Vaut-il mieux changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde ?
La notion de « désir » renvoie explicitement à un premier volet du programme (« le sujet ») ; mais l’interrogation est ici d’ordre moral, puisqu’il s’agit de savoir dans quelle mesure nous avons le pouvoir, ou encore la capacité, de contribuer à notre propre bonheur. Vaut-il mieux tenter de transformer l’ « ordre du monde », ou bien devons-nous au contraire nous efforcer d’infléchir nos désirs afin de les rendre compatibles avec la réalité ? Cette problématique, qui met donc en jeu les notions de « liberté » de « devoir » et de « bonheur », est plus « éthique » que morale. L’ « éthique » est la partie de la philosophie qui examine les conditions d’une « vie bonne », c’est-à-dire accomplie et heureuse, tandis que la « morale » est centrée sur la question du devoir (« Que dois-je faire dès lors que j’ai le souci de bien faire ? »).
Comment doit-on se comporter pour être heureux ? Le bon sens répondra que le bonheur ne dépend pas de notre volonté mais de circonstances telles que la naissance, les aptitudes, les talents, la condition physique et l’environnement naturel et social. Et l’étymologie du mot « bonheur » conforte ce point de vue, puisque le « bonheur », au départ, c’est beaucoup de « chance » (« bonheur » est dérivé du latin augurium, augure, chance). Mais la philosophie, dès ses origines, nous tient un tout autre langage, et il est possible de montrer que, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce point de vue ne manque pas de fondement. La formule : « mieux vaut changer mes désirs que l’ordre du monde », inspirée de la doctrine stoïcienne, est empruntée au Discours de la méthode (3 ième partie). Elle constitue la troisième maxime d’une « morale provisoire » que Descartes adopte en attendant d’avoir découvert la vérité, car il faut bien vivre (« je ne laissasse pas de vivre ») pendant que l’intelligence est absorbée par des spéculations complexes qui peuvent occuper l’esprit pendant plusieurs années.
Le problème que se pose Descartes, dans le cadre qu’une « morale » qu’il avoue incertaine - puisqu’une éthique pleinement rationnelle impliquerait un système philosophique achevé - est de savoir comment être aussi heureux que possible dans des conditions qu’il n’a pas choisies et qu’il n’entend pas non plus bousculer ni même tenter d’aménager. Il se propose donc trois maximes qui doivent lui apporter la sérénité exigée par la poursuite de son travail personnel. La première maxime, dite parfois « conformiste », prescrit de s’adapter aux coutumes de son pays, avec prudence et modération toutefois. La seconde recommande de « marcher droit », autant que possible. La troisième enfin, celle qui nous occupe ici, est formulée ainsi : « Ma troisième était de tâcher toujours de me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde, et plus généralement, de m’accoutumer de croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées, en sorte qu’après que nous avons fait de notre mieux, touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous, absolument impossible ». La perspective de Descartes est très voisine de celle des anciens philosophes qui recommandaient de renoncer à certains de nos désirs afin de nous assurer le plus de chances possibles de trouver la sagesse et de parvenir au bonheur. Elle s’en distingue toutefois par sa souplesse et sa subtilité. Descartes en effet considère que l’on doit « faire de son mieux » touchant « les choses qui nous sont extérieures », ce qui signifie, par exemple, que l’on ne se soumettra pas avec fatalisme ni indifférence à un ordre social inacceptable. D’autre part, le philosophe laisse implicitement à chacun le loisir d’apprécier ce qui relève à ses yeux d’impératifs vitaux et ce qui peut être tenu pour superflu. La recherche de la vérité et la tranquillité d’esprit que cette recherche impose sont pour Descartes cet impératif non négociable. Mais il appartient évidemment à chacun de décider quelles sont pour lui les seules priorités vitales, c’est-à-dire les objectifs de l’existence à propos desquels nous ne pouvons pas transiger. Ces objectifs ne sont pas les mêmes pour tous, et personne n’est obligé d’aller s’enfermer dans un « poêle » (petite pièce chauffée où Descartes s’est retiré pendant plusieurs mois) pour méditer et fonder une science universelle. A ceci près, les conseils de Descartes méritent d’être examinés et convenablement appréciés, car ils sont encore très pertinents, et même peut-être plus que jamais.
Descartes adopte l’idée ancienne suivant laquelle le bonheur est « l’accord entre nos désirs et l’ordre du monde ». L’ « ordre du monde », expression très vague à nos yeux, renvoie pour les classiques à « tout ce qui ne dépend pas de nous » c’est-à-dire tout ce qui relève de la nature extérieure (le climat par exemple, y compris les intempéries), de l’ordre social et économique (le système dans lequel le hasard nous a fait naître) mais aussi de notre condition physique (beauté, santé etc… ). Quant à nos « désirs », qu’il ne faut surtout pas confondre avec des « besoins », ils nous appartiennent en propres dans la mesure où ils nous différencient - nous n’avons pas tous les mêmes désirs. D’autre part, ils dépendent de nos jugements puisque n’importe quelle chose jugée désirable un jour peut être indifférente ou honnie le lendemain comme en témoigne notre humeur si souvent capricieuse. La distinction entre nos besoins, soit physiques, soit moraux, tels que le besoin de reconnaissance ou de respect, et nos désirs, aléatoires et fluctuants, est absolument décisive pour comprendre le raisonnement de Descartes. Nous devons évidemment honorer nos « besoins », nos aspirations vitales et fondamentales, pour être heureux. Mais la satisfaction de tous nos désirs, en revanche, ne peut pas être considérée comme une condition sine qua non du bonheur, pour la simple raison que nous ne savons pas, en règle générale, ce que nous désirons vraiment. La preuve en est apportée par le fait que lorsque nous atteignons un objectif ardemment désiré – une récompense, une gratification, une somme d’argent, un diplôme, une marque d’amour – nous sommes très souvent à la fois contents et vaguement déçus. Pourquoi en est-il ainsi ? Platon fut l’un des premiers à mettre à jour le mécanisme paradoxal du désir.
« Ce que l’on n’a pas, ce que l’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour », comme Socrate l’explique à son interlocuteur Agathon dans le Banquet (200 c). On ne peut désirer ce que l’on possède, car puisqu’on le possède, on ne saurait le convoiter. On ne désire que ce que l’on n’a pas et l’on voudrait posséder toujours ce dont on dispose aujourd’hui, comme la sécurité ou la santé, par exemple. Le désir se porte donc par nature sur ce sur quoi on n’a pas de prise, et, pire encore, nous avons tendance à ne trouver attrayant que ce qui est difficilement accessible. La nature du désir nous condamne donc aux travaux forcés, puisque la satiété est hors de portée. L’ « homme de désir » est comparé par Socrate dans le Gorgias à ces malheureuses Danaïdes qui remplissent jusqu’à la fin des temps des tonneaux percés. Nous sommes tous plus ou moins l’un de ces condamnés à perpétuité, puisque lorsque que nous obtenons ce dont nous rêvions, notre « appétit » se reporte aussitôt sur un autre objet. Nous voulions une cigarette, il nous faut désormais une cartouche, nous voulions un salaire, il nous maintenant des rentes, nous voulions un toit et un lit, il nous faudra demain des draps de soie et des jets privés. Le désir est synonyme de démesure et c’est la raison pour laquelle Socrate explique au bouillant Calliclès, dans le Gorgias ( 494 a), qu’un « tonneau percé » ne sera jamais heureux. La clef du bonheur doit se trouver au contraire dans l’auto-limitation volontaire de nos désirs.
Les deux plus célèbres écoles philosophiques de l’antiquité, celles des matérialistes et celle des stoïciens, recommandent de réfréner nos désirs et surtout de proscrire les plus toxiques d’entre eux. Pour Epicure (341-270) puis pour Lucrèce (98-55 av JC), il est impératif de préserver les désirs naturels et nécessaires (tels que l’alimentation ou le sommeil) ou simplement naturels (qui contribuent à la santé du corps ou de l’âme), tout en renonçant sagement à tous les plaisirs « vains » car « ce qui est naturel s’acquiert aisément, malaisément ce qui ne l’est pas ». Aussi, comme nous le rappelle instamment Epicure, même « si tout plaisir est en tant que tel un bien », « il ne faut pas rechercher tout plaisir » (Lettre à Ménécée, § 11). Car c’est un grand bien de « pouvoir se suffire à soi-même ». La sagesse est une prudence qui nous met à l’abri de la plupart des coups du sort. Le philosophe épicurien comprend qu’une vie de plaisirs ne se trouve pas dans « d’incessants banquets et fêtes » mais dans le « raisonnement vigilant » qui délaisse l’opinion et prévient le désordre de l’âme : « Si la hantise des soucis ne cède ni au bruit des armes, ni aux cruels javelots, s'ils tourmentent avec audace rois et puissants du monde, s'ils ne respectent ni l'éclat de l'or, ni la glorieuse splendeur de la pourpre, comment douter que la raison ait seule le pouvoir de les chasser, d'autant plus surtout que notre vie se débat dans les ténèbres ? »(De la nature, II, Lucrèce).
Mais c’est à Epictète que Descartes emprunte le raisonnement qui suit l’exposé de la troisième maxime de la « morale provisoire ». Parmi toutes les choses que nous pouvons désirer, affirmait Epictète (50-130 ap J.C.), certaines dépendent de nous, d’autres non. Nos pensées, nos jugements, et par conséquent nos désirs, dépendent de nous, tout le reste est - au moins partiellement - indépendant de notre volonté. Pour être heureux, nous devons nous efforcer de ne vouloir que ce qui est à notre portée, et, parallèlement, nous devons renoncer à tout ce qui est dépend du destin ou du hasard, comme l’argent, les honneurs, la réussite sociale, mais aussi la beauté ou la santé. Descartes reprend à son compte un tel partage des « biens » (tout les ingrédients possibles du bonheur), pour soutenir que nous ne devons désirer que qui ne peut pas nous échapper : « ceci me semble suffisant, écrit-il, pour m’empêcher de rien désirer à l’avenir que je n’acquisse, et ainsi pour me rendre content ».
Fort bien dira-t-on, mais où trouverons-nous l’énergie et le courage d’abandonner la poursuite de ce qui nous tient à cœur, comme l’amour d’un être cher par exemple, la santé, surtout lorsqu’elle nous fait défaut, ou le succès lorsque que nous nous fixons tel ou tel objectif, comme des études ou la réussite professionnelle? La réponse de Descartes est double: nous devons « faire de notre mieux » pour ce qui dépend effectivement de notre bonne volonté. Mais pour tout le reste, à savoir ce qui est indépendant de notre volonté et que Descartes nomme « dons de fortune », nous devons le tenir aussi inaccessible et donc indifférent qu’un objectif parfaitement absurde. Personne ne souhaite devenir « empereur de Chine » ou ni acquérir un « corps en diamant ». Renonçons également à devenir riche, immortel ou invulnérable. Ainsi nous nous suffirons à nous-mêmes et ne risquerons pas d’être anéantis par le destin. Descartes reconnaît qu’une telle discipline mentale est extrêmement exigeante. Mais elle est imparable et nous permet même de rivaliser de félicité avec les Dieux. Les stoïciens se vantaient d’être aussi impassibles et joyeux, même au sein de la misère ou de l’esclavage, que les divinités qu’épargnent les angoisses des mortels.
Ce parti pris « stoïque » (une personne « stoïque » renonce à la plupart des plaisirs pour éviter tout trouble potentiel), ici assumé à titre provisoire par Descartes, appelle des objections aussi fortes qu évidentes. Dans le Gorgias, déjà, le jeune interlocuteur de Socrate, Calliclès, a soutenu qu’il préférait être « troué comme une passoire » et « laisser filer plaisir » en permanence, plutôt qu’ être un « tonneau plein » dont la vie serait à peu près aussi palpitante que celle d’un légume ou d’un caillou ! D’autre part, une ample tradition philosophique, qui, de Spinoza à Hegel ou Freud, voit dans le désir « l’essence de l’homme », peut également être opposée à l’approche cartésienne. Nul ne peut contester que le désir est, avec la conscience et la raison, ce qui nous distingue des bêtes, et s’il est sans doute raisonnable de restreindre individuellement nos ambitions afin de ne pas trop nous exposer à toutes sortes de frustrations, en revanche l’humanité dans son ensemble serait restée à l’état sauvage si elle avait suivi à la lettre les conseils de Epictète et de Descartes sur ce point. Dans cet ordre d’idées, on sait que Voltaire s’est moqué de Rousseau qui, selon lui, ne rêvait que de « retourner vivre à quatre pattes dans les bois avec les ours », puisqu’il réprouvait le luxe et, de façon générale, tout le superflu que la civilisation nous apporte, tels que les chaussures par exemple, ou un cadre de vie trop douillet. Du point de vue de Rousseau, ces commodités ne nous rendent pas heureux, mais « débiles » (physiquement) et vulnérables. Mais il faut reconnaître, avec Voltaire, que si tous les hommes avaient été dès l’origine épicuriens ou stoïciens, nous n’aurions aujourd’hui ni la médecine, ni la météorologie, ni la science, ni l’industrie, ni les automobiles ni… la bombe atomique. (Il est alors possible de poser cette question iconoclaste : et alors ? Rousseau oserait répondre que nous ne nous en porterions pas plus mal !).
Nul ne peut ignorer aujourd’hui ce que nous devons au « progrès », c’est-à-dire aux innovations scientifiques et techniques qui permettent à certains habitants de la planète de pouvoir prétendre à une espérance de vie de plus de 80 ans. Personne n’ira prétendre, toutefois, que le monde a atteint un degré d’organisation et de rationalité tel que nous pouvons désormais nous reposer sur nos lauriers. Nous désirons encore et toujours, et à bon droit, améliorer nos conditions de vie en général – aspect décisif de l’ « ordre du monde » - en continuant de soutenir les progrès des sciences et de la médecine ; nous continuons de lutter contre la souffrance et la misère et cherchons à prévenir le plus possible les aléas de l’existence. Nous voulons aussi instaurer un monde moins injuste, une société pacifiée, afin de nous libérer de l’oppression et des formes de travail les plus aliénantes. Nous sommes donc de moins en moins « stoïciens », et nous associons à ces doctrines jugées « fatalistes » une idée de résignation qui nous révulse désormais. Car les anciens étaient fondamentalement respectueux d’un « ordre du monde » qu’ils jugeaient équilibré et harmonieux, malgré les immenses disparités sociales. Ce point de vue n’est plus le nôtre. Cela signifie-t-il que les recommandations de Descartes n’ont plus de pertinence, ou qu’elles ne nous concernent plus ? Les récents développement de l’actualité internationale, et les inquiétudes que les crises écologiques et économiques actuelles suscitent appellent à considérer aujourd’hui ce que l’on continue de nommer le « progrès » avec une perplexité croissante. Devons-nous toujours aller de l’avant ? N’est-il pas grand temps de relire Epicure, Epictète ou Lucrèce ?
« Comment ne pas entendre le cri de .la nature, qui ne réclame rien d'autre qu'un corps exempt de douleur, un esprit heureux, libre d'inquiétude et
de crainte ? » s’étonne Lucrèce dans De la nature. Plutôt que de continuer à vouloir « changer l’ordre du monde » à toute force en rompant inconsidérément les équilibres naturels et en engageant des processus dont ne maîtrisons plus du tout les aboutissants, ne faudrait-il pas mieux en effet prêter à nouveau attention au « cri de la nature » qui nous suggère par exemple d’essayer de réfréner notre appétit de consommation et de ménager les ressources limitées de notre fragile planète ? Il n’est pas certain que nous puissions encore maîtriser une évolution techno-scientifique dont les acteurs sont partout, donc nulle part. Un désir sans sujet semble commander les orientations de la société mondiale. Qui veut aujourd’hui la déforestation de régions entières, l’épuisement des sols et des sous-sols, la destruction irréversible de nombreuses espèces vivantes, le réchauffement de la planète ? Personne en particulier, ou peut-être quelques individus cyniques qui ne veulent pas céder sur leurs appétits frénétiques de pouvoir et de richesse. Le simple citoyen peut néanmoins se demander ce qu’il peut faire, pour lui-même, mais aussi pour tous, puisque notre responsabilité engage, comme nous le dit très fermement Sartre, l’humanité tout entière : « En choisissant pour moi, je choisis pour tous » écrit-il dans L’existentialisme est un humanisme.
En choisissant de « changer mes désirs », je peux en effet contribuer à changer l’ordre du monde. Le philosophe Kant ne dit pas autre chose lorsqu’il pose le fameux principe : « Agis toujours de telle sorte que tu puisse ériger la maxime de ton action en loi universelle de la nature » ou encore « il faut traiter l’humanité, en soi comme en autrui, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un mayen » (Fondement de la métaphysique des mœurs). Selon Kant, il faut toujours se demander, lorsque l’on agit, si l’humanité se porterait bien, autrement dit si nous vivrions tous en bonne harmonie dans l’hypothèse où chacun d’entre nous se soumettrait effectivement à la règle que nous adoptons. Si la réponse est positive, cette règle est morale. Mais pour agir moralement, c’est-à-dire en prenant en considération non pas nos seuls intérêts immédiats, mais aussi ceux de la communauté à laquelle nous appartenons, voire les intérêts de l’humanité tout entière, nous devons renoncer à certains de nos désirs au profit d’objectifs plus désintéressés. Ainsi, en agissant comme nous pensons que toute personne soucieuse de l’intérêt général devrait le faire, nous contribuons, à notre échelle, à instaurer un monde plus habitable, plus juste, moins violent. C’est ce que nous suggèrent aujourd’hui les penseurs écologistes comme Edgar Morin par exemple ou le philosophe allemand Hans Jonas (1903-1993). Si nous voulons, sinon « changer l’ordre du monde », du moins essayer de préserver ce qui peut l’être encore afin de le transmettre aux générations à venir, nous devons tout d’abord changer nos propres désirs.
« Changer ses désirs » ne signifie pas renoncer à toute vie sociale pour retourner dans les bois se nourrir de glands et marcher nu-pieds. « Changer » nos aspirations peut signifier aussi les « adapter », les « détourner », les « modérer » bien sûr, mais aussi les « sublimer ». Ne pas désirer l’impossible est raisonnable dit Descartes. Mais désirer ce qui est possible l’est aussi. Or il se trouve que les limites du possible ont été sans cesse repoussées depuis l’antiquité grâce à de nombreux changements de l’ « ordre du monde » (l’ordre social et politique notamment) qui ont été voulus et réalisés par les savants et les hommes d’action qui nous ont précédés sur cette planète. Aujourd’hui les plaisirs de l’esprit (lecture, accès diversifiés à la culture) sont accessibles aux plus chanceux d’entre nous, la protection sociale et les institutions démocratiques, dans les Etats de droit, nous garantissent certains de nos droits fondamentaux. Or, en continuant à gérer l’ « ordre du monde » conformément à la volonté générale en vue de plus de justice, plus de protection sociale etc… nous posons de nouvelles exigences, modifiant ainsi notre cadre de vie et nos orientations collectives. La lutte pour l’instauration des droits de l’homme, pour l’émancipation des femmes ou l’abolition de la peine de mort par exemple, ont certainement eu pour conséquence un adoucissement des mœurs et un recul de notre sauvagerie naturelle, au moins dans les pays concernés. En modifiant l’ « ordre du monde », nous nous humanisons davantage et nous spiritualisons nos désirs comme les anciens nous l’ont recommandé et comme Freud l’a préconisé lui aussi à sa manière. Dans la création artistique, et dans toute autre activités apparentée (jeux de société, sport etc…), nous ne renonçons pas totalement à la part prohibée de notre sexualité, mais nous lui trouvons des dérivatifs acceptables, socialement valorisés. La psychanalyse nous montre elle aussi la voie non pas du renoncement, mais de l’autonomie et de la maîtrise de soi.
En conclusion, nous remarquons que la question posée suggérait une alternative. Nous avons pu croire qu’il fallait choisir entre changer ses désirs, c’est-à-dire les adapter à l’ordre du monde, ou bien s’attaquer à l’ordre du monde pour tenter de l’adapter à nos désirs. Descartes nous dit que lorsque nous sommes malades, il est vain de désirer être en bonne santé, et que lorsque l’on est en prison, il n’est pas bon de souhaiter être libres. Nous avons tendance à penser qu’au contraire pour être en bonne santé, il faut nous en préoccuper et agir en conséquence, et qu’une bonne conduite, en prison, nous aidera à recouvrer plus vite la liberté désirée. Mais il faut comprendre qu’au fond Descartes a raison. Nous devons d’abord changer nos désirs, non pas pour les soumettre à l’ordre du monde, mais pour conquérir une liberté et un maîtrise de soi sans lesquelles aucun projet ni éthique ni politique ne sont concevables. Il n’y a donc pas d’alternative : « A la nécessité on ne saurait imputer une responsabilité. Le hasard, lui, est chose instable ; seul notre pouvoir propre, sans autre maître que nous-même, est naturellement susceptible de blâme ou d’éloge » (Lettre à Ménécée, § 15)