« L'union fait la force. Oui, mais la force de qui ? » Alain, Propos, 1956, p. 66).
Chez Alain, ce n'est pas seulement aux gouvernants que le citoyen doit résister. Il doit aussi toujours se méfier du gros animal qu'est la société. Chacun est facilement pris par un mouvement d'ensemble qui l'emporte et le domine. Les mouvements de paniques, de haine d'un bouc émissaire, d'enthousiasme collectif... sont ce dont il faut se garder.
« Je range encore parmi les faits du même genre, écrit Alain, l'adoration soudaine pour un chef ou pour un orateur, les entraînements bien connus des assemblées, le délire révolutionnaire, enfin tous les courants d'opinion qui unissent comme le vent et le cyclone, et se terminent de même » (Alain, Propos, t. II, CXLVIII). C'est un vent, c'est un cyclone, il relève d'une mécanique : plutôt que du libre gouvernement humain.
Ce gros animal, Alain lui donne souvent le nom de « Léviathan ». Ce monstre destructeur est un héritage de la Bible. C'est dans le livre de Job (3 : 8, 40 : 25) qu'on le trouve. Sa forme n'y est pas décrite. Mais il est traditionnellement représenté comme une gueule ouverte qui avale tout ou comme un grand serpent de mer. Alain conserve cet imaginaire. La société se fait Léviathan en dévorant les âmes. Grand corps tyrannique et dangereux, elle court en ondulant.
« Léviathan fait courir ses mille pattes; il avance en colonne serrée. Ceux qui le composent n'en sont point maîtres; au contraire ils reçoivent avec enthousiasme les signes de ce grand corps, et s'accordent à ses mouvements. Honte si on ne les devine; honte si l'on commence à les rompre » (Alain, Propos sur les pouvoirs, 2006, p. 316).
Léviathan est fait de ceux qu'il dévore. En lui, ils sont serrés. Ils forment un même corps qui se dirige tout seul. Les libertés sont absorbées. Ce n'est plus moi qui pense. Ce n'est plus aucun de nous. C'est un animal qui s'agite et qui agit.
Le mouvement du monstre est rapide. La rumeur s'amplifie en un instant, on passe d'une mode à l'autre, d'un bouc émissaire à un autre. La honte fait ciment. Sa source est d'origine strictement sociale. Je n'ai pas honte d'être dans l'erreur ou dans la faute. J'ai honte de ne pas me conformer aux mouvements du grand corps qui échappent à ma volonté. Voilà le danger qui guette toujours la société. Voilà comment naît la guerre.
L'esprit démocratique consiste à s'élever contre l'élan infantile du gros animal. Le citoyen sait être et penser seul. Il ne cesse de considérer l'élan de l'opinion avec méfiance. « Le plus clair de l'esprit démocratique, c'est peut-être qu'il est antisocial » (Alain, Propos, t. II, CXLVIII).
L'esprit démocratique suppose la pensée, qui est résistance de chacun. Or, « il n'y a de pensée véritable que dans un homme libre ; dans un homme qui n'a rien promis, qui se retire, qui se fait solitaire, qui ne s'occupe point déplaire ou de déplaire »(Alain, Propos, 1956, p. 667). Les partis, les journaux, les Églises, les nations, les communautés, ne peuvent dès lors qu'être regardés avec la plus grande défiance. Alain écrit ceci: « On me demande si je suis avec le prolétariat. Réponse : je ne suis avec personne » (Alain, Propos, 1956, p. 1077).
Cet éloge de la solitude est fréquent dans les propos du philosophe. Je ne pense que seul. Je ne pense même que dans le refus du mouvement de la masse, dans la méfiance à l'égard de l'enthousiasme. Être seul, c'est devenir plusieurs, ne plus se croire, se surveiller soi-même, tandis que se noyer dans le grand Léviathan, c'est n'être plus qu'un.
La démocratie ne se fonde pas sur le débat, chez Alain. Au contraire, elle s'en tient à distance. À la discussion publique, aux arguments qui emportent les foules, à la communication des humeurs, le philosophe préfère la critique solitaire et l'opinion défiante. »
Baptiste Jacomino, Apprendre à philosopher avec Alain, pp 101-102, Editions Ellipses, 2009.