Commandée à des fins de propagande politique par le Gouvernement des Neuf, le cycle des fresques du Palazzo Publico de Sienne, réalisé en 1339, offre une représentation d’une cité médiévale écartelée entre bon ( « L’allégorie du bon gouvernement « ) et mauvais gouvernement. ( « L’ Allégorie du mauvais gouvernement »). Le propos de l’auteur de ce chef d’oeuvre n’ était pas de promouvoir un quelconque idéal démocratique - Sienne était dirigée par une oligarchie de marchands de 1287 à1355. L’artiste interroge dans le langage pictural qui est le sien, et en s’inspirant des codes éthico-politiques de son temps, les normes de justice propres à apporter la paix et la prospérité au peuple de Sienne, dans une unité véritable, et pour un temps indéfini.
La fresque comporte trois volets : « Allégorie et effets du mauvais gouvernement », « Allégorie du bon gouvernement », et « Effets du bon gouvernement à la ville et à la campagne ». Tandis que la fresque consacrée au mauvais gouvernement évoque les dévastations de la guerre et la désolation qui procède de la tyrannie - conçue comme désordre moral et corruption généralisée- l’allégorie du bon gouvernement, illuminée par les figures radieuses de la justice et la sagesse, nous enseigne que les deux fondements du bon gouvernement sont la concorde et l’ équité. Les citoyens sont représentés tenant une corde dont une extrémité est retenue par une figure féminine intitulée « concordia", qui est elle-même munie également d’un rabot : autant d’indications qui suggèrent que pour jouir des bienfaits de la paix nous devons atténuer ce qui nous oppose aux autres citoyens et non accuser nos différences.
Le troisième volet (« Effet du bon gouvernement à la ville et à la campagne ») représente la cité fortifiée et en contrebas, le paysage rural. Le peintre donne une image délicate et enchantée de la solidarité organique et de la mutuelle intégration des deux composantes d’une communauté heureuse : ville et campagne, nature et culture, univers urbain et ruralité offrent un sentiment de continuité et même d’osmose. L’image est celle d’une communauté au travail, civilisant la nature sans la violenter, intégrant chaque individu dans un tissu collectif au rythme des cycles de la vie et de l’action collective. L’ampleur panoramique de la fresque produit le sentiment enchanteur de ce que devrait être l’ordre social heureux, à la fois intégrateur et respectueux des individus, jouissant des bénéfices d’un équilibre stable parce qu’harmonieux.
Humaniste avant l’heure, écologique, républicain et laïc, l’artiste-philosophe nous offre une somme figurative qui rassemble tous les traits d’une vision de la politique irriguée par l’exigence éthique et le désir de justice. On pourrait dire, que d’ une certaine manière, cette représentation poétique et joyeuse de sagesse politique et de politique vertueuse est l’exacte antithèse de la représentation dominante de la politique qui est la nôtre aujourd’hui : profondément pessimiste, désenchantée, héritée de Machiavel et de Hobbes, et confortée par tant de guerres, de destructions et de calamités au XX siècle.
Un tel idéal de société heureuse est-il caduc pour autant? L’utopie du réel de Lorenzetti est au contraire plus éloquente et instructive que jamais. N'est-ce pas pour avoir avoir oublié que le fondement de tout bon gouvernement reste aujourd’hui, non moins qu’au temps de Lorenzetti, la concorde et l’ équité, le respect de la nature et la quête de justice, que certaines de nos démocraties post-morales se disloquent sous l’effet conjugué du cynisme politicien, de l’anomie, et du relativisme banalisé, mutant désormais en nihilisme éthique?