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6 janvier 2016 3 06 /01 /janvier /2016 15:28

Le Monde

Pascal Engel : « Non Giorgio Agamben, on peut lutter contre le terrorisme sans perdre notre liberté »

Le Monde.fr | 04.01.2016 à 14h20 • Mis à jour le 04.01.2016 à 14h32

C'est moi qui souligne:

Par Pascal Engel

On a souvent constaté que certaines doctrines typiquement réactionnaires étaient partagées par la pensée révolutionnaire. Ainsi le rejet des droits de l’homme, le relativisme et l’historicisme, le refus de la démocratie formelle et de la raison abstraite ont été autant des composantes de la pensée marxiste que de celle des « antimodernes » et des « anti-Lumières ». La pensée postmoderne, qui se veut ultra-individualiste et antiautoritaire, partage avec la pensée réactionnaire nombre de thèses : le culturalisme relativiste, l’anti-rationalisme et le primat de l’émotion, le refus de la démocratie libérale ou l’idée que le droit n’est qu’un travestissement des rapports de force. Le relativisme s’appliquait autrefois aux valeurs morales. Il s’est étendu aux valeurs intellectuelles, comme la vérité et l’objectivité. Celles-ci ne se donnent plus que sous des « régimes de vérité » : on leur fait subir une diète. Sans doute est-ce la raison de la fascination exercée sur la gauche contemporaine par des auteurs jadis jugés réactionnaires comme Nietzsche, qui soupçonnait la volonté de savoir de masquer celle de pouvoir ou Carl Schmitt, qui reprenait à Barrès la distinction de l’ami et de l’ennemi, pour ne rien dire de Heidegger. Par un jeu de bascule, au moment même où ces penseurs devenaient les incontournables de la pensée radicale, les principes de la pensée traditionnellement progressiste – tels le respect des valeurs universelles de vérité et de justice – sont devenus des thématiques conservatrices. En va-t-il des idées comme du climat, qui nous fait aller à la plage en décembre et grelotter en mai ?

Plus frappant encore : c’est la rhétorique même des penseurs radicaux qui s’apparente souvent à celle des penseurs réactionnaires. Dans Deux siècles de rhétorique réactionnaire, le sociologue Albert Hirschman analysait trois figures classiques de l’argumentation réactionnaire, de Burke à de Maistre, Maurras et Hayek. La première est celle de « l’effet pervers » : toute réforme se retourne en son contraire et fait des réformateurs ou des révolutionnaires des apprentis sorciers quand ils entendent agir sur leur destin social ou refuser les lois de la providence. La seconde est celle de la « futilité » : toute tentative de réforme est vouée à l’échec parce qu’elle ne fait que masquer l’ordre ambiant et ne parvient pas à renverser les lois sociales immuables. La troisième est celle de la « mise en péril » : toute réforme conduit nécessairement à compromettre les avancées existantes ou à créer un dangereux précédent menant pour finir à une régression. Le lecteur de l’article de Giorgio Agamben paru dans Le Monde du 24 décembre aura eu la surprise de constater qu’il recourt aux mêmes figures pour critiquer la prolongation de l’état d’urgence par le gouvernement français. Cette prolongation, selon lui, loin de permettre de prévenir le terrorisme aurait l’effet pervers de réduire la démocratie en imposant un « Etat de sécurité » qui en serait à terme la véritable négation. Cette mesure serait aussi futile, le terrorisme parvenant toujours à ses fins. Enfin, l’état d’urgence mettrait en péril la démocratie, car il dépolitiserait les citoyens en les plaçant dans un état de terreur permanente, qui aboutirait lui aussi au contraire même de l’objectif recherché.

On peut s’accorder avec Giorgio Agamben pour rejeter la déchéance de nationalité et haïr autant que lui la politique sécuritaire. Mais faut-il accepter sa rhétorique qui laisse entendre que la démocratie ne fait pas mieux que les dictatures ? En démocratie, l’état d’urgence est légitime quand il est temporaire, et sa prolongation n’implique pas son institutionnalisation. Sans doute ne peut-on faire grand-chose contre le terrorisme aveugle. Mais cela n’entraîne pas qu’il soit impossible à long terme de diminuer sa portée. Enfin, qu’une démocratie ait le besoin et le droit de se défendre n’entraîne pas que toute démocratie finisse par se retourner en dictature. Giorgio Agamben use constamment de l’argument de la pente savonneuse : tout en se défendant de comparer notre situation à celle du nazisme, tout son argument repose sur cette analogie.

Peut-être allons-nous vers l’Etat de sécurité, mais cela ne signifie aucunement que nous n’ayons pas les moyens, qui sont ceux traditionnels de la démocratie en temps de crise, de faire barrage au terrorisme et à cet Etat. Nous croyions pourtant être revenus de l’idée foucaldienne que le pouvoir est partout. Les conservateurs américains invoquaient la mise en péril pour soutenir que le suffrage universel menaçait la liberté d’entreprendre. Il y avait déjà de l’ironie à voir un penseur réactionnaire comme Burke arguer contre la Révolution française que les institutions étaient perfectibles et donc réformables. N’est-il pas encore plus ironique qu’un penseur progressiste raisonne ainsi pour défendre la conclusion pessimiste que l’on ne pourra jamais lutter contre le terrorisme sauf à perdre encore plus notre liberté ? Prône-t-il une sorte de fatalisme, qui voudrait que nous finissions tous tirés comme des lapins par des poignées de fanatiques ?

Pascal Engel est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)

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