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20 janvier 2023 5 20 /01 /janvier /2023 12:27

Le refus du travail a-t-il un sens ?

 

  On peut refuser de travailler pour toutes sortes de raisons : invalidité, maladie,  stress  ou bien parce que le travail que l’on nous propose ne correspond pas à nos capacités, ou bien vous paraît indigne  etc … On peut avoir de bonnes raisons de ne pas travailler. Mais la question posée est différente et beaucoup plus restreinte : « Le refus du travail a-t-il un sens » ?  « Avoir un sens » peut s’entendre de plusieurs manières.

  « Avoir un sens » peut être interprété  de façon assez lâche, comme : « ce qui peut s’expliquer », « ce que l’on peut comprendre ».  Dans une acception plus rigoureuse, « avoir un sens » signifie « se justifier », « être légitime » : or il importe de noter que ce qui s’explique (refus d’un travail ou de tout travail) n’est pas nécessairement « justifié ».  Enfin, « avoir un sens » signifie : « répondre à un objectif significatif, autrement dit humain ». Autrement dit : peut-on refuser le travail au nom d’un objectif plus élevé, au nom d’un idéal qui mérite d’être poursuivi au détriment du travail ?

 Mais on ne saurait aborder ces questions sans s’être préalablement demandé ce que « refuser »  veut dire.  Le «  refus du travail »  ne peut se confondre avec le refus de travailler  (Marx ne refuse pas de travailler quand il récuse le travail aliéné!).   On se demandera enfin qui refuse le travail. Le travailleur potentiel, ou bien le théoricien qui récuse un certain type de travail, voire tout travail ? Mais ce refus vaut-il pour tous, ou bien pour  toute une catégorie sociale (oisive ?) ou seulement pour quelques-uns auxquels on devrait donc reconnaître le droit de vivre aux dépens de ceux qui produisent les richesses dont toute société  a  besoin ?

I Le refus du travail paraît dénué de sens, puisqu’on ne peut échapper au travail.

Le travail est en effet une nécessité sociale, et, au moins dans une certaine mesure, une obligation morale.

1)    Le travail, une nécessité sociale.

 Les hommes ne seraient jamais sortis de l’état de nature  s’ils n’avaient pas été forcés de travailler. Forcés ? soit par la nature elle-même, qui leur impose de fabriquer des objets, des outils, des habitations,  des armes etc…soit, selon la thèse de Hegel, par des « maîtres » qui ont imposé à leurs esclaves de travailler .  Quoiqu’il en soit, le travail est libérateur pour l’homme, même pour l’esclave, et surtout pour l’esclave selon Hegel :

 « le maître, qui a interposé l’esclave entre la chose et lui, se relie ainsi seulement à la dépendance de la chose, et purement en jouit. Il abandonne le côté de l’indépendance de la chose à l’esclave, qui l’élabore » (Phénoménologie de l’esprit)   Pour Hegel,  l’avenir et l’histoire appartiennent non pas au « maître guerrier » mais à l’ « esclave »  travailleur qui « transforme le monde par son travail ». Le monde dans lequel nous vivons confirme cette idée, mais les « esclaves » ce ne sont pas seulement  les prolétaires, ou les agriculteurs,  mais aussi, ou même davantage,   les entrepreneurs, c’est-à-dire ceux qui gouvernent (ou gèrent)  le monde en se fondant sur les techniques et l’innovation technologique (on pense par exemple aux concepteurs des technologies numériques).

2)    Le travail est bénéfique (pour l’humanité tout entière).

Car le travail est le propre de l’homme et le fruit de notre travail est le prolongement et l’expression de notre intelligence : « C’est en façonnant  le monde des objets que l’homme commence à s’affirmer comme être générique… Grâce à cette production, la nature apparaît comme une œuvre et sa réalité… l’homme ne se recrée pas seulement de façon intellectuelle, dans sa conscience, mais activement, réellement, il se contemple lui-même dans un monde de sa création »  Marx  (Manuscrits de 44).
Or dans toute société, une partie doit être active et doit assumer par son travail les inactifs. Cette proportion (actif/inactif) doit être raisonnable, et l’inactivité doit donc être motivée (âge, invalidité),  il serait injuste que certains soient exemptés sans raison valable.  Donc personne ne devrait a priori refuser de travailler.  La question est seulement de savoir qui fait quoi, et qui décide qui fait quoi. Ensuite, dans toute société,   il y a toujours  eu des productifs et des non productifs : « Les travailleurs productifs et les non productifs, et ceux qui ne travaillent pas du tout, sont tous également entretenus par le produit annuel de la terre et du travail du pays » (A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations). En 1776, lorsque Smith écrivait ce texte, la production de la terre constituait une part importante des richesses d’une nation. Aujourd’hui, les activités productives sont largement intellectuelles ou en tout cas  orientées vers des réalités immatérielles. Il reste vrai que le travail « productif » en un sens très élargi,  reste  le fondement de la richesse des nations, à côté, il est vrai, de ses ressources énergétiques naturelles. Mais celles-ci doivent être exploitées.

3)    Le travail est enfin une obligation morale, comme l’explique Kant à la suite de   Saint Paul (Paul de Tar)se et de la religion protestante, en particulier dans sa version calviniste : « Le travail constitue le but même de la vie, tel que Dieu l’a fixé. Le verset de Saint Paul : « « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus » vaut pour chacun et sans restriction. La répugnance au travail est le symptôme d’une absence de grâce » (Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme).  Le travail est une obligation morale, car la nature a donné à l’homme la raison et la liberté afin qu’il se gouverne en fonction de ses choix et non suivant l’instinct, qui est défaillant chez l’homme.  Il faut travailler pour prendre pleinement possession de notre humanité. Il faut travailler pour parvenir à l’estime de soi, ce qui est notre but, notre vrai but ; car le bien être est un but commun aux animaux et aux hommes, mais seul l’homme  poursuit des buts par lesquels il s’élève indéfiniment au dessus de la condition animale (Idée d’une histoire universelle, Troisième proposition)

 Conclusion 
 Le travail constituant à la fois une nécessité, tant  pour l’humanité que pour chaque communauté, et une obligation morale - pour les individus - le refus de travailler paraît dénué de sens. Et pourtant…tout le monde ne travaille pas dans nos sociétés. Sans parler de ces sociétés (esclavagiste antique) où le travail était considéré comme infamant. Il faut donc relativiser cette valorisation du travail.

 

II Le refus d’un certain type de travail est pleinement justifié

 Nous ne parlons pas ici du refus de travailler, mais  d’argumentations visant à disqualifier un certain type de travail.

1)     Refuser le travail aliéné

Le refus du travail peut prendre la forme d’une protestation contre un certain type de travail. Il est évident que pour une large partie de l’humanité, le travail n’est en aucun cas un épanouissement. Et si le travail est  sans doute toujours socialisant, d’un certain point de vue, il peut aussi être déshumanisant.
 C’’est ce que déjà Hegel souligne. Le travail est globalement profitable pour l’ « esclave ».  Mais  dans la mesure où l’on suppose que l’ « esclave » (au sens de travailleur) obtient la maîtrise (de la nature, de son environnement, de lui-même  etc..) par  le moyen de son travail … mais du fait de la révolution industrielle, on obtient un développement ininterrompu de l’industrie qui a pour conséquence une accumulation de richesses et son corrélat, le « morcellement  et la limitation du travail particulier », et la dépendance et la  détresse de la classe attachée à ce travail. Cette « masse » laborieuse  est dépossédée  du « sentiment du droit, de la légitimité et de l’honneur d’exister par sa propre activité et son propre travail », et les hommes de cette condition perdent « la capacité de jouir des autres facultés, particulièrement des avantages de la société civile »  (Principes de la philosophie du droit, § 242-245).
Marx reprend cette analyse à son compte dans les Manuscrits de 1844. Pour l’ouvrier qui ne travaille que pour entretenir ses forces, le travail  n’est pas du tout une maîtrise, il est au contraire une dépossession, un dépouillement :

 « Le dépossession de l’ouvrier au profit de son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui, et qu’il devient une puissance autonome face à lui. La vie qu’il a prêtée à l’objet s’oppose à lui, hostile et étrangère » (Manuscrits de 1844).

2)    Travailler moins? Ou mieux ?

  La question est alors de savoir comment  faire pour que le travail cesse d’être aliéné, ou bien soit moins aliénant !  Deux voies se présentent. Soit grâce à la technique et à l’augmentation constante de la productivité, le  travail dénué de sens, mécanique,  est de plus en  plus effectué par des machines. Mais on en est loin, et de plus cette évolution a pour conséquence une extension du chômage car tous les emplois ne sont pas remplacés ! L’autre voie est l’aménagement du travail afin qu’il soit convenablement rémunéré et allégé, de telle sorte  que les travailleurs aient le temps de vivre en dehors du travail. Ces conditions peuvent être presque réunies dans les pays les plus avancés. Mais le problème de la rémunération des emplois non qualifiés par opposition aux emplois les plus qualifiés pose un problème de justice :  n’est-il pas juste (aussi)  que les années d’étude et de formation soient prises en compte dans l’estimation de la valeur du travail ?  C’est le problème posé par J.S. Mill dans l’Utilitarisme (il est juste que le médecin soit mieux payé que l’infirmière).  C’est l’utilité sociale, dit-il qui doit déterminer combien doit recevoir l’individu en fonction de sa contribution à la richesse nationale. Cette contribution est plus précieuse  dans le cas de travail qualifié.

     3) Ce qui reste évident, c’est que le travail doit avoir un sens, et que, dans le cas contraire, la contestation du travail semble légitime. Le travail est humain et bénéfique selon Kant. N’importe quel travail ?  Oui, selon Kant,  pourvu que   le travail offre au travailleur  un but : « L’homme doit être occupé par le but qu’il a devant les yeux, si bien qu’il ne se sente plus lui-même et que le meilleur repos soit pour lui celui qui suit le travail ». (Réflexions sur l’éducation).

            Mais n’importe quel but est-il recevable ? Et le travail ne constitue-t-il pas bien souvent une activité répétitive purement stérile ?  Que penser par exemple de l’activité de la  ménagère ? Des activités domestiques ? Kant répondrait  qu’il n’y a pas de sots métiers.

Conclusion.

 La plupart du temps, on n’a pas la possibilité de refuser le travail. Mais lorsque la question  se pose, et pour ceux pour qui elle se pose, alors le refus du travail semble pouvoir très bien se justifier. La question est celle-ci : s’agit-il de refuser un certain type de travail, ou bien le travail en tant que tel ?

 

III Récuser le travail, oui, mais au nom de quoi ?

 

Nous prenons  ici refuser au sens de « récuser » car ceux qui travaillent peuvent rarement refuser ce que le travail leur apporte (les moyens de leur subsistance).

1)    Récuser le travail en tant que routine

Le travail qui ne produit rien de durable ne traduit rien d’autre que notre soumission aux processus vitaux : nous produisons par exemple les aliments que nous cuisinons et que nous  consommons. Tant mieux si c’est plaisant, mais  en cela nous ne faisons rien de fondamentalement différent de ce que font l’abeille ou la fourmi. La finalité est la même : perpétuer la vie de l’espèce et celle de l’individu. Dans toutes les sociétés, ou presque,  l’homme assure la subsistance individuelle  des membres de la famille par le travail, et la femme la perpétuation de l’espèce par la procréation. Le foyer constitue le lieu naturel et propice à l’accomplissement de cette nécessité  (vivre et se reproduire).

Mais, selon Hannah Arendt, ce n’est pas le travail qui est humain mais ce qui fait de l’homme un animal politique : à savoir l’action et la parole.  Or le travail en tant qu’activité visant à entretenir notre existence naturelle n’a pas encore besoin de la parole ni de l’action.  Il ne faut donc pas confondre le travail qui ne produit que des choses à consommer, donc à détruire, et l’ « œuvrer » , la fabrication , qui crée un monde humain. L’ « idéal » de l’homo laborans est de trouver un équilibre  entre production et consommation : ce  serait d’obtenir assez de temps libre pour satisfaire des appétits sans cesse plus exigeants, et même insatiables : « Nous sommes peut-être en voie de réaliser l’idéal de l’homo laborans…toute notre économie est devenue une économie de gaspillage dans laquelle il faut que les choses soient dévorées ou jetées presque aussi vite qu’elles apparaissent dans le monde pour que le processus lui-même ne subisse pas un arrêt catastrophique »  (Condition de l’homme moderne, p 185 ).

Le problème étant que cette société qui glorifie le travail ne propose pas assez de travail  (labeur) pour tous.
        2)  L’œuvrer : à ce travail qui fait de nous des animaux laborieux pris dans le cycle sans fin de la production- consommation-destruction,   il faut opposer l’œuvre  qui concourt à édifier un « monde », c’est-à-dire « une maison humaine » qui ne consiste pas en choses que l’on consomme mais en choses dont on se sert, de telle sorte que « l’usage auxquels ils se prêtent ne les fait pas disparaître ».

Ainsi « l’homo faber est bien seigneur et maître, non seulement parce qu’il est et s’est fait maître de la nature, mais surtout parce qu’il est maître de soi et de ses actes. Cela n’est vrai ni de l’animal laborans, soumis à la nécessité de la vie, ni de l’homme d’action, toujours dépendant de ses semblables. Seul avec son image du futur produit, l’homo faber est libre de produire, et de même confronté seul à l’œuvre de ses mains, il est libre de détruire ». (CHM, p 196)

3) On ne peut donc opposer au travail que les activités librement choisies, qu’elles soient ou non  « productives », au sens de productives de richesses vouées à la consommation. Au travail,  Arendt oppose la fabrication d’oeuvres qui témoignent du passé et qui ouvrent la voie à  l’avenir. L’œuvre d’art  est par excellence cet objet inutile dont l’unique fonction est d’apparaître : « l’herbe drue des œuvres fécondes » (Proust) témoigne de la capacité qu’ont les hommes  d’imposer des formes qui impriment à la matière la marque  de la culture.
 Il ne s’agit pas de disqualifier pour autant tout travail non artistique, non créateur. Le travail reste une nécessité à laquelle nous ne pouvons nous dérober. Et toutes les activités par lesquelles nous résistons à la dégradation de notre monde (en tant qu’il est spécifiquement humain)     sont à rapporter au travail « fécond et généreux » Victor Hugo  (CHM, p 146). Le travail peut même procurer une certaine allégresse. Mais  l’homo faber reste apolitique tant qu’il vit dans l’isolement. C’est l’action, laquelle, contrairement au labeur et à la fabrication (l’ « oeuvrer »), ne se conjugue qu’au pluriel, qui  correspond le mieux à la condition humaine de la pluralité (agir ensemble).

Conclusion : On ne peut refuser le travail. Mais on peut très raisonnablement en relativiser la valeur, c’est-à-dire la dimension humanisante.

 

Conclusion

 Les temps modernes ont beaucoup exalté le travail,   depuis Locke et Kant jusqu’à Marx, mais cet emballement repose tout d’abord sur une confusion entre  le travail et les activités productives d’une part, et d’autre part entre le labeur et les activités   utiles, celle qui  qui concourent à produire ou à préserver un monde humain.
 L’apologie du travail que l’on trouve chez Marx aboutit selon H. Arendt à une contradiction théorique  (promesse d’un monde où les travailleurs au pouvoir pourront …se libérer du travail) et à un désastre réel : la société mécanisée ne propose plus à tous ce travail dont elle a fait un  droit fondamental et inaliénable (puisque travailler serait une exigence essentielle de l’homme !).   

  La question du refus du travail reste entière. Soit comme Nietzsche on refuse en bloc la glorification du travail qui n’est qu’un moyen pour les  hommes de pouvoir de prévenir toute manifestation de créativité ou de désamorcer toute possibilité de  subversion.  Soit on fait remarquer comme H. Arendt que le travail est une nécessité; cependant  il y a des activités qui sont plus humaines et plus significatives, plus fécondes.  Alors oui, récuser le travail a un sens. Mais à condition d’opposer au travail,  non pas rien, mais une activité plus significative, plus représentative de notre destinée, qui est d’emblée politique, et non pas naturelle.  Ou encore  une autre forme de  travail :  « Il faut que pour tous le fruit de son  travail puisse être objet de contemplation » Simone Weil.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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