"C'est bien de ce côté actif et créatif qu'il y a besoin à l'âge de la dénationalisation des démocraties. Il faut pour cela compliquer cette notion de commun, la décliner dans ses différentes dimensions possibles. On peut en retenir trois principales : la participation, l'intercompréhension et la circulation.
Le commun-participation est le plus évident. Il s'exprime dans le fait de vivre ensemble des événements. Les spectacles de musique populaire ou les manifestations sportives en sont des vecteurs ordinaires. C'était aussi le fait, hier plus qu'aujourd'hui, des carnavals ou des bals de rue, des banquets républicains également, comme des processions et rassemblements de toutes sortes. Tout cela existe encore, parfois même de façon accrue, avec par exemple la construction de stades ou de salles de concerts toujours plus vastes, ou bien encore avec la vigueur de
l'ethos manifestant. À côté de ce commun festif ou démonstratif existe aussi un commun réflexif. II résulte de la soumission à un même flux d'information, structuré par la confrontation obligée aux urgences du monde ou à des interrogations de société. Il est décisif pour fortifier la vitalité d'une communauté. Il est indexé sur l'implication et la curiosité des citoyens, comme sur la qualité de l'univers médiatique autant que sur celle de la vie des idées.
Il rejoint en cela le commun-intercompréhension, fondé sur le fait d'une connaissance réciproque:-Celui-ci se nourrit de contacts et d'images, d'enquêtes et de récits de vie, de statistiques appropriées, d'analyses méthodiques autant que de reportages saisissants, mêlant les registres du savant et du sensible, de la parole singulière et du fait social.
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Le commun-circulation peut se définir comme un partage de l'espace. Il est de l'ordre d'une civilité le plus souvent silencieuse, mais en même temps productrice de connaissance diffuse, d'échanges furtifs, d'un sentiment de côte-à-côte, et par là même d'un éthos égalitaire. Il s'éprouve dans les transports, sur les places et les trottoirs. Il est mise en scène vivante d'un peuple-flux en renouvellement permanent, produit par la ville et-la qualité de l'urbanisme. Il est à l'inverse miné par les clôtures, l'existence de quartiers enclavés et séparés, les intimidations sociales, les multiples formes de privatisation indue de l'espace. Le commun-circulation est un bien public fragile. Il dépérit quand les services publics d'accès sont laissés à l'abandon. C'est dire que la politique de la ville est en son coeur et qu'elle devrait donc être un moteur essentiel d'une politique de revitalisation de l'esprit d'égalité".
La société des égaux, pp 394-395