«Aucun crime n'offense la nature »
"Quant à la destruction de son semblable, sois-en certaine, Sophie', elle est purement chimérique, le pouvoir de détruire n'est pas accordé à l'homme, il a tout au plus celui de varier des formes, mais il n'a pas celui de les anéantir; or toute forme est égale aux yeux de la nature, rien ne se perd dans le creuset immense où ses variations s'exécutent, toutes les portions de matière qui s'y jettent se renouvellent incessamment sous d'autres formes et quelles que soient nos actions en ce genre,aucune ne l'offense directement, aucune ne saurait l'outrager; nos destructions raniment son pouvoir, elles entretiennent son énergie mais aucune ne l'atténue. Eh, qu'importe à la nature toujours créatrice que cette masse de chair conformant aujourd'hui une femme, se reproduise demain sous la forme de mille insectes différents? oseras-tu dire que la construction d'un individu tel que nous coûte plus à sa main que celle d'un vermisseau et qu'elle doit par conséquent y prendre un plus grand intérêt? or si le degré d'attachement ou plutôt d'indifférence est le même, que peut lui faire que par ce qu'on appelle le crime d'un homme, un autre soit changé en mouche ou en laitue? Quand on m'aura prouvé la sublimité de notre espèce, quand on m'aura démontré qu'elle est tellement importante à la nature que nécessairement ses lois s'irritent d'une telle destruction, alors je pourrai croire que cette destruction est un crime; mais quand l'étude la plus réfléchie de la nature m'aura prouvé que tout ce qui végète sur ce globe, le plus imparfait de ses ouvrages, est d'un prix égal à ses yeux, je ne supposerai jamais que le changement de ces êtres en mille autres puisse jamais enfreindre ses lois; je me dirai: tous les hommes, toutes les plantes, tous les animaux, croissant, végétant, se détruisant par les mêmes moyens, ne recevant jamais une mort réelle, mais une simple variation dans ce qui les modifie, tous, dis-je, se poussant, se détruisant, se procréant indifféremment, paraissent un instant sous une forme, et l'instant d'après sous une autre, peuvent au gré de l'être qui veut ou qui peut les mouvoir changer mille et mille fois dans un jour, sans qu'une seule loi de la nature en puisse être un moment affectée. Mais cet être que j'attaque est ma mère, c'est l'être qui m'a porté dans son sein. Et que me fait cette vaine considération? quel est son titre pour m'arrêter? songeait-elle à moi, cette mère, quand sa lubricité la fit concevoir le foetus dont je dérivai? puis-je lui devoir de la reconnaissance pour s'être occupée de son plaisir? Ce n'est pas le sang de la mère d'ailleurs qui forme l'enfant, c'est celui du père seul; le sein de la femelle fructifie, conserve, élabore, mais il ne fournit rien, voilà la réflexion qui jamais ne m'eût fait attenter aux jours de mon père, pendant que je regarde comme une chose toute simple de trancher le fil de ceux de la femme qui m'a mis au jour".
Donatien, marquis de Sade,Justine ou les Infortunes de la vertu (1791),Éd.. Le Livre de poche, 1993, p. 41.
Photo de Salo, Pasolini
1. Surnom de Justine dans le roman.
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