Contrairement aux idées reçues, Adam Smith n'est pas partisan d'un Etat faible, minimaliste. Il est favorable à un Etat auto-limité:
"Ce qu'affirme ici Adam Smith, c'est l'autonomie de la vie économique : en deçà d'une large marge de tolérance, le progrès politique - du moins au niveau des instances les plus élevées - n'est ni une condition nécessaire ni un effet probable du développement économique. Selon cette interprétation - très éloignée de celle des partisans du laisser faire ou de l'intervention minimale de l'État, et toujours fort répandue de nos jours parmi les économistes - le politique est le domaine de la « folie des hommes », alors que l'économie ressemble au jardin de Candide, en ce sens qu'on peut y travailler utilement et la faire fructifier, à la seule condition que la « folie » politique n'excède pas certaines limites assez larges et assez souples. Il apparaît que ce que préconise Smith, ce n'est pas tant un Etat qui se bornerait strictement à ses fonctions essentielles qu'un Etat dont la ca çacité de folie se heurterait à quelque limite infranchissable.
En second lieu, Smith est beaucoup moins disposé que Montesquieu et Steuart (1 à se féliciter de l'avènement de la nouvelle ère commerciale et industrielle, parce qu'elle promet d'affranchir le genre humain de maux millénaires comme les abus de pouvoir, les guerres et ainsi de suite. L'ambivalence bien connue de ses sentiments à l'égard du progrès matériel ressort d'ailleurs fort clairement de sa présentation des faits dans l'exposé historique que nous venons de citer.
[...]
De l'homme condamné par la division du travail à « consacrer toute sa vie à l'exécution de quelques opérations simples », il nous dit dans La Richesse des nations : « Quant aux grands intérêts, aux grandes affaires de son pays, il est totalement hors d'état d'en juger, et à moins qu'on n'ait pris quelques peines très particulières pour l'y préparer, il est également inhabile à défendre son pays à la guerre ; l'uniformité de sa vie sédentaire corrompt naturellement et abat son courage et lui fait envisager avec une aversion mêlée d'effroi la vie variée, incertaine et hasardeuse d'un soldat ( ...)
Déjà, dans ses Lectures, Smith avait appliqué le même argument au commerce, dans un passage où il adhère pleinement à la position « républicaine » classique selon laquelle le commerce amollit les âmes par le luxe et la corruption: « Autre effet néfaste du commerce, il énerve le courage du genre humain et tend à étouffer l'esprit martial (...). La durée de sa vie (...) ne permet à l'homme que d'apprendre un seul métier, et ce serait fort désavantageux que de contraindre chacun à s'initier à l'art militaire et à continuer de s'y exercer. Le soin de défendre le pays est donc confié à un groupe déterminé d'hommes qui n'ont rien d'autre à entreprendre, si bien que le courage militaire s'amenuise parmi la grande masse. Dès lors que leurs esprits ne sont plus sollicités que par les arts du luxe, les gens deviennent efféminés et lâches .
Et en résumant cette section de l'ouvrage, Smith revient à la charge
« Tels sont les inconvénients d'un esprit commercial. Les intelligences se rétrécissent, l'élévation d'esprit devient impossible. L'instruction est méprisée ou du moins négligée, et il s'en faut de peu que l'esprit d'héroïsme ne s'éteigne tout à fait. Il importerait hautement de réfléchir aux moyens de remédier à ces défaut".
Ces extraits ne laissent guère de doute sur les raisons qui empêchent Smith de fonder de grandes espérances sur les répercussions morales et politiques du développement économique."
Albert o. Hirschman pp 94-96 , Les passions et les intérêts
1)James Steuart, économiste anglo-saxon , 1712-1780