Les conditions de la paix, telles que Kant les a conçues, sont elles encore acceptables? Pratiquement, comment pouvons-nous les mettre en oeuvre?
"Quelles sont les conditions auxquelles le fonctionnement d'une Constitution de la Société internationale serait, en théorie, possible? Elles me paraissent au nombre de trois. Pour que les Etats acceptent de soumettre leur conduite extérieure au règne de la loi, il faut que les gouvernernents se plient eux-mêmes à une pareille discipline par rapport aux peuples. Il est proprement absurde imaginer que les dirigeants communistes, qui méprisent le principe majoritaire et manipulent n'importe quelle élection, respecteront, spontanément ou par habitude, les décisions prises à la majorité des votants par un parlement international. Disons, pour reprendre le langage kantien, que les Constitutions, au moins des principaux Etats, devraient être républicaines, fondées sur le consentement des citoyens et l'exercice du pouvoir selon des règles strictes et des procédures légales. Si cette première condition était satisfaite, une deuxième aurait, du même coup, toutes les chances de l'être. Les Etats auraient conscience de leur parenté, le système serait homogène, une communauté internationale d'abord, supranationale ensuite commencerait d'exister et cette communauté choisirait judicieusement, en cas de crise locale, entre isolement et solution imposée.
Cependant, si cette communauté internationale n'est pas concevable sans homogénéité des Etats, sans la parenté des idéaux, sans la similitude des pratiques constitutionnelles, cette condition nécessaire n'est pas suffisante. Il faut encore que les Etats consentent à dire « adieu aux armes" et qu'ils acceptent sans inquiétude de soumettre à un tribunal les différends, même ceux qui ont pour objet la répartition des terres et des richesses. Une société internationale homogène, sans course aux armements, sans conflits territoriaux ou idéologiques, est-elle possible?
Oui encore dans l'abstrait, mais sous diverses conditions. La fin de la course aux armements n'exige pas seulement que les Etats ne se soupçonnent plus réciproquement de noirs desseins; elle exige aussi que les Etats ne désirent plus la force pour imposer leur volonté aux autres . Les volontés de puissance collectives doivent disparaître ou plutôt être transférées sur un autre terrain. Quant aux conflits d'ordre économique-qui ne furent pas la cause directe ou prédominante des guerres dans le passé mais qui font apparaître intelligibles, à nos esprits utilitaires, les guerres des civilisations traditionnelles - ils se sont atténués d'eux-mêmes, à notre époque : toutes les sociétés modernes peuvent croître en intensité à meilleur compte qu'en extension et par la conquête.
Rassemblons, par la pensée, les résultats de ces analyses : système homogène, Etats qui ne se suspectent plus l'un l'autre, respect des mêmes idéaux juridiques et moraux, atténuation des conflits économico-démographiques, qui ne voit que l'humanité, pacifiée par la loi, ressemblerait à celles des communautés nationales où la compétition des individus et des intérêts ne revêt plus que rarement un caractère de violence? Mais ce monde où, conformément à l'idée de la raison, le règne de la loi assurerait la paix serait-il encore divisé en Etats ou rassemblerait-il l'humanité en une fédération planétaire, sinon en un empire universel?
Devons-nous, par amour de la paix ou par crainte de la guerre, vouloir une telle fédération ou un tel empire?"
pp 721-722 Paix et guerre entre les nations 1962