La sensiblerie intellectuelle de notre temps à toutes les croyances aboutit à la restriction de la liberté de penser: (Le nouvel Obs, 11 octobre 2006)
"Il en va dans nos sociétés comme du sexe : plus on en parle, moins on le pratique. Nous vivons un moment de verbalisation universelle où on laisse le mot se substituer à la chose au point de l'escamoter. D'où le paradoxe d'une humanité où l'on n'en finit plus de se réclamer des droits de l'homme, tandis que la liberté de penser et d'écrire s'étiole sur le sol même qui l'a vu naître. Certes, nous ne sommes plus à l'époque où le pouvoir temporel punissait le blasphème et où le chevalier de La Barre était torturé, décapité et brûlé sur le bûcher pour avoir mutilé un crucifix. Mais nous sommes bel et bien à celle où un descendant de Van Gogh est assassiné dans la rue pour avoir mal parlé de Mahomet. Cette époque a privatisé la barbarie ; de plus en plus, elle tolère l'intolérance. Voici un professeur de philosophie, Robert Redeker, qui, à son tour, médit de Mahomet quel est le premier réflexe de son protecteur légal, le ministre de l'Education nationale, Gilles de Robien ? Suggérer, tout en condamnant les menaces, que par son outrance il ne les a pas volées. On ne s'étonnera pas de trouver le Mrap et son président, Mouloud Aounit, sur la ligne du ministre... A des signes comme ceux-là, on mesure les progrès réalisés, au nom de l'immonde principe de précaution, par l'esprit de soumission dans la conscience commune. Qu'est-ce donc que la tolérance ? Le mot, en vérité, n'est pas heureux. Sans parler de la boutade de Claudel - « La tolérance ? Il y a des maisons pour ça ! » - on constate que son premier sens est terriblement restrictif. Tolérer, c'est d'abord ne pas réprimer alors que, juridiquement, on le pourrait : c'est ainsi que l'on «tolère » de plus en plus des voitures sur le trottoir. Cette tolérance-là est le contraire du droit. Le deuxième sens, celui où nous l'employons désormais, notamment en matière religieuse, consiste à « admettre chez autrui une manière de penser et d'agir différente de la nôtre » (Le Robert). La tolérance, c'est le respect de toutes les croyances. Fort bien. Mais là encore, nous sommes en pleine ambiguïté. Dans la tradition française de libre examen, cette tolérance implique le droit pour chacun de critiquer sans ménagement chacune de ces croyances, à condition de n'en pas entraver l'exercice. En un siècle d'anticléricalisme, l'Eglise catholique en a entendu de toutes les couleurs, et c'est très bien ainsi ; cela l'a aidée à se réformer. Mais une autre conception de la tolérance se fait jour aujourd'hui et chemine dans les esprits : respecter la croyance d'autrui consisterait à ne pas la critiquer. Un sondage (dans "la Vie » (28 septembre 2006) indique que près de la moitié des Français (45%) pense que l'on ne doit pas critiquer les religions.Ce respect absolu va de pair avec une irréligiosité croissante : voilà une conséquence à méditer. Ainsi, la sacralisation des croyances est un signe lugubre dans une société qui se commnautarise chaque jour davantage et qui ne parvient plus à concevoir le débat public autrement que sous la forme de la coexistence pacifique des communautés, de leurs croyances, de leurs absurdités, de leurs tabous, de leurs interdits, de leur terrorisme intellectuel - en mot, de leur sectarisme. Et voilà le résultat ! "tolérance » comme rempart ultime du fascisme, quelle absurdité ! L'extraordinaire sensiblerie intellectuelle de notre temps à toutes les croyances aboutit paradoxalement à la sacralisation du sectarisme, à la restriction de la liberté de penser et de débattre. C'est pourquoi à la tolérance, mot ambigu, ramollo, je préfère de beaucoup le principe laïcité. La tolérance, au sens que le mot est train de prendre, c'est la cagotisation des esprits. La laïcité, elle, implique non seulement neutralité axiologique de l'Etat mais le primat intellectuel de la raison. C'est pourquoi - qui mes lecteurs anticléricaux me pardonnent encore une fois - j'applaudis Benoît XVI quand. dans son discours de Ratisbonne, il plaide pour une réconciliation - mieux que cela, une alliance - de la raison et de la foi. Et à mes lecteurs croyants, qu'ils soient chrétiens, juifs ou musulmans, je pose cette question : que vaut donc une foi qui ne saurait résister à la critique. voire au blasphème ? A mon avis, elle ne vaut pas tripette".