Pourquoi les hommes ont-ils inventé l’État ?
Introduction
L’État n’a pas toujours existé, et si l’on imagine le contraire, c’est parce que l’on confond l’État (proprement dit) et des formes indéterminées d’organisation du pouvoir ou de l’autorité. Pourtant une tribu indienne, une société nomade, un fief médiéval, une cité telle qu’Athènes au VIe siècle avant J.-C., sont des communautés hiérarchisées réglées par un principe d’autorité, ce ne sont pas des « États » proprement dit. L’État en tant que réalité historique s’est manifesté tardivement dans l’histoire de l’humanité. Les premières « cités-États » font leur apparition en Mésopotamie environ 3000 ans avant Jésus-Christ, en même temps que l’écriture. Mais les cités-États étaient encore des communautés traditionnelles et soudées, en ce sens elles ne correspondent pas à la définition de l’État au sens où nous l’entendons aujourd’hui, et dont on peut dire qu’il a été « inventé » par les hommes. L’État moderne est en effet une construction artificielle qui a été mise en place progressivement en Occident à partir du XIIIe siècle et qui a été théorisée par les juristes et les théoriciens dits « contractualistes » (Bodin, Hobbes, Locke, Rousseau) à partir du XVIe siècle. L’idée d’un État « inventé par les hommes » ne peut être comprise que dans cette acception d’un État artificiel et « procédurier », c’est-à-dire d’une « machine » mise en place par les hommes pour se protéger d’eux-mêmes. Mais les peuples ont subi pendant des siècles le pouvoir arbitraire des maîtres, princes ou de despotes investis d’une autorité traditionnelle prétendument légitime, avant d’avoir l’idée de demander à l’État, au sens républicain de ce terme, de les protéger des abus du pouvoir et du despotisme. Cette conception de l’État, en outre, semble suggérer un idéal, un modèle plutôt qu’une réalité effective. De fait, l’État de droit ne nous met que partiellement à l’abri du pouvoir des plus habiles, des plus puissants. Répond-il donc vraiment à sa finalité déclarée, qui serait de ne nous permettre de ne plus obéir aux hommes ? « Les hommes ont inventé l’État pour ne plus obéir aux hommes » a écrit le juriste contemporain Georges Burdeau. Il paraît cependant difficile de penser la vie en commun en écartant a priori toute idée de sujétion, d’autorité et donc d’obéissance. 36
I. L’État est une invention des hommes
En effet, jusqu’aux temps modernes (XIIIe-XVIe siècle en Occident), le pouvoir semblait une donnée naturelle héritée d’un passé immémorial, incontestable et avalisée par le religieux. Et les différentes dimensions (économiques, politiques, morales, religieuses etc..) du pouvoir ne sont pas dissociées. Dans une société traditionnelle les hommes de pouvoir possèdent « naturellement » le plus souvent à la fois l’autorité morale, la capacité de contraindre, le pouvoir économique et l’onction religieuse. Ces sociétés sont dites « holistes » ce qui signifie que l’intérêt du tout justifie les hiérarchies, car la justice, c’est l’ordre « naturel » qui veut que les hommes obéissent aux hommes dans l’intérêt de tous. Cette conception est exprimée dans le fameux texte d’Aristote (Les politiques, 1).
1. La cité antique est naturelle : ce n’est pas une invention des hommes.
Pour Aristote, vivre en société est naturel pour l’homme. La cité n’a jamais commencé, elle a toujours été là. De même que la famille, et la hiérarchie qui s’impose à tous les hommes qui veulent vivre en harmonie :
« Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité […] est soit un être dégradé soit un être surhumain […]. C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire » (Les politiques, 1).
Même si la société est naturelle, les hommes, contrairement aux animaux, ont conçu différentes organisations politiques (telles que la République ou le despotisme, par exemple). Or ces différents systèmes ne sont pas équivalents, même si tous, pour Aristote, tolèrent l’esclavage !
2. La question du pouvoir légitime est posée d’emblée par les anciens.
Même si la société est naturelle (conception holiste défendue notamment par Socrate dans Criton), les politiques (Clisthène, Périclès) et les philosophes (Platon, Aristote) se demandent d’emblée comment fonder la légitimité du pouvoir, comme en témoigne la discussion entre Calliclès et Socrate dans Gorgias (483 a - 485 a). Selon Calliclès, il est « juste selon la nature » que « le meilleur ait plus que le moins bon et que le plus capable ait plus que le moins capable » autrement dit que les « plus forts » gouvernent et se fassent obéir des faibles, et s’enrichissent à leurs dépens : « les boeufs et les autres biens de ceux qui sont inférieurs et plus faibles appartiennent tous à celui qui est meilleur et plus fort » (484 b). Pour Socrate au contraire les lois sont faites pour le plus grand nombre, donc pour les plus faibles, qui, assemblés, sont toutefois plus « forts » que les forts. Les lois sont donc faites pour empêcher les « forts » isolés d’imposer leur volonté arbitraire et despotique à la majorité qui aspire à la justice, c’est-à-dire à l’égalité de tous les hommes libres devant la loi (489 a).
Cependant, pour Socrate comme pour Platon, les hommes doivent se soumettre aux lois, même si les lois sont mal faites ou appliquées en contradiction avec leur esprit. C’est ainsi que Socrate s’est soumis aux hommes qui, sans contrevenir à la loi athénienne, ont prononcé son arrêt de mort.
3. Mais l’idée volontariste de l’État apparaît avec la théorie moderne de la souveraineté
Théorie partagée par tous les modernes, mais vigoureusement exprimée par Hobbes dans le Léviathan (1651). Pour échapper à l’insécurité qui règne à l’état de nature, les hommes renoncent à leurs droits naturels et les confient à un tiers (homme ou assemblée) : « C’est comme si chacun disait à chacun : j’autorise cet homme ou cette assemblée et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit, et que tu autorises toutes ses actions de la même manière » (chapitre XVII). Le pouvoir est donc né d’un acte volontaire, d’une décision 37
collective de forme juridique (un « contrat »). L’origine du pouvoir n’est plus ni naturelle ni divine. Cependant le pouvoir issu du contrat est absolu : en effet le détenteur du pouvoir politique est hors contrat, il n’est pas lié par le contrat. Son pouvoir est illimité.
N’est-ce pas là le comble du danger ? Et qu’y gagnent les sujets ? Comment un pouvoir absolu ne risquerait-il pas de verser dans le despotisme ? Hobbes répond à cette objection tout d’abord en soulignant que pour être stable, le pouvoir du souverain (le Léviathan) doit être à l’abri de toute querelle partisane. D’autre part, les sujets conservent un droit de résistance individuelle inaliénable (origine de la conception moderne des droits imprescriptibles) si sa vie est menacée par le pouvoir qu’il a mis en place pour la protéger.
Les hommes ont donc, selon Hobbes, créé l’État pour ne pas obéir aux hommes. La toute puissance du souverain (un « Dieu mortel ») les met en effet à l’abri de passions : car dans le Souverain, la raison s’exerce effectivement, elle ne trouve plus d’obstacles, le souverain ne peut que vouloir et accomplir le bien de l’État. Il est, pour Hobbes, ou bien, (si l’on préfère), il devrait être, une machine parfaitement ordonnée élaborée pour servir ceux qui l’ont inventée.
Conclusion
La conception individualiste de l’État est d’abord absolutiste : Hobbes considérait que l’État avait pour vocation de protéger les hommes, de les prémunir de leurs propres passions et qu’il devait pour cette raison disposer d’un pouvoir absolu.
La conception « moderne » de l’État va substituer à la théorie absolutiste hobbesienne, difficile à bien comprendre et encore plus à « appliquer », la théorie républicaine, au sens démocratique du terme, de l’État.
II. Les hommes ont inventé l’État de droit pour ne pas obéir aux hommes
Selon la conception démocratique de l’État (créé par les hommes pour ne pas obéir aux hommes), le peuple ne renonce pas à la souveraineté en se constituant, par le contrat social, en peuple, précisément - le peuple ne préexiste pas au contrat social. Bien au contraire, le peuple se donne une unité et une volonté grâce à ce contrat qui n’implique aucune soumission :
1. Le souverain, c’est moi !
Selon Rousseau, en aliénant tous mes droits, je ne renonce pas à ma souveraineté, car « chacun se donnant à tous ne se donne à personne ». Ainsi « on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd et plus de force pour conserver ce que l’on a ». Cet « acte d’association » ne produit pas un pouvoir ou une autorité séparée du corps social, mais un « corps moral et collectif » qui prend le nom de « République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres « État » quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables » (c’est-à-dire à l’égard des autres États).
Ainsi, selon Rousseau, « chaque associé s’unissant à tous n’obéit pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » (Du contrat social, Livre I, chapitre VI).
La souveraineté n’est rien d’autre que « l’exercice de la volonté générale » (Livre II chapitre I) et le souverain, qui est un être collectif, « ne peut être représenté que par lui-même ; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non la volonté ». (Livre II, chapitre I)
« Si donc le peuple promet simplement d’obéir, il se dissout simplement par cet acte, il perd sa qualité de peuple : à l’instant qu’il y a un maître, il n’y a plus de souverain, et dès lors le corps politique est détruit ». (ibid) 38
2. La souveraineté du peuple est absolue et non pas arbitraire
Le concept de souveraineté avait été formulé par Bodin au XVIe siècle. Il est dérivé du concept latin d’imperium qui désignait le pouvoir militaire, puis la concentration en une seule main des pouvoirs militaires, civils et religieux. Chez les modernes la souveraineté désigne d’abord la souveraineté monarchique. Pour Bodin la souveraineté est perpétuelle et absolue. Mais ce pouvoir législatif absolu que Rousseau transfère au peuple est néanmoins borné (cf. Chapitre IV du livre II du Contrat social).
Le pouvoir souverain est borné par nature, ce qui signifie que la souveraineté du peuple n’est pas arbitraire : le souverain ne peut outrepasser ses prérogatives, qui sont de faire la loi, celle-ci ne portant que sur des objets d’intérêt général. En ce sens la loi, qui est l’expression de la volonté générale est toujours juste puisque la volonté générale est toujours droite, même si elle n’est pas toujours éclairée (Livre I, chapitre III). Chez Rousseau, le gouvernement (l’exécutif) est purement et simplement subordonné au législatif, c’est-à-dire au souverain : « un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois mais il n’obéit qu’aux lois, et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes » (Lettres écrites sur la Montagne, 1764, OEuvres, tome III).
Lorsque j’obéis aux lois, je n’obéis pas aux hommes. Cependant il faut des hommes pour élaborer les lois (le législateur) et des hommes pour appliquer les lois (pouvoir exécutif et judiciaire). Comment éviter l’abus de pouvoir de la part des hommes de pouvoir ?
3. La solution « libérale »
Les philosophes républicains (Montesquieu, Locke) ou libéraux (Benjamin Constant) ont reproché à Rousseau son absolutisme républicain. Autrement dit, la confiance qu’il accordait au peuple et à la loi, nécessairement bien intentionné (le peuple) et juste (la loi). Pour éviter la confiscation du pouvoir par le gouvernement, les républicains d’orientation libérale proposent la solution de la séparation, ou plus exactement de l’équilibre, des pouvoirs : « Pour que l’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » (L’Esprit des lois, Livre XI, chapitre IV). Les pouvoirs législatifs et exécutifs vont s’équilibrer. Quant à l’autorité judiciaire, elle restera strictement indépendante. De cette manière : « personne ne peut être contraint de faire les choses auxquelles la loi ne l’oblige pas, et à ne point faire ce que la loi permet ».
La conception actuelle de l’État de droit applique et actualise ces théories républicaines et (ou) libérales, tout en conservant le principe (fondamental et théorique) de la souveraineté populaire proclamé par Rousseau. L’État de droit est un État limité par le droit, ce qui signifie que les gouvernants ne peuvent pas aller à l’encontre de l’idée de droit qui est la raison d’être et le ciment de cette société
Conclusion
L’État est une construction, une idée, une entité, et non pas une collection de volontés particulières. Cette entité est censée être dépourvue de passions. En somme : « l’idée de l’État est la muselière dont le but est de rendre inoffensive cette bête carnassière l’homme » (Schopenhauer). Cependant le sentiment commun contredit cette approche théorique de l’État. Pourquoi ? 39
III. Pourquoi l’État réel ne correspond pas à sa définition
L’État réel ne paraît pas nous préserver de l’aliénation, de l’oppression, de l’asservissement. Il semble même qu’historiquement les États aient été instrumentalisés par des hommes afin de satisfaire leurs propres intérêts ou de donner libre cours à leurs passions.
La théorie de l’État-protecteur est-elle un leurre ? Comme le remarque le philosophe français contemporain Pierre Hassner : « Mais qui nous protégera de nos protecteurs ? ».
1. Un mensonge au coeur de l’État
Tout d’abord l’État ment.
Il ment sur ses origines : car ce n’est pas le droit qui est à l’origine de l’État, mais la force. Pour une raison évidente : « Ne pouvant faire que ce qui fut juste fut fort, on a fait que ce qui est fort fût juste » Pascal (Pensée 298 B)
Il ment quand il prétend être le peuple souverain ou même agir en son nom. Mais on ne peut déléguer sa volonté. Mes « représentants » ne représentent qu’eux-mêmes, et mettre un bulletin dans une urne une fois tous les quatre ans ne donne que l’illusion de la souveraineté. Nos États sont en fait des Républiques pseudo-démocratiques contrôlées pas d’étroites oligarchies financières.
Ainsi Nietzsche peut dire « L’État est un monstre froid, il ment froidement, et voici le mensonge qui s’échappe de sa bouche : moi je suis le peuple » Ainsi parlait Zarathoustra, « De la nouvelle Idole ».
2. « Le pouvoir corrompt inévitablement le libre usage de la raison » (Kant)
Comme l’avaient déjà constaté Platon et Aristote, même les meilleurs régimes sont prompts à dégénérer. La monarchie dégénère en tyrannie, l’aristocratie en oligarchie, la république en… démocratie ! (entendez : démagogie, tyrannie des passions populaires, gouvernement des sophistes, populisme, voire fascisme). Cela tient au fait que même les hommes les meilleurs, les plus intègres, une fois au pouvoir, perdent le libre usage de leur raison (Kant). Ne serait-ce que parce qu’ils s’entourent de gens qui n’aspirent qu’au pouvoir et qui les flattent et les abusent. Comme le dit Machiavel :
« Pour bien connaître la nature des peuples, il faut être Prince, et pour bien connaître celle des Princes, il faut être peuple » (Dédicace du Prince). Les Princes perdent le sens des réalités car la possession continue du pouvoir les enivre.
Donc, comment résoudre ce problème ? Comment trouver des chefs qui soient justes et qui le restent une fois au pouvoir, étant donné que chaque personne « abusera toujours de sa liberté si elle n’a personne au-dessus d’elle, qui exerce un pouvoir d’après des lois » Sixième proposition d’Idée d’une histoire d’un point de vue cosmopolitique (Kant).
3. L’État « idéal » est pire que tout
La pire des erreurs fut de croire qu’il fallait changer radicalement la nature de l’homme et confier l’administration de la société à une élite éclairée, telle que l’avant-garde du prolétariat, par exemple. 40
« C’est parce que les hommes ont voulu faire de l’État un paradis qu’ils en ont fait un Enfer » a dit le poète allemand Hölderlin (Hyperion, 1799).
Voir à ce sujet la critique du totalitarisme par G. Orwell et Huxley, et H. Arendt, voir aussi les textes de Nietzsche sur l’État-Providence (Aurore, § 172.) et Tocqueville (De la démocratie en Amérique, Livre II, Troisième partie, chapitre VI)
Conclusion
L’État est le pire des systèmes ? Il ne tient jamais ses promesses ?
Il est vrai que l’État permet aux hommes qui s’en emparent de concentrer dans leurs mains tous les pouvoirs ou presque. Et le pire est à venir si une « gouvernance mondiale » donne aux autorités internationales une mainmise à la fois sur les richesses de la planète et sur les esprits !
Mais, compte tenu de la « nature » de l’homme (« l’homme est un animal qui a besoin d’un maître », Kant) l’État de droit est le moins mauvais des États. Ce sont quand même les institutions, et seulement les institutions, qui peuvent nous protéger du despotisme. Car la politique ne peut se fonder sur l’espoir de rendre les hommes meilleurs.
Cf. Machiavel « Beaucoup se sont imaginés des républiques et des principautés que jamais on n’a véritablement ni vues ni connues, car il y a un tel écart entre la façon dont on vit et celle dont on devrait vivre, que celui qui délaisse ce qui se fait pour ce qui se devrait faire apprend plutôt à se perdre qu’à se sauver » Machiavel, Le Prince, chapitre XV. 41