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17 août 2021 2 17 /08 /août /2021 11:02

J’ai donc pu lire votre livre, je pensais que cela m’aurait pris plus de temps, mais le livre est bref. Vous semblez probe dans votre propos, ce qui m’a incité à vous donner un retour, en vue d’un éventuel échange.

Avant toute chose, je voulais un peu me situer, pour que vous sachiez à qui vous avez affaire. J’ai plutôt une formation de philosophe à l’origine, mais j’ai évolué bien plus vers les sciences sociales en fin de compte, et maintenant, vers les sciences naturelles également.

Votre propos me parait plutôt équilibré en fin de compte, vous envisagez différentes positions concernant la violence, je pense en particulier aux deux thèses opposées concernant la violence et la politique au début de votre livre. Votre propos final sur l’idée que la violence semble être de moins en moins payante politiquement me parait convaincant, en particulier lorsque vous l’appuyez empiriquement par l’ouvrage de science politique des deux chercheuses américaines. Quand j’ai un jour dit que « la violence paye », je pensais en fait à des situations bloquées, en particulier d’un point de vue institutionnel, mais évidemment, l’idéal serait de faire avancer des causes de manière non-violente. Pour cela, nous ne sommes pas tant en désaccord ; à ce sujet, vous dites bien dans votre livre que la violence peut être une solution de dernier recours, ce que j’ai tendance à également penser.

Cela étant, j’aurais à présent plusieurs remarques à faire. En premier lieu, je ne suis pas sûr que les positions de Pinker soient appréciées de manière exacte. Je me base plutôt sur son livre « Le Triomphe des Lumières » (Pinker 2018), plutôt que sur celui que vous mobilisez dans votre livre, et peut-être que notre divergence est due à cela : Pinker lorsqu’il explique que la violence a diminué drastiquement depuis fort longtemps, ne nie nullement qu’il reste bien des manifestations de la violence dans nos sociétés, ou bien des problèmes auxquels nous devons faire face à l’heure actuelle, bien au contraire. De plus, assez paradoxalement, en affirmant qu’il existe de multiples formes de violence qui perdurent, ce qui infirmerait sa thèse, vous confirmez plutôt sa thèse et surement celles d’Elias au passage : si nous sommes plus sensibles à la violence de manière générale, c’est parce que la violence a objectivement baissé (il y aurait pas mal d’exemples à ce sujet).

Deuxièmement, vous critiquez l’idée selon laquelle la violence serait un concept empirique et serait plutôt un concept phénoménologique impliquant une subjectivité blessée, pour remettre en cause l’approche « positiviste » de Pinker. Pourquoi ces deux approches seraient nécessairement incompatibles ? Il me semble possible d’admettre que bien des manifestations de la violence peuvent être appréhendées empiriquement, afin de les objectiver, tout en ne niant nullement le fait qu’il puisse y avoir une dimension phénoménologique à ces violences. Il me semble même que l’approche qui vise à objectiver les violences, empiriquement, soit indispensable pour éviter la trop grande extension du concept de violence, potentiellement infinie, s’il est envisagé phénoménologiquement ; comme vous le dites bien, cette approche n’est pas sans limite non plus de ce point de vue.

Cela étant, je pense que vous avez raison bien entendu de mettre en lumière diverses formes de violence existant à notre époque, en lien notamment avec le néolibéralisme, formes de violence peut-être plus discrètes et moins visibles.

Troisièmement, vous émettez l’hypothèse selon laquelle « ce n’est pas la nature qui nous rend si féroces » mais plutôt, ce serait l’ubris qui sous-tendrait la violence, si je ne me trompe pas. C’est sans doute une prise de position qui comporte bien des limites, et je pense savoir pourquoi. Vous mobilisez régulièrement la psychanalyse dans votre argumentation, mais j’ai noté qu’une autre tradition de pensée, qui je pense éclairerait bien mieux notre objet, est omise dans votre argumentation : la tradition de pensée darwinienne, et évolutionnaire plus généralement (qui soit dit en passant fait l’objet de malentendus récurrents). Cette tradition de pensée est quasiment totalement absente en France, mais est bien plus vivante dans le monde anglo-saxon et permet de rendre compte de la violence de façon scientifique.

Ici, je préfère définir la violence d’une façon différente d’Arendt, définition normative qui a bien des égards passe à coté de bien des phénomènes. La violence, pourrait être définie d’une manière plus neutre je pense, en se basant sur la définition donnée par l’OMS : « l’utilisation intentionnelle de la force physique, de menaces à l’encontre des autres ou de soi-même, contre un groupe ou une communauté, qui entraîne ou risque fortement d’entraîner un traumatisme, des dommages psychologiques, des problèmes de développement ou un décès. » 

Pour en revenir à une approche plus scientifique de la violence, nourrie par les sciences de l’évolution, l’agressivité, et donc la violence sont inscrites biologiquement en l’homme, à l’état potentiel (bien évidemment je ne parle nullement ici de déterminisme génétique ou biologique de la violence) et ce sont des facteurs environnementaux qui peuvent conduire à des épisodes de violence effectifs entre les hommes (Tang 2015) ; sont en jeu, en particulier, la compétition pour des ressources, telles que le territoire, la nourriture, les partenaires sexuels, ceci pouvant être étayé par des travaux d’anthropologie et de science politique (Earle, Johnson 2000 ; Tang 2015). Afin de se procurer de telles ressources, la violence a pu être un moyen utile et ceci peut expliquer sa présence récurrente dans l’histoire évolutive de l’homme (Sastre 2015). Pinker n’est pas le seul à avoir défendu l’idée que la violence a drastiquement diminué au cours de l’histoire, vous pouvez aussi trouver des thèses allant dans ce sens, dans une perspective qui est plutôt celle de la science politique et des relations internationales. Dans, The Social Evolution of International Politics Tang semble assez convaincant à ce sujet : les relations internationales ont profondément évolué depuis les débuts de l’humanité, avec pour la majeure partie de l’histoire un monde violent, marqué bien plus par des guerres entre communautés politiques (monde du réalisme offensif), et ceci dans une perspective de survie, en s’accaparant les ressources nécessaires à cette fin. Une dynamique évolutionnaire endogène explique progressivement le passage à un monde ou faire la guerre devient de moins en moins « payant », à partir du traité de Westphalie de 1648, et pour finir, avec un monde post-1945 quant à lui bien plus marqué par des règles et des institutions qui encadrent les actions des Etats. Tang a recours a énormément de données empiriques, pour appuyer sa thèse, qui parait assez convaincante.

L’intérêt des travaux évolutionnaires, qui comportent une littérature considérable avec une foule de données empiriques est aussi de montrer que le conflit a une primauté ontologique chez les hommes (et dans la nature), en raison de la compétition pour les ressources que j’ai évoquée précédemment (Tang 2020). Bien entendu, les institutions peuvent jouer un rôle essentiel qui canalise la violence, la modère, et donc la violence n’a rien d’inévitable, mais elle est semble-t-il toujours présente à l’état potentiel en l’homme, et ceci en raison des dynamiques évolutives évoquées précédemment. Ainsi, comprendre la violence, d’un point de vue évolutif nous permettrait je pense d’adopter un point de vue d’abord et avant tout descriptif, moins normatif.

Au-delà de cette compréhension par le prisme de l’évolution, comprendre la violence par la sociologie ou la science politique permettrait je pense d’éviter de tomber dans certains travers, que sont l’intellectualisme, et/ou l’ethnocentrisme de classe. Voter pour l’extrême-droite, ou encore les violences « gratuites » dans certaines zones, que vous évoquez, sont des pratiques sur lesquelles il ne faut pas plaquer un sens extérieur (tel que l’ « absence de pensée »), ceci conduisant souvent à se méprendre sur le sens véritable des pratiques en question. Ici la sociologie compréhensive de Max Weber se révèle indispensable pour saisir le sens subjectif donné aux pratiques en question, de la part des individus concernés. Le sens que vous pouvez donner à de telles pratiques est sans doute très différent du sens donné par ces personnes à leurs pratiques. Par exemple, l’accent mis sur des pratiques et actions « viriles » dans les banlieues par certains individus, a pu être analysé comme révélateur de certaines dispositions mettant l’accent sur la force physique, ceci étant ce qui reste à certains individus pour « s’affirmer », et témoignant a contrario de l’absence de « capital culturel » (Mauger 2006). Dans ce cas-là, le recours à la violence peut donc faire sens pour les individus en question.

 

Pour finir, concernant la période actuelle, vous semblez prendre parti pour le respect des institutions, et la nécessité de ne pas recourir à la violence. Je peux concevoir un tel point de vue, lorsque les institutions sont saines, et au service de l’intérêt collectif au sens noble du terme, mais est-ce vraiment le cas à l’heure actuelle en France (et dans bon nombre de pays occidentaux) ? On peut en douter, lorsque les institutions sont sourdes à des revendications diverses et variées, en particulier lors de mouvements sociaux, la violence peut rapidement surgir, sans parler du fait qu’une lecture des institutions inspirée de Marx de Bourdieu ou autres pensées critiques, n’est pas sans fondement à l’heure actuelle, loin de là, à savoir des institutions qui d’abord et avant tout entretiennent une domination de classe (il y aurait une foule de travaux en sciences sociales, ou en économie à citer pour étayer ce point de vue)

Au sujet de la surdité institutionnelle, pour ce qui est du maintien de l’ordre brutal lors du mouvement des Gilets Jaunes et des mouvements sociaux plus généralement, des travaux de sociologie de la police ont défendu cette idée : suite au « traumatisme » de 1995 pour les gouvernants qui ont du reculer face à la rue, les gouvernants suivants finissent par adopter des positions inflexibles vis-à-vis des mouvements sociaux, qui sont une autre expression de la démocratie, qui ne se réduit nullement au jeu électoral. Ici la surdité institutionnelle est telle que la violence peut aisément s’expliquer, comme pis-aller (Jobard, Fillieule 2020).

L’époque est celle d’un néolibéralisme autoritaire, ou des réformes pro-business, pro-marché, avant tout au service des classes possédantes (Duménil, Lévy 2004) sont mises en place (alors que les politiques néolibérales sont largement réfutées par bien des travaux en économie) et ceci de façon autoritaire si des oppositions se manifestent (à ce sujet, le mouvement des Gilets Jaunes est très révélateur) (Biebricher 2019 ; Chamayou 2018 ; Dardot Laval 2009).

Dans de telles conditions, que peut-on attendre des institutions et des stratégies non-violentes ?

De manière générale, j’aurais tendance à me démarquer de votre traitement de la violence dans la mesure où je pense qu’une approche moins normative (même si vous mobilisez certains travaux de sciences sociales), et plus en phase avec les sciences humaines et sociales, donc plus descriptive, serait plus à même de cerner la violence, et ce de façon scientifique. Par la suite, des prises de positions plus normatives pourraient être envisagées, avec peut-être plus de pertinence.

Alexandre T. 

 

Bibliographie :

 

T. Biebricher. The Political Theory of Neoliberalism. 2019

 

G. Chamayou. La société ingouvernable. 2018

 

P. Dardot, C.Laval. La nouvelle raison du monde. 2009

 

G.Duménil, D.Lévy. Capital Resurgent. 2004

 

F.Jobard, O. Fillieule. Politiques du désordre. 2020

 

A. Johnson, T.Earle. The Evolution of Human Societies. 2000

 

G. Mauger. L'émeute de novembre 2005 : Une révolte protopolitique. 2006

 

S. Pinker. Le Triomphe des Lumières. 2018.

 

S.Tang. The Social Evolution of International Politics. 2015

 

S. Tang. On Social Evolution. 2020

 

P. Sastre. La domination masculine n’existe pas. 2015

 

M. Weber. Economie et Société. [1922]. 2003

La violence (une critique de mon livre)
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