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14 décembre 2006 4 14 /12 /décembre /2006 15:27




Thucydide a participé à la Guerre du Péloponnèse en tant que stratège. Mais l'histoire telle qu'il l'a conçue  n'est pas seulement le récit des événements ni même une enquête approfondie ("historia" signifie "enquête"). Elle inclut une réflexion critique globale sur le sens des événements;


XXI.-D'après les indices que j'ai signalés  (1, on ne se trompera pas en jugeant les faits tels à peu près que je les ai rapportés. On n'accordera pas la confiance aux poètes, qui amplifient les événements, ni aux logographes (2 qui, plus pour charmer les oreilles que pour servir la vérité, rassemblent des faits impossibles à vérifier rigoureusement et aboutissent finalement pour la plupart à un récit incroyable et merveilleux. On doit penser que mes informations proviennent des sources les plus sûres et présentent, étant donné leur antiquité, une certitude suffisante.
 Les hommes engagés dans la guerre jugent toujours la guerre qu'ils font la plus importante, et quand ils ont déposé les armes, leur admiration va davantage aux exploits d'autrefois ; néanmoins, à envisager les faits, cette guerre-ci apparaîtra la plus grande de toutes.
XXII.- Pour ce qui est des discours tenus par chacun des belligérants, soit avant d'engager la guerre, soit quand celle-ci était déjà commencée, il m'était aussi difficile de rapporter avec exactitude les paroles qui ont été prononcées, tant celles que j'ai entendues moi-même que celles qu'on m'a rapportées de divers côtés. Comme il m'a semblé que les orateurs devaient parler pour dire ce qui était le plus à propos, eu égard aux circonstances, je me suis efforcé de restituer le plus fidèlement possible la pensée complète des paroles exactement prononcées.
Quant aux événements de la guerre, je n'ai pas jugé bon de les rapporter sur la foi du premier venu, ni d'après mon opinion ; je n'ai écrit que ce dont j'avais été témoin ou pour le reste ce que je savais  par des informations aussi exactes que possible. Cette recherche n'allait pas sans peine, parce que ceux qui ont assisté aux événements ne les rapportaient pas de la même manière et parlaient selon les intérêts de leur parti ou selon leurs souvenirs variables. L'absence de merveilleux dans mes récits les rendra peut-être moins agréables à entendre. Il me suffira que ceux qui veulent voir clair dans les faits passés et, par conséquent, aussi dans les faits analogues que l'avenir selon la loi des choses humaines ne peut manquer de ramener jugent utiles mon histoire. C'est une œuvre d'un profit solide et durable plutôt qu'un morceau d'apparat composé pour une satisfaction d'un instant".

 Thucydide (470-401 av JC)
Histoire de la guerre du Péloponnèse  (431-404),  Traduction Jean Voiquin, 1966,Tome I,  Chapitre XXI et XXII, pp42-43, Editions Flammarion,1991, G.F.

NOTE 1 : Dans les chapitres précédents ce texte, Thucydide a dressé un état des lieux  de la Grèce de son époque.
NOTE 2 : Logographes :  Ce sont  les chroniqueurs de l'époque, jugés naïfs par Thucydide.
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13 décembre 2006 3 13 /12 /décembre /2006 21:20

On ne peut observer l'histoire, car l'histoire n'est pas donnée. L'histoire est toujours construite; elle est une reconstruction:

"Ce que l'on veut connaître n'est plus. Notre curiosité vise ce qui a été en tant qu'il n'est plus. L'objet de l'histoire est une réalité qui a cessé d'être.
Cette réalité est humaine. Les gestes des combattants étaient significatifs et la bataille n'est pas un fait matériel, elle est un ensemble non entièrement incohérent, composé par les conduites des acteurs, - conduites suffisamment coordonnées par la discipline des armées et les intentions des chefs pour que leur unité soit intelligible. La bataille estelle réelle en tant qu'unité? La réalité appartient-elle exclusivement aux éléments ou les ensembles sont-ils également réels?
Qu'il nous suffise de quelques remarques, volontairement simples et incontestables, sur ce thème métaphysiquement équivoque. Dès lors qu'il s'agit d'une réalité humaine, il n'est pas plus aisé de saisir l'atome que le tout. Si seul l'atome est réel, quel est le geste, l'acte, l'événement qui passera pour le plus petit fragment de réalité historique? Dira-t-on que la connaissance historique porte sur le devenir des sociétés, que les sociétés sont composées d'individus et qu'enfin, seuls ces derniers sont réels? Effectivement la conscience est le privilège des individus et les collectivités ne sont ni des êtres vivants ni des êtres pensants. Mais les individus, en tant qu'êtres humains et sociaux, sont ce qu'ils sont parce qu'ils ont été formés dans un groupe, qu'ils y ont puisé l'acquis technique et culturel transmis par les siècles. Aucune conscience, en tant qu'humaine, n'est close sur elle-même. Seules les consciences pensent, mais aucune conscience ne pense seule, enfermée dans la solitude. Les batailles ne sont pas réelles au même sens et selon la même modalité que les individus physiques. Les cultures ne sont pas réelles au même sens que les consciences individuelles, mais les conduites des individus ne sont pas intelligibles isolément, pas plus que les consciences séparées du milieu historico-social. La connaissance historique n'a pas pour objet une collection, arbitrairement composée, des faits seuls réels, mais des ensembles articulés, intelligibles".
Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique,
Éd. Plon, 1964, pp. 100-101.
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13 décembre 2006 3 13 /12 /décembre /2006 21:10
Le mot "histoire" a deux sens , et les deux "histoires" peuvent paraître autonomes; elles ne le sont pas. Car sans histoire au sens de représentation (des faits) , l'histoire (au sens du réel) serait bien peu de choses:
"On a souvent fait remarquer que le terme d'« histoire » est utilisé dans un double sens. Il signifie d'une part la res gestae  (1, les faits, les événements, les actes du passé. Mais d'autre part il signifie quelque chose de fort différent; il signifie notre récollection, notre connaissance de ces événements. D'un simple point de vue logique, cela semble impliquer une curieuse et fort choquante équivocité que nous ne trouvons dans nulle autre branche de la connaissance. C'est comme si un scientifique n'était pas capable de faire une distinction entre l'objet et la forme de sa connaissance, comme s'il confondait « physique » et « nature ». Mais peut-être pouvons-nous rendre compte de cette incongruité qui au premier abord semble être fort sujette à objection. La connexion entre le contenu et la forme de la connaissance est bien plus proche dans l'histoire qu'elle ne l'est dans n'importe quelle branche de la science de la nature. Dans notre expérience commune nous sommes tous entourés d'objets physiques. La science doit décrire et expliquer ces objets, mais nous ne les perdrions pas de vue si nous ne possédions pas l'aide de la science; il semble que nous puissions les percevoir et que nous puissions les voir, les toucher immédiatement. Mais nous ne pouvons saisir notre vie passée, la vie de l'humanité, de cette façon. Sans le labeur constant et infatigable de l'histoire, cette vie demeurerait un livre clos. Ce que nous appelons notre conscience historique moderne dut être construite pas à pas par le travail de grands historiens. L'histoire inverse pour ainsi dire le processus créateur qui caractérise notre civilisation humaine. La civilisation humaine crée nécessairement de nouvelles formes, de nouveaux symboles, de nouvelles formes matérielles en lesquelles la vie de l'homme trouve son expression externe. L'historien poursuit toutes ces expressions jusqu'en leur origine. Il essaie de reconstruire la vie réelle qui est à la base de toutes ces formes singulières. [...] Sans une herméneutique '2 historique, sans l'art de l'interprétation contenu dans l'histoire, la vie humaine serait une chose très pauvre. Elle serait réduite à un moment singulier du temps, elle n'aurait pas de passé et pour cela pas de futur; car la pensée du futur et la pensée du passé dépendent l'une de l'autre"
Ernst Cassirer, «Séminaire sur la philosophie de l'histoire» (1942), dans L'idée de l'histoire, trac. E Capeillères, Éd. du Cerf, 1988, pp. 84-85.
1. Les actions(chose consituée de gestes)
2. Travail d'interprétation, de recherche du sens.

(image peinture de f. Lejeune)
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11 décembre 2006 1 11 /12 /décembre /2006 18:35

Veux-tu cela? Au point de le vouloir encore et encore? Et pour toute l'éternité?
Qui aime assez la vie pour répondre : oui,  sans hésitation?

"Le poids le plus lourd. - Et si, un jour ou une nuit, un démon venait se glisser dans ta suprême solitude et te disait: « Cette existence, telle que tu la mènes, et l'as menée jusqu'ici, il te faudra la recommencer et la recommencer sans cesse; sans rien de nouveau; tout au contraire! La moindre douleur, le moindre plaisir, la moindre pensée, le moindre soupir, tout de ta vie reviendra encore, tout ce qu'il y a en elle d'indiciblement grand et d'indiciblement petit, tout reviendra, et reviendra dans le même ordre, suivant la même impitoyable succession,... cette araignée reviendra aussi, ce clair de lune entre les arbres, et cet instant, et moi aussi! L'éternel sablier de la vie sera retourné sans répit, et toi avec, poussière infime des poussières! »... Ne te jetterais-tu pas à terre, grinçant des dents et maudissant ce démon? À moins que tu n'aies déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais: «Tu es un dieu; je n'ai jamais ouï nulle parole aussi divine!
Si cette pensée prenait barre sur toi, elle te transformerait peut-être, et peut-être t'anéantirait; tu te demanderais à propos de tout: « Veux-tu cela? le reveux-tu ? une fois? toujours? à l'infini?» et cette question pèserait sur toi d'un poids décisif et terrible! Ou alors, ah! comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation !"
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1881-1887), g 341, trad. A. Vialatte, Éd. Gallimard, colt Idées, 1968, pp. 281-282.

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11 décembre 2006 1 11 /12 /décembre /2006 18:30

                              Il faut vivre comme si le présent n'étati autre que l'éternité:

"Dusses-tu vivre trois fois mille ans, et même autant de fois dix mille, souviens-toi toujours que personne ne perd d'autre existence que celle qu'il vit et qu'on ne vit que celle qu'on perd. Ainsi la plus longue et la plus courte reviennent au même. Le présent est égal pour tous et ce qu'on perd est donc égal (aussi), et ce qu'on perd apparaît de la sorte infinitésimal. On ne saurait perdre, en effet, le passé ni l'avenir, car ce que nous n'avons pas, comment pourrait-on nous le ravir?
Souviens-toi donc toujours de ces deux choses : d'abord, que tout, de toute éternité, est d'aspect identique et repasse par les mêmes cycles, et qu'il n'importe pas qu'on assiste au même spectacle pendant cent ou deux cents ans ou toute l'éternité; ensuite que l'homme le plus chargé d'années et celui qui mourra le plus tôt font la même perte, car c'est du moment présent seul qu'on doit être privé, puisque c'est le seul qu'on possède, et qu'on ne peut perdre ce qu'on n'a pas".
Marc Aurèle, Pensées, livre II, chap. 14, trad. A. 1. Trannoy, Éd. Les Belles Lettres, 1975, p 15.
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11 décembre 2006 1 11 /12 /décembre /2006 18:21

                            Un voyageur peut toujours revenir sur ses pas. Mais sur l'axe du temps, il n'y a pas de retour en arrière. Ce qui est perdu l'est à tout jamais:


"Le voyageur revient à son point de départ, mais il a vieilli entre-temps ! [...] S'il était agi d'un simple voyage dans l'espace, Ulysse' n'aurait pas
été déçu; l'irrémédiable, ce n'est pas que l'exilé ait quitté la terre natale: l'irrémédiable, c'est que l'exilé ait quitté cette terre natale il y a vingt ans. L'exilé voudrait retrouver non seulement le lieu natal, mais le jeune homme qu'il était lui-même autrefois quand il l'habitait. [...] Ulysse est maintenant un autre Ulysse, qui retrouve une autre Pénélope... Et Ithaque aussi est une autre île, à la même place, mais non pas à la même date; c'est une patrie d'un autre temps. L'exilé courait à la recherche de lui-même, à la poursuite de sa propre image et de sa propre jeunesse, et il ne se retrouve pas. Et l'exilé courait aussi à la recherche de sa patrie, et maintenant qu'elle est retrouvée il ne la reconnaît plus. Ulysse, Pénélope, Ithaque : chaque être, à chaque instant, devient par altération un autre que lui-même, et un autre que cet autre. Infinie est l'altérité de tout être, universel le flux insaisissable de la temporalité. C'est cette ouverture temporelle dans la clôture spatiale qui passionne et pathétise l'inquiétude nostalgique. Car le retour, de par sa durée même, a toujours quelque chose d'inachevé : si le Revenir renverse l'aller, le « dédevenir », lui, est une manière de devenir; ou mieux: le retour neutralise l'aller dans l'espace, et le prolonge dans le temps ; et quant au circuit fermé, il prend rang à la suite des expériences antérieures dans une futurition' ouverte qui jamais ne s'interrompt: Ulysse, comme le Fils prodigue', revient à la maison transformé par les aventures, mûri par les épreuves et enrichi par l'expérience d'un long voyage. [...] Mais à un autre point de vue le voyageur revient appauvri, ayant laissé sur son chemin ce  que nulle force au monde ne peut lui rendre : la jeunesse, les années perdues, les printemps perdus, les rencontres sans lendemain et toutes les premières-dernières fois perdues dont notre route est semée.
Vladimir Jankélévitch, L'Irréversible et la Nostalgie, Éd. Flammarion, 1983, p. 300.

1. Jankélévitch  suppose qu'Ulysse, de retour à Ithaque, sa patrie, est déçu, car il ne retrouve pas l'Ithaque de sa jeunesse.

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9 décembre 2006 6 09 /12 /décembre /2006 18:12
 Il est difficile de parler du temps. Et pourtant tout le monde sait bien ce qu'est le temps. Mais le temps n'est pas une chose. Pas un concept non plus - on pourrait alors le définir.Ni une réalité tangible.
 Mais alors, qu'est-ce que le temps?

"Qu'est-ce donc que le temps? Si personne ne me le demande, je le sais; mais que je veuille l'expliquer à la demande, je ne le sais pas! Et pourtant - je le dis en toute confiance - je sais que si rien ne se passait, il n'y aurait pas de temps passé, et si rien n'advenait, il n'y aurait pas d'avenir, et si rien n'existait, il n'y aurait pas de temps présent.
Mais ces deux temps, passé et avenir, quel est leur mode d'être alors que le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore? Quant au présent, s'il était toujours présent sans passer au passé, il ne serait plus le temps mais l'éternité. Si donc le présent, pour être du temps, ne devient tel
qu'en passant au passé, quel mode d'être lui reconnaître, puisque sa raison d'être est de cesser d'être, si bien que nous pouvons dire que le temps a l'être seulement parce qu'il tend au néant. [...] Enfin, si l'avenir et le passé sont, je veux savoir où ils sont. Si je ne le puis, je sais du moins que, où qu'ils soient, ils n'y sont pas en tant que choses futures ou passées, mais sont choses présentes. Car s'ils y sont, futur il n'y est pas encore, passé il n'y est plus. Où donc qu'ils soient, quels qu'ils soient, ils n'y sont que présents. Quand nous racontons véridiquement le passé, ce qui sort de la mémoire, ce n'est pas la réalité même, la réalité passée, mais des mots, conçus d'après ces images qu'elle a fixées comme des traces dans notre esprit en passant par les sens. Mon enfance par exemple, qui n'est plus, est dans un passé qui n'est plus, mais quand je me la rappelle et la raconte, c'est son image que je vois dans le présent, image présente en ma mémoire.
En va-t-il de même quand on prédit l'avenir? Les choses qui ne sont pas encore sont-elles pressenties grâce à des images présentes ? Je confesse, mon Dieu, que je ne le sais pas. Mais je sais bien en tout cas que d'ordinaire nous préméditons nos actions futures et que cette préméditation est présente, alors que l'action préméditée n'est pas encore puisqu'elle est à venir. Quand nous l'aurons entreprise, quand nous commencerons d'exécuter notre projet, alors l'action existera mais ne sera plus à venir, mais présente. [...]
Il est dès lors évident et clair que ni l'avenir ni le passé ne sont et qu'il est impropre de dire: il y a trois temps, le passé, le présent, l'avenir, mais qu'il serait exact de dire: il y a trois temps, un présent au sujet du passé, un présent au sujet du présent, un présent au sujet de l'avenir. Il y a en effet dans l'âme ces trois instances, et je ne les vois pas ailleurs: un présent relatif au passé, la mémoire, un présent relatif au présent, la perception, un présent relatif à l'avenir, l'attente. Si l'on me permet ces expressions, ce sont bien trois temps que je vois et je conviens qu'il y en a trois."
Saint Augustin, Confessions (vers 400), trad. E Khodoss, livre XI, § XIV, XVIII et XX.
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9 décembre 2006 6 09 /12 /décembre /2006 18:11
Notre rapport au temps constitue également une énigme. Pourquoi sommes-nous incapable de jouir du moment présent?

"Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous rappelons le passé;  nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter   son cours, ou nous rappelons le passé pour l'arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons (1sans réflexion le seul qui subsiste. C'est que le présent d'ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu'il nous afflige, et s'il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l'avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n'avons aucune assurance d'arriver.
Que chacun examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au passé ou à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin.
Le passé et le présent sont nos moyens; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux il est inévitable que nous ne le soyons jamais".
Blaise Pascal,
Pensées (1670), in Oeuvres complètes, Éd. du Seuil, 1963, p. 506.
 1) Laissons échapper

(Image: tableau de Fragonard , Visite à la nurserie)


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8 décembre 2006 5 08 /12 /décembre /2006 16:12

 Méfiez-vous des maîtres de morale, des professeurs de "but de la vie" :

 "Il faut aimer la vie, car...! L'homme doit travailler à sa vie et à celle de ses semblables, car... ! et autres « on doit », et autres « il faut », et autres « car » d'hier, d'aujourd'hui ou demain ! C'est pour que ce qui arrive toujours nécessairement, ce qui arrive par soi-même et sans aucune espèce de but apparaisse désormais comme tendant à une fin et semble à l'homme raison et loi suprême, c'est pour cela que le maître de morale monte dans sa chaire de professeur de « but de la vie»; c'est pour cela qu'il invente une autre vie, une seconde vie, et qu'au moyen de sa nouvelle mécanique il fait sortir de ses vieux gonds si vulgaires notre vieille existence si vulgaire. Il ne veut pas du tout que nous riions de l'existence, ni de nous, mais non! ni de lui! [...] On ne peut nier qu'à la longue, le rire, la nature et le bon sens n'aient eu raison de ces grands professeurs de but; la courte tragédie a toujours fini par revenir à l'éternelle comédie de l'existence, et - pour parler avec Eschyle'- «la mer au sourire innombrable» finira fatalement par recouvrir aussi le plus grand de tous ces tragiques. Mais, malgré ce rire correcteur, la nature humaine, somme toute, a été modifiée par l'incessant retour de cep professeurs du but de l'existence; elle a maintenant un besoin de plus, et c'est précisément le besoin de voir revenir incessamment ces professeurs et leurs leçons. L'homme est devenu petit à petit un animal chimérique dont l'existence est soumise à une condition de plus que celle des autres animaux: il faut qu'il se figure savoir de temps en temps pourquoi il existe ; son espèce ne peut prospérer sans une confiance périodique dans la vie! Sans croire à la raison dans la vie! Et l'espèce humaine ne cessera de décréter de temps à autre : « Il y a quelque chose dont on n'a absolument plus le droit de rire" .
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1882), trad. A. Vialatte, Éd. Gallimard, coll. Idées, 1972, p. 37.
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7 décembre 2006 4 07 /12 /décembre /2006 19:41
D'une certaine manière les animaux "savent" qu'ils vont mourir. Mais ils ignorent l'angoisse existentielle qui est propre à l'homme:

"L'animal, en même temps qu'il ignore la mort, « connaît» cependant une mort qui serait la mort-agression, la mort-danger, la mort-ennemie. Toute une animalité blindée, carapaçonnée, hérissée de piquants, ou pourvue de pattes galopantes, d'ailes follement rapides, exprime son obsession de la protection au sein de la jungle vivante. À ce point qu'elle réagit au moindre bruit, exactement comme au danger de mort, soit par la fuite, soit par l'immobilisation réflexe. L'immobilisation réflexe qui écarte le danger de la mort en la mimant, dans une sorte de raffinement et de rouerie d'autodéfense, traduit une réaction « intelligente » à la mort. Rouerie à laquelle se laisse prendre parfois l'animal prédateur qui flaire le faux cadavre et ne ressent plus le besoin d'attaquer, réagissant ainsi également à la mort.
De plus, il est un point très important et obscur, concernant le comportement de nombreux animaux et sur lequel nous ne connaissons pas d'étude. Vont-ils se cacher pour mourir? Pourquoi? Quelle est la signification des cimetières d'éléphants, animaux par ailleurs très évolués ? Si certains animaux ont, effectivement, un comportement particulier, à l'approche de leur propre mort, ce comportement implique donc une
connaissance » de la mort. Mais de quelle « connaissance » s'agit-il?
De telles réactions, de tels comportements, une telle « intelligence » de la mort impliquent certes l'individu puisqu'ils sont manifestés par des individus à l'égard d'autres individus, mais ce sont des réactions spécifigues. La rouerie de l'immobilisation réflexe est uniforme pour tous les individus d'une même espèce, l'individu agit comme « spécimen » et manifeste dans ses réactions précitées, non pas une intelligence individuelle, mais une intelligence spécifique, c'est-à-dire un instinct".
Edgar Morin, L'Homme et la Mort, Paris, Éd. du Seuil, 1970, pp. 53-54.

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