Admirez ce texte visionnaire de Tocqueville:
"L'égalité suggère aux hommes plusieurs penchants fort dangereux pour la liberté, et sur lesquels le législateur doit toujours avoir l'oeil ouvert. Je ne rappellerai que les principaux.
Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques ne comprennent pas aisément l'utilité des formes ; ils ressentent un dédain instinctif pour elles. J'en ai dit ailleurs les raisons. Les formes excitent leur mépris et souvent leur haine. Comme ils n'aspirent d'ordinaire qu'à des jouissances faciles et présentes, ils s'élancent impétueusement vers l'objet de chacun de leurs désirs ; les moindres délais les désespèrent. Ce tempérament, qu'ils transportent dans la vie politique, les indispose contre les formes qui les retardent ou les arrêtent chaque jour dans quelques-uns de leurs desseins.
Cet inconvénient que les hommes des démocraties trouvent aux formes est pourtant ce qui rend ces dernières si utiles à la liberté, leur principal mérite étant de servir de barrière entre le fort et le faible, le gouvernant et le gouverné, de retarder l'un et de donner à l'autre le temps de se reconnaître. Les formes sont plus nécessaires à mesure que le souverain est plus actif et plus puissant et que les particuliers deviennent plus indolents et plus débiles. Ainsi les peuples démocratiques ont naturellement plus besoin de formes que les autres peuples, et naturellement ils les respectent moins. Cela mérite une attention très sérieuse.
Il n'y a rien de plus misérable que le dédain superbe de la plupart de nos contemporains pour les questions de formes ; car les plus petites questions de formes ont acquis de nos jours une importance qu'elles n'avaient point eue jusque-là. Plusieurs des plus grands intérêts de l'humanite s'y rattachent"
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome 2, quatrième partie , chapitre 7