3 décembre 2006
7
03
/12
/décembre
/2006
12:51
Dans son dernier ouvrage,le philosophe Bernard Stiegler montre qu'il existe une relation étroite entre l'impact des nouveaux médias ("télécratie") sur la démocratie et le populisme. Fondamentalement, il explique ce phénomène -à la suite de Hannah Arendt - par le déclin de la "philia" et par le phénomène de "déliaison" qui en résulte. Les grands médias tentent de combler ce vide, ou de répondre à cette détresse, mais il le font sur un mode totalement illusoire. Bernard Stiegler observe que le populisme n'est pas propre à la France (cf Bush et Berlusconi), mais quil nous atteint aujourdhui:
"Dans la France actuelle, peut-être un peu plus qu'ailleurs, et en tout cas plus douloureusement qu'ailleurs, la philia, sans laquelle il n'y a plus d'avenir politique (c'est-à-dire de paix sociale), est détruite par le populisme industriel celui-ci organise systématiquement la régression du désir, en tant que pouvoir de liaison, par le fait de délier les pulsions qui le composent. Or, cette déliaison (1 est la décomposition du désir lui-même et, avec le désir, de tous les « désirs d'avenir » - et de toute forme de croyance, aussi bien, dans un avenir de la France, et, au-delà de la France, de l'Europe. Si Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal canalisent actuellement les faveurs de leurs électorats respectifs, et en croisant ces électorats, ce qui crée un climat littéralement délétère, c'est parce que l'un et l'autre ont compris que dans ce contexte de désir en souffrance, il faut précisément parler à la souffrance de ce désir.
Le problème est que Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal (qui parlent plusieurs langages simultanément) parlent au désir pulsionnellement en flattant ce qui, dans cette souffrance, aggrave la régression de ce désir, et le conduit vers ses pires retranchements, à savoir, précisément, les pulsions où il se détruit. Car s'il est vrai que le désir est social, ce qui le constitue, et qu'il lie, c'est-à-dire ce qu'il contient, c'est la pulsion antisociale. C'est pourquoi l'adresse pulsionnelle au désir est en réalité ce qui spécule sur les tendances régressives de ce désir, et ce qui concourt en cela à détruire ce désir. C'est aussi pourquoi ces deux candidats ne sont pas seulement des démagogues comme il y en a tant : ce sont les représentants, en France, de la politique pulsionnelle qu'ont inventée Silvio Berlusconi et George W. Bush en exploitant systématiquement le populisme industriel développé par les médias industriels [...]
En mouvement contre la télécratie
Le populisme en général, c'est ce qui met la régression, la grégarité et la xénophobie au coeur de l'action politique, en flattant dans « le peuple » ce qui, dans le collectif, tend à tirer les individus vers des comportements de masses, et en vue de faire des pulsions qui caractérisent les foules une arme de pouvoir.
Le populisme industriel, c'est ce qui utilise le pouvoir des médias de masse, et en particulier des médias audiovisuels, pour soutirer une plus-value financière des pulsions que ces médias permettent de provoquer et de manipuler, et, singulièrement, dans le cas de la télévision, ce que l'on appelle la « pulsion scopique » (2.
La politique pulsionnelle, qui est le règne de la misère politique, c'est ce qui consiste à faire du populisme industriel, et sans vergogne, une occasion de démultiplier les effets du populisme politique.
Le populisme industriel, dont l'apparition tient à des poses très précises, conduit à ce que, à propos de la façon dont Silvio Berlusconi a conquis le pouvoir en Italie (après avoir échoué à imposer la Cinq aux Français, malgré le soutien de François Mitterrand), on a appelé, et d'un très vilain mot, la « télécratie ».
LA TÉLÉCRATIE CONTRE LA DÉMOCRATIE
Cette télé-cratie, au cours de la dernière décennie, s'est imposée dans d'innombrables démocraties industrielles, bien au-delà de Berlusconi. Et elle les ronge de l'intérieur elle les détruit. C'est elle qui, à travers ce que j'ai analysé ailleurs comme une misère symbolique, engendre nombre des maux dont les apprentis sorciers font leurs principaux arguments de campagne - et il s'agit de maux à la fois comme ce qui cause la souffrance du désir, et comme ce qui permet de manipuler cette souffrance, c'est-à-dire de la leurrer (de lui donner l'espoir illusoire de l'apaiser), au risque de l'exaspérer encore plus, et d'engendrer ainsi, à la longue, des comportements littéralement furieux.
Il est grand temps qu'un vaste mouvement social, pacifique, mais résolu, s'oppose à cette télécratie, qui détruit l'espace politique même, et qui emporte irrésistiblement les hommes et les femmes politiques de France et d'ailleurs vers des formes de populisme variées, mais toutes plus dangereuses les unes que les autres. C'est pourquoi, s'il y aura, en 2007, ce qui sera voté, qui sera un fait, et qu'il faudra accepter - comme le résultat de ce que la démocratie française est devenue -, il faudrait aussi, et sans tarder, pour redonner sans attendre des couleurs à la vie démocratique, et au-delà de la misère politique télécratique, qu'un mouvement social ouvre une nouvelle perspective, non pas contre ce vote, mais face à ce vote. Ce mouvement du renouveau devrait précéder, accompagner et dépasser ce vote - et commencer à déplacer la question politique vers un autre terrain que celui du marketing politique[...] " Bernard Stiegler
1) Déliaison: destruction du sentiments d'appartenance, perte du sens de la solidarité.
1) Pulsion scopique: qui pousse à regarder (synonyme de voyeurisme)