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1 août 2007 3 01 /08 /août /2007 20:21

L'autre est différent de nous, il l'est même par définition. Tout ce qui est autre que moi n'est pas moi, et cette séparation " ontologique " implique la " différence " de l'autre, " différence " au double sens de distinction et de qualité singulière. On ne peut en effet être identique qu'avec soi-même, " identique " signifiant ici : ce qui est le même (que soi) et qui le demeure, au moins un certain temps. Or il se trouve qu'il n'existe pas, dans l'univers, deux êtres identiques, et un tel constat ne soulève aucun problème particulier en règle générale. Prenons un exemple : deux gouttes d'eau ou deux tables sont certes dissemblables du point de vue de leur forme ou de leur structure moléculaire, mais personne ne s'en soucie. Il en va tout autrement en ce qui concerne les relations unissant les êtres humains. Étant doués de conscience et, qui plus est, d'un naturel anxieux, nous éprouvons quelque difficulté à nous identifier nous-mêmes, et nous ne pouvons nous passer de la médiation de nos semblables pour réduire nos doutes et apaiser nos angoisses. Mais les autres ne sont pas nécessairement disposés à nous renvoyer une image flatteuse de nous-mêmes. Nous recherchons donc de préférence la compagnie de ceux qui sont les plus à même de nous conforter dans cette image positive de nous-mêmes  qui nous est indispensable. À l'inverse, la confrontation avec l'altérité peut nous déstabiliser radicalement. Mais il faut bien préciser ici que cet autre dont la différence nous importune n'est pas l'autre en général (une chaise, une planète ou un rhododendron) mais autrui ou, plus précisément, l'autre homme, un autre être humain en particulier (" autrui " étant une catégorie abstraite avec laquelle nous ne risquons guère d'entrer en conflit !). Ce sont nos relations avec des individus ou des groupes qui posent un problème, problème non pas contingent mais au contraire constitutif de notre relation avec l'autre. L'autre - l'autre conscience, l'autre être humain - n'est pourtant pas radicalement " autre " (comme peut l'être une table ou un paillasson) ; il est à la fois semblable à moi et différent de moi, et c'est très exactement là que se situe la difficulté.
L'autre est à la fois le même que moi - nous faisons partie de la même espèce, nous sommes l'un et l'autre doués de raison et de conscience - et autre que moi. Tout être humain est mon alter ego, il est lui-même et pour lui-même un moi, et pourtant, comme le dit Sartre, " l'autre est un moi qui n'est pas moi " : l'autre est un autre moi et ce moi qui n'est pas le mien m'échappe, il me " transcende ". Ou encore, pour formuler différemment la même idée : l'autre est un sujet, c'est-à-dire un point de vue  inédit et imprévisible sur  le monde, tandis que pour lui je suis un objet. Il peut me jauger, me mépriser ou, dans le pire des cas, me ravaler au rang de chose ou de moyen pour ses propres fins. Précisons d'emblée que si la relation avec l'autre est par essence problématique, voire conflictuelle, c'est en fin de compte parce que l'" autre " est une notion contradictoire : bien que semblable à moi, l'autre est différent de moi, et c'est cette dualité intrinsèque qui est la source de toutes les interrogations  et de toutes les inquiétudes. Sur un plan strictement intellectuel tout d'abord, il est difficile de comprendre qu'une chose (ou un être) soit à la fois ce qu'elle est et différente de ce qu'elle est. Comment reconnaître, identifier et nommer ce qui est à la fois semblable et dissemblable de soi-même ? D'autre part, les différences entre les êtres sont spontanément perçues, de manière générale, soit comme des oppositions qualitatives soit comme des gradations induisant des hiérarchies. Dans le monde animal, par exemple, les espèces sont articulées et distribuées une fois pour toutes, à quelques nuances près, selon des différences à la fois essentielles et discriminantes : ni le loup ni l'agneau, si l'on excepte les animaux des fables, ne sont susceptibles d'interroger leur statut ou de remettre en cause leur position dans la structure hiérarchique du vivant ou dans la chaîne alimentaire. Les êtres conscients s'étonnent et s'inquiètent au contraire des différences qu'ils observent chez leurs semblables. Il peut même arriver que ces différences les conduisent à remettre en cause leur propre identité.
Une troublante méprise
C'est seulement parce qu'elle se découpe sur un fond de similitude que la différence de l'autre suscite un malaise ou même, dans certain cas, un sentiment de panique. C'est ce dont témoignent, a contrario, les situations dans lesquelles l'autre n'est pas encore identifié comme tel. Pendant les premières semaines de son existence, l'enfant ne " connaît " pas encore sa mère ou sa nourrice, son père, etc. en tant que personnes séparées et douées d'identités propres. Mais un jour tout bascule, il se rend compte que le quidam qui lui prodigue les soins n'est plus celui ou celle qu'il  attendait : le visage inconnu qui lui sourit le glace tout à coup d'effroi. Semblable à sa mère, cette figure étrangère n'est pas celle de sa mère, une autre personne s'est substituée à elle : le trouble a surgi de la dissemblance du semblable. Ce  malentendu, source de panique, est aisément transposable pour rendre compte de la blessure narcissique produite par la rencontre des altérités culturelles. La découverte de l'Amérique fut un choc extraordinaire, si l'on en croit les récits des explorateurs mais aussi les commentaires des témoins les plus éclairés comme le père Bartolome de Las Casas (Histoire des Indes). La première réaction fut de dénier purement et simplement l'humanité à ces drôles de créatures à figures presque humaines pourtant " plus bêtes que des ânes " (Tomas Ortiz) ou possédées par Satan (Oviedo). La seconde fut de se demander si des peuples rétifs aux valeurs de l'humanité, c'est-à-dire aux valeurs chrétiennes, étaient rééducables. Voici, par exemple, le témoignage  d'un Conquistador chrétien qui permit de justifier la brutalité du traitement infligé aux Indiens par les représentants du monde " civilisé " : " J'ai à dire que la plupart des Indiens étaient honteusement vicieux [...]. Pour ce qui est de manger de la chair humaine, on peut dire qu'ils en faisaient usage absolument comme nous de la viande de boucherie. Dans tous les villages, ils avaient l'habitude de construire des cubes en gros madriers, en forme de cages, pour y enfermer des hommes, des femmes ; des enfants, les y engraisser et les envoyer au sacrifice quand ils étaient à point, afin de se repaître de leur chair... (suite : chapitre 7 de cours particulier de philosophie de LHL)

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