Pour le journaliste, écrivain et ancien président de « Reporter sans frontières », Jean-Claude Guillebaud, les médias ont accompagné, à l’origine, l’avènement de la démocratie. Ils lui y sont « consubstantiellement liés ». Pourtant l’apparition et l’extension exponentielle des « mass médias » change la donne. Les médias peuvent désormais également corrompre la démocratie :
« Difficile à avouer : la représentation médiatique s'apparente désormais plus à la rumeur qu'à l'information. La brièveté des délais, le raccourcissement du « temps utile » favorisent la reprise fulgurante d'éléments invérifiés, de clichés naïfs ou d'erreurs qui nourrissent - en quelques heures - une véritable rumeur analogue à celles qui traversent mystérieusement l'opinion. Mais une rumeur à qui, cette fois, l'écrit et l'image conféreraient une légitimité fugace mais puissante : l'autorité de la chose médiatisée. Ces mécanismes et ces mensonges-là sont largement mimétiques. L'univers des médias est celui de l'imitation et de la « recopie ». On a trop rarement expliqué de quelle manière ce mimétisme-là se trouvait au centre des
« délires » ou des « dérapages ». Et en quoi il caricature les engouements électoraux, maladie pernicieuse de la démocratie.
Le « direct » télévisé ne coïncide pas seulement avec une abolition du temps, une renonciation implicite à la réflexion. Il n'aboutit pas seulement à l'effacement d'une distance. Il propose, plus insidieusement, un autre type de commerce avec l'événement. L'effusion au lieu de la compréhension, la chaleur de « l'être-avec » plutôt que la curiosité rationnelle, la fausse participation aux lieu et place de l'intelligence distanciée. Il fait du citoyen un convive hébété que l'image brute précipite dans l'incohérence du monde. Un convive ignorant et irresponsable qui peut apparaître, stricto sensu comme le contraire d'un citoyen. Là encore, le mécanisme décrit s'apparente à un symptôme d'une crise de la citoyenneté.
Les contraintes du marché, progressivement renforcées depuis dix ans, produisent des effets bien plus redoutables que ceux qu'il est convenu de dénoncer. (Audimat, marketing, mercantilisme ambiant etc.). En fait, le marché finit par remodeler la réalité et la perception que nous en avons ».
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La société du spectacle
« La dénonciation rituelle du « spectacle médiatique » ou de la " mise en scène » permanente n'est pas sans fondements. Mais elle se tait sur l'essentiel. L'individualisme moderne, l'atomisation sociale, la disparition des structures d'encadrement et des réseaux participatifs livrent chaque citoyen à la solitude et à l'ennui. C'est cet ennui, inavoué, qu'il s'agit de conjurer. Une fonction nouvelle est ainsi attribuée aux médias qui se substitue à l'ancienne : divertir au lieu d'informer, distraire au lieu d'impliquer. Telle est la vraie signification du spectacle et de ses règles particulières auxquelles se trouvent désormais assujettis les médias. Règles du show-biz, du mélo, du feuilleton, du pugilat sportif, en effet. Mais leur dénonciation vertueuse ne saurait dispenser d'une réflexion plus exigeante : quel est exactement le « vide » qu'il s'agit de remplir ? A quel manque s'agit-il de remédier ? Sur quel échec prospère ce spectacle-là ? »
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Le simulacre
« L'image télévisée, dans son invitation permanente à jouir de la possession du monde, reprend ingénument l'occurrence biblique de la « tentation au désert ». « Vois, tout ceci est à toi ! » En réalité, bien sûr, la proposition est un piège. Cette réalité offerte est un hologramme et la « possession » du monde renvoie chacun à une solitude fondamentalement frustrée. Mais ce simulacre-là, n'est qu'un cas limite d'un principe médiatique qui se trouve mis en oeuvre de bien d'autres manières. Et pas seulement à la télévision. Le discours médiatique, dans son ensemble, participe du simulacre et convie inlassablement à un immense bavardage sans véritable objet ni enjeu.
Le médiatique, en somme, n'est rien d'autre qu'un redécoupage subjectif de la réalité qui se présente indûment comme un reflet objectif ; un discours intentionnel travesti en « compte-rendu » neutre; un choix permanent mais ne s'avoue jamais comme tel. Chaque présentateur devrait commencer son journal télévisé de 20 heures en disant : « Ce soir, j'ai choisi de vous parler de... ». En réalité, il objective son point de vue, seule manière de le légitimer. Il dit implicitement : telles sont les choses qui sont advenues aujourd'hui ci, dont je vous rends compte. Une bonne part du « mensonge ingénu » tient à cette ambiguïté du point de vue, à cette posture abusive qui permet de faire l'économie d'une explication sur les critères de choix. Les médias, jour après jour, établissent une hiérarchie à laquelle ils feignent d'obéir. Et si la question des « valeurs » qui arbitrent ce choix n'est jamais clairement posée, c'est qu'elle est insoluble dans ce contexte étroit. Elle renvoie impérativement à la morale, à l'éthique, au politique ».
Jean-Claude Guillebaud, "Les médias contre la démocratie" Revue Esprit, Mars 1993