Pour les Grecs, pour les anciens en général, la nature est un cosmos , c'est-à-dire un univers ordonné et hiérarchisé qui constitue pour l'homme un  monde achevé et une autorité parfois effrayante ou hostile mais jamais contestable. Dans la même perspective, la tradition dominante en Occident conçoit l'homme comme un être naturellement sociable (ou " politique ") : c'est la nature  en effet qui a doué l'homme de  parole et de  raison afin de lui permettre de vivre en société.
Pour les Grecs en général, et pour Aristote en particulier, la nature est conçue
comme un commencement (en fait), un fondement (en droit) , et une norme (une
référence et un idéal).  A partir de la Renaissance, l'univers matériel devient
objet de connaissance et de maîtrise[1]. Parallèlement, le concept de " nature "
s'estompe et s'infléchit.. Des siècles de culture ont, si l'on en croit Rousseau,
" altéré l'âme humaine au point de la rendre méconnaissable ".  L'état  de
" nature " devient  une " idée " jugée nécessaire pour bien apprécier la  nature 
(au sens d' " essence " ) actuelle de l'homme. Mais il n'y a plus lieu de poser
comme réel un  état originaire " qui n'a peut-être point existé et qui
probablement n'existera jamais ".La nature est désormais un  modèle  dont le
caractère fictif est bien affirmé. Parallèlement , la culture n'est plus conçue
comme le couronnement de la nature. Pour Rousseau, l'homme est  un animal
perverti, c'est-à-dire, littéralement, dénaturé( textes 1 , 2 et 3).

INSTINCTS ET INSTITUTIONS

L'humanité comme " arrachement "
 Identifier ce qui, dans la civilisation, nous vient de la nature, est désormais secondaire. On ne croit plus en effet devoir opposer , en  chaque homme, un fonds originel (la " nature ") à une forme rapportée (la " culture "). Dès l'origine, comme le montrait déjà Platon dans  Protagoras (NOTE 2), l'humanité a dû se pourvoir elle-même afin de surmonter  les défaillances d'une nature inachevée. Cet arrachement des hommes à leur condition originaire a sans doute pris des millénaires, comme l'établit aujourd'hui la paléontologie. Quoi
qu'il en soit, l'homme est le seul animal à s'être " domestiqué lui-même "
(NOTE 3) . En d'autres termes : l'humanité s'est " auto-instituée " en niant le
donné naturel afin d'édifier un monde nouveau, un monde humain. Non que
l'instinct ait été aboli.  Mais la tendance -qui remplace  l'instinct chez l'homme- 
a trouvé de nouveaux modes  de satisfaction, sous la forme d'institutions. Les
institutions sont de libres inventions, propres à chaque nation , et qui , une fois
établies, constituent des " modèles d'action " (G. Deleuze) contraignants. En
bref : l'homme est un  " animal " très particulier  qui dispose d'un langage
conventionnel, qui travaille, et qui s'impose des restrictions douloureuses 
(interdits) . De ce point de vue, il a rompu, et ceci de manière irréversible, avec
son animalité première , comme le montrent, à la suite de Rousseau, les
philosophes  français du XXième siècle, Georges Bataille et Gilles Deleuze.

La prohibition de l'inceste et les institutions de l'échange

Les études portant sur les " enfants sauvages " (enfants ayant vécus par accident 
à l'écart de la société)  (NOTE 4) et les enquêtes ethnologique  confirment ces
intuitions philosophiques. Elles conduisent même à l'idée  que la nature de
l'homme est une " non-nature , qui offre à l'humanité une infinité de possibles,
et qui porte en elle   la liberté. Les enfants dits " sauvages " ne sont pas les
témoins  inespérés d'un âge révolu. L'homme ne retrouve jamais, par régression,
un stade antérieur demeuré latent : aucune observation empirique ne témoigne
de la persistance d'un tel état . La ligne de partage entre le naturel et le culturel 
ne peut être établie qu'à partir d'un réflexion théorique, nourrie par
l'observation.. C'est l'anthropologue français contemporain Lévi-Strauss qui
trace cette ligne dans le cadre de ses travaux anthropologiques.  L'obligation
d'établir des liens de réciprocité -c'est-à-dire, dans sa forme négative,
l'interdiction de l'inceste (NOTE 5 )- constitue la trame fondamentale de toute 
culture . Plus généralement, ce sont les institutions réglant les échanges  (sous
les trois modalités principales du langage, des prescriptions   sexuelles  et des
liens économiques) qui constituent les invariants de toute vie sociale . 
L'ensemble de ces institutions fournit le fond (" l'universel ") à partir duquel
s'établissent les règles et normes (le " particulier ") propres à chaque
civilisation.

EDUCATION ET CIVILISATION

La  notion de " perfectibilité "

 L'aptitude à la culture, on vient de le voir,  sépare l'homme du règne animal.
Rousseau nomme " perfectibilité " cette particularité de l'être humain.
Toutefois, être perfectible (selon Rousseau) ne signifie pas seulement être  susceptible de progresser, intellectuellement ou moralement. La perfectibilité est une  plasticité , une indétermination : cela signifie que l'homme peut recevoir n'importe quelle forme historique, épouser toutes sortes de modes de vie, de croyances etc... Mais ce qui peut paraître un avantage est également un sérieux inconvénient. L'homme sauvage,  " parce qu'il n'a rien acquis ",écrit Rousseau, n'est jamais menacé de déchéance. L'intelligence de l'homme civilisée , au contraire, est fragile, et son sens moral incertain. En l'absence d'un cadre
symbolique stable, l'être humain est constamment guetté par la folie et la
dégénérescence (ce que Rousseau nomme " imbécillité ").La maladie et la
vieillesse le laissent  également, dans bien des cas , totalement démuni.
L'homme ne semble pas pouvoir  se passer de tuteurs.

Des progrès cumulatifs ?

 L'éducation, qui soumet l'homme aux normes de l'humanité, engage donc
l'avenir de l'individu et des peuples. Kant, au XVIII ième siècle, a  montré le rôle
décisif de l'instruction dans ce processus d'  " humanisation " de l'enfant . Il la
distingue soigneusement l' instruction et la  discipline. L'objectif de la  discipline
est de " dépouiller l'homme de sauvagerie ", afin de lui permettre ,
progressivement, d'intérioriser la loi. L'instruction est le versant positif de
l'éducation qui conduit l'homme  vers " sa destination " : la conquête de sa propre
culture et le développement d'une intelligence émancipée de tout instinct. Plus
nettement encore que  Kant, Condorcet(XVIII ième siècle)   a voulu croire que les
avancées culturelles et morales sont cumulatives, et que chaque génération avance
ainsi d'un pas assuré vers sa destination, la liberté réalisée  dans un monde pacifié 
. En cela, l'un et l'autre participaient pleinement de leur époque : ils mettaient
toute leur confiance  dans l'extension  des " Lumières " (progrès de la
connaissance et de la raison). Il nous apparaît plus clairement  aujourd'hui que le
" progrès " en question est loin d'être univoque, parce que, entre autres raisons, la
civilisation,  comme le souligne Freud,   s'édifie " sur la contrainte et le
renoncement aux instincts ", nourrissant par là même les tendances antisociales et
destructrices les plus virulentes. Ainsi donc, si l'éducation est la clef d'un possible
perfectionnement de l'humanité, il ne faut pas oublier non plus que, comme le
rappelle Freud,  " les créations de l'homme sont aisées à détruire et (que) la
science et la technique qui les ont édifiées peuvent aussi servir à leur
anéantissement " (Textes 7 à 10).


UNITE NATURELLE, DIVERSITE CULTURELLE


L'illusion ethnocentrique 

  Les progrès de l'humanité qu'anticipaient les philosophes des Lumières devaient
se traduire par le recul des attitudes les plus archaïques des hommes. L'hostilité
à l'égard des étrangers, l'intolérance devaient se résorber automatiquement,
tandis que la connaissance et la compréhension des coutumes étrangères
s'étendraient toujours davantage. Montaigne montrait déjà au XVI ième siècle
que n'est pas nécessairement le plus " barbare " celui qu'on croit : car chacun
tient pour " barbare " ce qui " n'est pas de son usage ". L'autre, le visage
étranger,   nous effraie ; nous le croyons " sauvage " parce qu'il nous renvoie de
nous-mêmes une méconnaissable image,  ou encore parce que, porteur de
convictions stupéfiantes,  " il nous interdit de jouir en paix de la certitude
d'incarner la vérité absolue " . (NOTE 5) L'ethnocentrisme, qui consiste à
répudier les formes culturelles qui nous sont étrangères n'est pas (seulement)
une attitude archaïque. C'est aussi la plus commune, la plus spontanée des
réactions à l'égard des étrangers, aujourd'hui encore.

Unité de l'humanité

 Il faut bien, pourtant, se résigner à la diversité inquiétante mais   féconde des
cultures et des croyances . C'est ce à quoi nous invite, avec humour, Lucien
Malson, par exemple. Chacun sait aujourd'hui que valeurs et institutions sont le
fruit de la liberté, que toutes témoignent d'un humanité commune, quoique
infiniment diversifiée. Faut-il en déduire, comme le fit Protagoras, (NOTE 6)
que " l'homme est la mesure de toute chose "   ? Faut-il considérer, comme
nombre de nos contemporains, que chaque culture contient son propre centre de
gravité hors duquel aucun jugement, aucune estimation ne peuvent acquérir la
moindre pertinence ? Mais le relativisme ( " chaque culture a sa cohérence ",
" rien n'est condamnable ") n'est qu'un ethnocentrisme inversé, puisqu'il
conduit à suspendre toute interrogation critique ayant portant sur   les normes et
les orientations propres à chaque société. Montesquieu, dont on sait avec quelle
force et quel génie il plaida pour la tolérance à l'égard des lois et des usages de
tous les peuples, a bien vu en même temps que toutes les conventions, toutes les
règles  ne se valent pas. Affirmer que les hommes sont égaux par principe, et
que la justice trouve son ancrage dans le cœur de chacun d'entre nous, c'est
refuser de confondre tolérance, indifférence et non-sens. Respecter toutes les
formes d'expression culturelle ne peut signifier abandonner le droit de porter un
jugement critique, de penser par soi-même, en toute indépendance  (textes 11 à
14) .

Note 1 : Voir chapitre : " Les limites de la maîtrise : prudence et responsabilité ",
p00
Note 2 . Titre d'un dialogue de Platon, dans lequel le sophiste Protagoras présente
une version du  mythe de Prométhée ,voir  p00.
 Note 3 : J.F. Blumenbach, naturaliste allemand, (1752-1840) , cite par Lévi-
Strauss dans Structures élémentaires de la parenté, Editions Mouton,1949, p6.
Note 4 : se reporter sur ce sujet à l'ouvrage de Lucien Malson, Les enfants
sauvages , 10-18, U.G.E 1964. Chaque cas connu est différent, et c'est pourquoi
on ne peut considérer aucun de ces enfants comme une illustration de ce que
pourrait être un homme " sauvage ". Ces enfants sont plutôt handicapés par l'
    absence de soins que  sauvages, à proprement parler..
Note 5 : L'exogamie (de exo : en dehors, et gamos, le mariage), c'est-à-dire
l'obligation d'échanger  les  femmes(comme des marchandises) c'est-à-dire de
se marier en dehors de son propre groupe , est l'envers de la prohibition de
l'inceste. Cette règle est commune à toutes les sociétés, mais elle comporte
d'innombrables variantes.
Note 7 : Raymond Aron , Guerre et paix entre les nations , page 742, 1962 ,
Note 8 : Célèbre sophiste contemporain  de Platon. Pour sa part, Platon  a soutenu
dans toute son œuvre que ce n'est pas l'homme, mais le Bien , ou le Divin , qui
est la norme suprême. Voir à ce sujet Cratyle,385 e, de Platon, et le commentaire
d'Hannah Arendt, dans La crise de la culture, Article " Qu'est-ce que
l'autorité ? ", p149, Gallimard, 1972










































 
 
 
 
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