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10 mai 2020 7 10 /05 /mai /2020 14:45

L’Etat : en faut-il plus, ne faut-il moins ?

 

 

 

      « L’Etat est un monstre froid, il ment froidement, et voici le mensonge qui s’échappe de sa bouche : « moi je suis le peuple ». Ce mot  du philosophe Nietzsche (dans Ainsi parlait Zarathoustra) exprime un sentiment très répandu. Qu’il soit  « flamboyant » comme le sont souvent   certains  Etats despotiques,  ou « froids » comme l’appareil bureaucratique moderne, l’Etat inspire rarement de la sympathie. Nous avons tous tendance à croire que notre existence  serait plus épanouie dans une société  qui serait débarrassée du pouvoir et de ses  représentants  corrompus, car la plupart des hommes d’Etat ne nous donnent pas l’impression d’être des hommes intègres. On les croit au contraire cupides, hypocrites et malhonnêtes, préoccupés prioritairement de satisfaire leur appétit  du pouvoir et de faire fructifier leurs actions.  Pour démêler  ce qui  est justifié et ce qui, au contraire,  relève du préjugé dans cette hostilité à l’égard de l’Etat, il faut  dissocier ce qui relève du  « fait » et ce que l’on appelle le « droit ». Si les Etats historiques ont été si  souvent  peu soucieux des intérêts de leurs sujets, on ne saurait en tirer des conclusions définitives sur la nocivité  de l’Etat. Car  l’Etat ne saurait se confondre, en droit, avec  les formes diverses  que le pouvoir  a revêtues  au cours de l’histoire effective  de l’humanité. Avant donc de jeter le bébé (l’Etat) avec l’eau du bain (l’iniquité du pouvoir),  il faudra donc examiner  quelle est la raison d’être de l’Etat, comme se sont efforcés de le faire les théoriciens classiques,  tels que Hobbes et Rousseau. Ils nous apprennent que l’intégration de la société dans un carcan relativement  rigide est une nécessité vitale pour toute  nation moderne. Au-delà de cette  nécessité en quelque sorte « négative »  - les institutions  nous évitent   de nous entretuer  -  l’Etat  peut aussi être vu comme le garant de nos droits fondamentaux. Contrairement à ce que l’on pourrait croire un peu précipitamment, le but originel de  l’Etat n’est pas d’opprimer les hommes, mais de leur apporter sécurité et liberté, en tout cas si l’on en croit  Spinoza et Rousseau. Car  aucune  liberté ne se peut concevoir  sans loi, et seul l’Etat, qui l’incarne  à l’échelle des grandes nations,   est en mesure d’imposer à tous de  respecter les  règles et de se plier  aux dispositions qui en découlent,  sous peine de sanctions.

  Si les philosophes  ont raison sur ce point, et si la réalité s’inspire de leurs doctrines  comme on l’admet en général,  on peut se demander pourquoi les citoyens des Etats républicains et   démocratiques actuels   voient encore si souvent en l’Etat un ennemi. L’Etat réel est perçu comme brutal et injuste. Un tel constat  n’est pas sans fondement : il suffit d’évoquer la situation des exclus,    ou encore  l’état des   prisons dans notre pays aujourd’hui,  pour s’en convaincre. Pour  adoucir  la vie en société et tenter d’améliorer notre condition sociale, devons-nous nous détourner de l’Etat,  ou au contraire nous tourner vers lui,  en lui demandant  de prendre les mesures autoritaires  mais justes qui s’imposent ? En d’autre termes : devons-nous  exiger de l’Etat qu’il restreigne son champ d’action et s’efface   au  profit d’une société plus émancipée, plus autonome ? Ou bien  déciderons-nous qu’il revient  à l’Etat de légiférer et d’intervenir  pour réformer les institutions dans un esprit de justice ? On remarque que,  dernièrement, compte tenu de la crise économique et sociale que nous traversons, de très nombreuses voix se sont élevées pour demander à l’Etat d’être plus efficace, c’est-à-dire plus énergique et  plus contraignant  à l’égard des acteurs de l’économie capitaliste, par exemple en  stigmatisant les « paradis fiscaux ». Si l’on en croit les partisans de l’Etat-providence, il faudrait donc plus d’Etat, et non pas moins, pour imposer aux individus, au marché et, de façon générale, à la société dans son ensemble,  une  régulation plus probante et des orientations  plus fermes  que celles qui ont prévalu  jusqu’à présent.  Car l’Etat tout en étant un  problème, se présente aussi curieusement comme la solution. On voit mal comment en effet on pourrait faire l’économie de l’Etat.

 

 

  Il faut  cependant  rappeler que si l’Etat  nous apparaît aujourd’hui comme une nécessité,  il n’a  pas toujours existé. La dimension des nations, l’immense complexité des mécanismes sociaux et des dispositifs économiques, l’organisation internationale du marché et du commerce aujourd’hui ne nous laissent plus d’alternative (« souhaitez vous poursuivre votre existence avec ou sans Etat ? »). Nous ne sommes plus capables de vivre en autarcie. Le rêve d’une microsociété autogérée n’a plus cours désormais, sinon  à la rigueur au sein  même d’Etats qui protégent ce type de communautés, comme c’est le cas par exemple pour les  Amish aux Etats-Unis. Cependant, alors même  que l’on s’accorde à tenir  l’homme pour  un « animal politique » (Aristote), l’Etat qui s’est frayé un chemin jusqu’à nous, n’est pas une donnée naturelle. Il  est tout au contraire  l’aboutissement d’un très long processus dont les principales étapes furent les cités-Etats du Moyen-Orient,  les régimes despotiques orientaux, la cité athénienne, les petites républiques et les grands empires occidentaux. A l’origine, les sociétés sont sans Etat. Les premières sociétés, les sociétés sans écriture, étaient des communautés  non pas sans hiérarchie ni sans chef, mais sans structure politique constituée en un pouvoir séparé de la société. Dans ce type de sociétés traditionnelles, le pouvoir est diffus et l’autorité répartie en de multiples personnes  indépendantes (les « anciens », les « chamans »  etc..).    

L’apparition des prémisses de l’Etat moderne se situe  en Mésopotamie, environ 3000 ans avant Jésus-Christ, lorsque   les premiers scribes,   engagés au service du pouvoir,  viennent comptabiliser les premières grandes  récoltes. On sait  que  l’invention de l’écriture  a permis   de sortir d’une économie de subsistance et de monopoliser la mémoire de la société au profit de l’Etat naissant. Les  premières « cités-Etats »  restaient cependant  des communautés soudées par les traditions   dans lesquelles l’autorité politique et la société  n’étaient pas encore nettement  dissociées. Fortement centralisé, le pouvoir  était concentré entre les  mains d’une caste qui détenait toute les clés  de l’économie. Beaucoup plus près de nous, la « cité »  de  l’époque de Périclès (6 ième siècle ave JC)  était un  regroupement limité de familles  au sein duquel  tout le monde pouvait se croiser  et où  chacun pouvait  se  sentir lié à tous. Bien que de dimension très modeste, la cité grecque  est la première organisation  à proprement parler politique (de polis, la cité), c’est-à-dire concertée et volontaire  de la  vie en société. De dimension humaine, la cité est pour un grec le seul cadre dans lequel l’homme peut établir des liens d’amitié (la philia, en grec) durables et profonds avec ses semblables. Mais la cité  a cédé progressivement  la place aux empires, aux grandes nations et puis aux  Etats  modernes.    

  Notre conception de la société  a, de ce fait, complètement changé. La société n’est plus pour nous une communauté chaleureuse et fraternelle, mais une association artificielle dans laquelle les liens avec nos concitoyens, beaucoup plus lâches qu’autrefois, sont plus utilitaires que sentimentaux. Parallèlement, l’Etat  nous apparaît de plus en plus comme une puissance abstraite, voire hostile. L’Etat moderne est en effet à la fois l’héritier des grands empires du passé  et des monarchies européennes. A l’instar  des anciens empires,  il nous  apparaît  lointain, voire  inhumain. Cependant, l’Etat moderne, en rupture  avec une conception monarchique de l’autorité légitime,  est aussi censé être   le représentant de la loi et du droit. S’il est bien conçu et convenablement  administré, il   doit  correspondre  aux exigences de ce que les anciens ont nommé une  « république » (du latin respublica, affaire commune). Une « république » est une société dans la quelle la politique, c’est-à-dire le pouvoir d’élaborer la loi, de prendre des décisions concernant la collectivité et de rendre justice, est l’affaire de tous. Le Etats modernes, notamment en Europe aujourd’hui,  sont  des « républiques » - au moins en principe. Le pouvoir d’Etat n’appartient plus à ceux qui l’exercent, et l’autorité y est coupée de ses sources spirituelles, contrairement à  la situation qui prévalait dans toutes les sociétés traditionnelles où le pouvoir se  réclamait d’une légitimité religieuse.

    La « désacralisation » de l’Etat, c’est-à-dire son émancipation à l’égard des autorités ecclésiastiques et son incarnation dans des institutions neutres et impersonnelles,  a été annoncée par les philosophes avant de devenir effective dans la réalité avec les deux révolutions, américaines (1776) et  française (1789).  C’est tout d’abord  Machiavel qui soutient, dans Le  Prince, que l’origine de l’Etat ne s’explique  ni par une nécessité   naturelle ni par la volonté de Dieu ni par un projet   d’ordre moral, mais bien par le coup de force d’un homme énergique (le « Prince ») qui impose autoritairement  à la société  l’ordre politique et met ainsi fin à l’anarchie dévastatrice d’une société livrée aux appétits des individus, des brigands et des despotes potentiels. La société est, pour le premier théoricien de l’Etat moderne, un artifice imposé aux hommes  afin d’éviter la guerre civile, et, dans le meilleur des cas, de promouvoir une société républicaine.  Il reviendra ensuite à  Hobbes (1588-1679) de poser les fondements d’une théorie rationnelle de l’Etat. La théorie de Hobbes est exposée dans son ouvrage intitulé le  Léviathan (1651). Ce nom propre   fait référence à un monstre marin évoqué dans la Bible (Psaumes, 74 et 104); il désigne chez Hobbes une entité monstrueuse  (énorme, plus ou moins  invisible) à laquelle les hommes ont confié le soin d’instaurer un ordre politique stable. Incapables de supporter le chaos et  la violence virtuelle d’une existence  dépourvue de toute  règle, craignant constamment pour leur vie, les hommes à l’état de nature se sont lassés de cette liberté illimitée mais vaine. Ils ont donc décidé d’y renoncer, mais afin d’obtenir en échange la  protection de leurs droits fondamentaux, à commencer par celui de vivre en toute  sécurité, sous la protection du Léviathan. Ils ont donc décidé - il y a très longtemps, dans une époque fictive - de confier à un tiers la tâche d’imposer et de maintenir  l’ordre et de faire la police  : « C’est comme si chacun disait à chacun : j’autorise cet homme ou cette assemblée et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit, et que tu autorises toutes ses actions de la même manière » (Chapitre 17). Le pouvoir ainsi constitué est donc légitime puisqu’il est issu d’un contrat.   Mais il est également absolu, car  le détenteur du pouvoir politique est « hors contrat », n’étant  pas lié lui-même par le contrat qu’il rend possible. Son pouvoir est illimité. Selon cette théorie, le Léviathan est ainsi à l’abri de toute querelle partisane, ce qui garantit sa pérennité. Mais on voit aussitôt que cette théorie « absolutiste » de l’Etat, dont le but est de trouver un moyen infaillible pour prémunir les hommes contre leur propre dangerosité, peut justifier par avance toutes les dérives despotiques. Il appartiendra aux  successeurs de Hobbes, républicains comme lui, mais également démocrates, de formuler au contraire une « théorie du contrat social » qui restreint la souveraineté de l’Etat et s’efforce de l’encadrer en lui imposant un carnet de charge précis. Ce cadre  intangible est celui qu’impose la loi et qui prend, dans toute république digne de ce nom,  la forme d’une constitution aussi intangible que possible.

Pour les partisans de l’Etat démocratique, il est inconcevable que  les hommes soient disposés à  abandonner une fois pour toutes l’ensemble de  leurs droits naturels au profit d’un souverain tout puissant sans exiger la moindre contrepartie !  Ils estiment  au contraire qu’un régime  tempéré est seul à même de préserver l’égalité et la liberté naturelle des hommes. Selon Spinoza (1632-1677), la véritable fin de l’Etat est la protection de nos droits, mais la décision de confier le pouvoir à certaines personnes supposées compétentes pour l’exercer peut  se retourner contre les initiateurs du contrat : n’importe quel arrangement, et n’importe quel régime politique,  ne garantissent pas cette liberté qui est théoriquement la fin de l’Etat. Pour éviter toute dérive autoritaire, il faut veiller d’emblée à bien délimiter les pouvoirs des hommes d’Etat. De ce point de vue, l’Etat démocratique, qui se fonde sur « la saine raison » est le plus naturel  et le plus qualifié pour préserver  les droits fondamentaux de tous les citoyens. Pour Spinoza, il ne faut donc pas plus d’Etat, pas moins non plus, mais il faut un Etat plus démocratique c’est-à-dire plus  à même de prendre en considération et de faire valoir  les intérêts de tous.

  Selon la conception démocratique de l’Etat qui sera reprise et complétée par Rousseau dans Du Contrat social, le « peuple » ne préexiste pas au Contrat. Il ne renonce pas donc pas le moins du monde  à la souveraineté en se constituant, par le contrat social, en « peuple ».  Bien au contraire, les individus  se donnent  une volonté commune  grâce à cet engagement  qui n’implique aucune soumission. Selon  Rousseau, en « aliénant tous mes droits » à l’occasion de ce fameux contrat, je ne renonce  pas à ma souveraineté, car « chacun se donnant à tous ne se donne à personne ». De cette manière : « on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd et plus de force pour conserver ce que l’on a ». Ainsi conçu,  cet « acte d’association » ne produit pas un pouvoir ou une autorité séparée du corps social, mais un  «  corps moral et collectif  qui prend le nom de « République » ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres « Etat » quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables » (c’est-à-dire à l’égard des autres Etats) ».  Ainsi, selon Rousseau, « chaque associé s’unissant à tous n’obéit pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » (Du contrat social, Livre I, chapitre 6). Dans l’Etat fictif que Rousseau imagine, le peuple reste souverain puisque la souveraineté n’est rien d’autre que « l’exercice de la volonté générale ». La loi, qui est l’expression de la volonté générale,  est toujours juste puisque la volonté générale « est toujours  droite », même si « elle n’est pas toujours éclairée » (Livre I, chapitre 3).

  Il faut préciser ici que la « volonté générale » de Rousseau n’est pas la volonté de la majorité ni même celle de tous, mais la volonté raisonnable qui est présente en tout homme et  qui  ne  s’exprime que  lorsque nous nous prononçons de façon désintéressée sur des questions relevant de l’intérêt  général. En ce sens et en ce sens seulement, la « loi est juste », car  elle exprime vraiment la « volonté générale ». Les décisions arbitraires (c’est-à-dire injustes, dictées par les passions ou par les intérêts partisans) ne peuvent venir que du pouvoir exécutif, c’est-à-dire des hommes.  Dans cette théorie purement hypothétique de la république, le gouvernement,  constitué du personnel politique,  est subordonné au  pouvoir législatif, c’est-à-dire au « souverain », c’est-à-dire au peuple : « un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois mais il n’obéit qu’aux lois, et c’est pas la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes » (Lettres écrites sur la Montagne, 1764).

   Lorsque j’obéis aux lois, dans le régime conçu par Rousseau, je n’obéis pas aux hommes. Je suis donc à l’abri du despotisme car l’injustice et l’arbitraire sont toujours le fait des hommes poursuivant leurs intérêts particuliers. Cependant,  il faut bien  des hommes pour élaborer les lois (le législateur) et des hommes pour appliquer les lois (pouvoir exécutif et judicaire). Comment éviter l’abus de pouvoir de la part des hommes de pouvoir ? Rousseau était parfaitement conscient du problème, puisqu’il avait commencé par  dénoncer dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les homme (1755), l’iniquité de la société réelle dans laquelle il vivait. Il y expliquait  comment les premières sociétés  avaient porté au pouvoir des hommes habiles qui avaient  fait main basse sur toutes les richesses et qui avaient confisqué le pouvoir en abusant de la crédulité des plus démunis. Héritier de ce processus scandaleux d’expropriation de tous par une infime minorité, l’Etat réel est resté  au 18 ième siècle, aux yeux de  Rousseau,  une structure de domination et d’oppression au service des nantis. La prétention de l’Etat de représenter les intérêts de tous n’y est qu’un leurre. De façon générale, dans  tous les régimes traditionnels, le pouvoir n’est jamais ni neutre, ni impartial, ni bienveillant. Un siècle plus tard, Marx et Engels ajouteront : il ne le sera jamais. Même la révolution française n’a pas changé fondamentalement la donne. Pour Marx et ses disciples, l’Etat est un appareil dont la classe dominante s’est emparée pour mettre définitivement ses intérêts à l’abri des convoitises populaires. La lutte des classes est le moteur de l’histoire, et les intérêts des prolétaires et des bourgeois sont antagonistes. Le seul horizon d’émancipation serait celui d’une société sans classes. La prise de pouvoir du prolétariat, classe qui représente les intérêts du peuple tout entier,  rendrait enfin  l’Etat superflu. On est donc passé de la perspective de l’Etat plus juste (davantage  d’Etat et plus de démocratie) du Contrat social selon Rousseau au « pas d’Etat du tout »  l’hypothèse communiste marxiste.

  L’histoire du XXième siècle n’a pas  donné raison à Marx ni à ses  successeurs, car les sociétés dites « communistes » n’ont pas aboli l’Etat. Elles n’en ont pas non plus atténué le caractère oppressif, bien au contraire. Il  nous apparaît aujourd’hui  que l’Etat qui nous impose des contraintes,  ne nous opprime pas forcément pour autant. On remarque d’ailleurs que l’Etat moderne constitue un pouvoir auquel la plupart des hommes, lorsqu’ils vivent en démocratie, semblent consentir. Sans doute est-ce parce qu’ils en reconnaissent sinon toujours la légitimité, du moins la nécessité. « Il faut concevoir l’Etat contemporain, écrit Max Weber, comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire donné […], revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence légitime ». Le « monopole de la violence »  est donc justifié, car ce dispositif  que l’Etat prend en charge permet de canaliser, et, en principe,  de réduire,  la violence autodestructrice   des hommes. C’est en ce sens que Max Weber peut  parler de « succès » : l’autorité de l’Etat nous préserve du pire. L’Etat moderne, même s’il a  toujours partie liée avec les puissances de l’argent,  serait donc un « moindre mal », auquel nous finissons par nous résigner. Cet  optimisme relatif peut être largement tempéré si l’on remarque que dans de très nombreux pays, aujourd’hui encore,  l’Etat est un instrument   d’exploitation  dont se sont emparés une poignée d’arrivistes, parfois sous couvert de démocratie et de légalité. On connaît tous ces dictatures qui changent constamment les constitutions de leur pays, « constitutions » que Rousseau appelle la « loi » et qui, dans une république, devrait  être intangible.  On ne peut oublier, enfin,  que le XX ième siècle a connu plusieurs totalitarismes  qui ont montré a quel point l’Etat pouvait être effectivement prendre la figure d’un « monstre », même s’il se présentait dans un premier temps sous un jour séduisant et se parait des atours de la légitimité démocratique. Car le totalitarisme, qui, de ce point de vue,   ne doit pas être confondu avec le despotisme,  n’est pas  l’envers de la démocratie, puisqu’au contraire  il en constitue   une déviation possible. C’est le peuple qui a porté au pouvoir, ou en tout cas qui a soutenu avec ferveur, Mussolini, Staline et Hitler. Le totalitarisme est un système de gouvernement caractérisé par la confusion sciemment entretenue  par le pouvoir entre le peuple et l’Etat (l’Etat prétend incarner le peuple) et l’abolition des distinctions propres à la « république » (Etat/société ; privé/public ; politique/économie etc..). Et pourtant, le totalitarisme n’est pas, à proprement parler,  un « Etat sans lois ». Dans un système totalitaire, le chef prétend s’inspirer d’une « loi »  infaillible (loi de la Nature, ou  de l’Histoire) et c’est la raison pour laquelle l’illusion d’une  légitimité  du pouvoir totalitaire est si puissante. Cette  légitimité  est évidemment mensongère   et les régimes totalitaires  ne sont même plus des « Etats », car leurs institutions n’ont pas la moindre consistance, et les  droits  des individus y sont abolis. L’Etat totalitaire est l’envers exact, non pas de la démocratie, mais  de l’ « Etat de droit ». En ce sens, il est une caricature monstrueuse et inattendue de l’Etat moderne tel que les philosophes en avaient dessiné les lignes directrices.

  Les leçons du XX ième nous ont amené  à comprendre peu à peu que la démocratie  ne prévient pas tous les maux.  Tocqueville, dans un texte très célèbre,  explique qu’un nouveau despotisme « bienveillant et doux » pourrait surgir dans un cadre démocratique si les citoyens accordent au pouvoir la responsabilité de prendre en charge entièrement leurs destinées, pourvu qu’il assure leurs « jouissances » (De la  démocratie en Amérique (1835-1840), tome 2, partie 4). Le problème n’est donc pas de savoir s’il faut « plus  ou moins d’Etat » mais comment infléchir l’Etat et les institutions afin de nous prémunir contre le pire. Le pire ? Ce n’est pas seulement l’« Etat sans lois » (ou despotisme)  dans lequel des hommes dépourvus de tout scrupule s’approprient les richesses d’un pays. Le pire, cela peut être aussi l’Etat populaire, providentiel, populiste, qui devient subrepticement, et avec l’accord tacite de la majorité, fasciste et totalitaire. Pour éviter ces risques majeurs, on estime aujourd’hui que ce que l’on appelle un « Etat de droit » est le moindre mal,  c’est à dire  le moyen le plus sûr de retirer aux hommes la possibilité d’enfreindre les lois pour confisquer le pouvoir, comme cela se produit chaque jour encore dans les régimes dont les  constitutions sont désormais à géométrie variable.

Un Etat de droit est un Etat dans lequel la loi, c’est à dire la constitution, qui est inamovible - on ne peut la changer que très difficilement ou pas du tout - prévoit toutes sortes de dispositifs et d’institutions en vertu desquels le pouvoir arrêtera le pouvoir au cœur même de l’Etat.  Telle est  la fameuse « théorie la séparation des pouvoirs » formulée par Montesquieu dans L’esprit des lois (1748) : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une constitution peut être telle, que personne ne sera contraint de faire les choses auxquelles la loi ne l’oblige pas, et à ne point faire celles que la loi permet » (Livre XI, chapitre 4). L’Etat de droit n’est pas du tout un Etat minimum ni minimaliste. C’est un Etat  qui comporte de nombreux verrous afin de se préserver lui-même de tous les dangers de détournement du système et de perversion des institutions qui sont inhérents à la démocratie. Ces « verrous »  sont d’abord inscrits dans les institutions : il est impossible, par exemple, d’instaurer une nouvelle loi qui contredirait les principes fondamentaux de la république, comme la laïcité (en France) et les droits fondamentaux  du citoyen, à commencer par l’égalité de tous devant la loi et la liberté d’expression. Ils concernent également le  fonctionnement de la société qui conserve une relative autonomie à l égard du pouvoir politique.

Dans les sociétés démocratiques actuelles, l’existence de  contre-pouvoirs, la protection de la liberté d’expression et l’indépendance de la justice sont la preuve de la réalité de cette modération (autolimitation) de l’Etat.  Dans une démocratie, rien ne peut être soustrait à la discussion. Non seulement le débat, mais encore la contestation et le conflit, sont tenus pour des dimensions indépassables de nos Etats de droits, comme l’explique le philosophe français contemporain Claude Lefort. La démocratie est sans doute un régime imparfait ; c’est en même temps un régime  qui reconnaît et admet ses imperfections, et c’est peut-être là son plus grand mérite.

Aujourd’hui la question des limites de l’Etat ne cesse de se poser. Comment éviter de tomber dans l’écueil imaginé par Tocqueville d’un « Etat-providence »  dont on attendrait qu’il prenne  en charge nos héritages, notre sécurité, notre culture etc ? …Un tel Etat « tutélaire » en viendrait finalement, à nous « dispenser de penser », selon Tocqueville.  Comment, d’autre part, prévenir ou limiter  les abus des Etats non démocratiques qui, un peu partout dans le monde, continuent de violer les droits de l’homme définis dans la Déclaration universelle de 1948, ratifiée pourtant  par l’immense majorité des nations aujourd’hui ? Une  « Fédération d’Etats libres », c’est-à-dire républicains,  pourrait, selon Kant, mettre les nations sur la voie d’une internationalisation du  droit,  que la mondialisation économique et la globalisation des échanges - mais aussi des conflits - rend plus urgente que jamais. Au niveau international, la question du renforcement éventuel de l’Etat, ou plutôt de la concertation entre les Etats, se pose tous les jours, notamment en raison de la nécessité pour toutes les nations de lutter de concert contre le réchauffement planétaire, et de rétablir d’urgence l’ordre sur le plan économique.

Pour conclure,  on citera cette fameuse boutade du juriste contemporain  Georges Burdeau : « Les hommes ont inventé l’Etat pour ne pas obéir aux hommes ». A l’opposé de la proposition  de Nietzsche citée en introduction, cette formule suggère que loin d’être un « monstre »,  l’Etat n’est qu’un instrument,  neutre et inoffensif en lui-même, et qui ne nourrit pas  d’intention hostile à notre égard. L’Etat n’est qu’un appareil, un échafaudage artificiel et complexe de lois et d’institutions,  qui n’est pas une personne et qui  n’a donc  pas d’intention du tout, mais qui peut aisément  utilisé par les hommes  à des fins despotiques et criminelles. Il est  donc superflu d’essayer de briser l’Etat, car nul  ne peut être libre hors la loi. Il ne faut pas non plus  tenter de consolider ni de renforcer l’Etat, car l’Etat n’est pas une fin,  mais un simple  moyen. Il ne faut donc pas plus d’Etat, mais un Etat toujours plus sophistiqué qui contienne en lui-même les moyens de prévenir sa propre corruption.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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