L’Etat : en faut-il plus, ne faut-il moins ?
« L’Etat est un monstre froid, il ment froidement, et voici le mensonge qui s’échappe de sa bouche : « moi je suis le peuple ». Ce mot du philosophe Nietzsche (dans Ainsi parlait Zarathoustra) exprime un sentiment très répandu. Qu’il soit « flamboyant » comme le sont souvent certains Etats despotiques, ou « froids » comme l’appareil bureaucratique moderne, l’Etat inspire rarement de la sympathie. Nous avons tous tendance à croire que notre existence serait plus épanouie dans une société qui serait débarrassée du pouvoir et de ses représentants corrompus, car la plupart des hommes d’Etat ne nous donnent pas l’impression d’être des hommes intègres. On les croit au contraire cupides, hypocrites et malhonnêtes, préoccupés prioritairement de satisfaire leur appétit du pouvoir et de faire fructifier leurs actions. Pour démêler ce qui est justifié et ce qui, au contraire, relève du préjugé dans cette hostilité à l’égard de l’Etat, il faut dissocier ce qui relève du « fait » et ce que l’on appelle le « droit ». Si les Etats historiques ont été si souvent peu soucieux des intérêts de leurs sujets, on ne saurait en tirer des conclusions définitives sur la nocivité de l’Etat. Car l’Etat ne saurait se confondre, en droit, avec les formes diverses que le pouvoir a revêtues au cours de l’histoire effective de l’humanité. Avant donc de jeter le bébé (l’Etat) avec l’eau du bain (l’iniquité du pouvoir), il faudra donc examiner quelle est la raison d’être de l’Etat, comme se sont efforcés de le faire les théoriciens classiques, tels que Hobbes et Rousseau. Ils nous apprennent que l’intégration de la société dans un carcan relativement rigide est une nécessité vitale pour toute nation moderne. Au-delà de cette nécessité en quelque sorte « négative » - les institutions nous évitent de nous entretuer - l’Etat peut aussi être vu comme le garant de nos droits fondamentaux. Contrairement à ce que l’on pourrait croire un peu précipitamment, le but originel de l’Etat n’est pas d’opprimer les hommes, mais de leur apporter sécurité et liberté, en tout cas si l’on en croit Spinoza et Rousseau. Car aucune liberté ne se peut concevoir sans loi, et seul l’Etat, qui l’incarne à l’échelle des grandes nations, est en mesure d’imposer à tous de respecter les règles et de se plier aux dispositions qui en découlent, sous peine de sanctions.
Si les philosophes ont raison sur ce point, et si la réalité s’inspire de leurs doctrines comme on l’admet en général, on peut se demander pourquoi les citoyens des Etats républicains et démocratiques actuels voient encore si souvent en l’Etat un ennemi. L’Etat réel est perçu comme brutal et injuste. Un tel constat n’est pas sans fondement : il suffit d’évoquer la situation des exclus, ou encore l’état des prisons dans notre pays aujourd’hui, pour s’en convaincre. Pour adoucir la vie en société et tenter d’améliorer notre condition sociale, devons-nous nous détourner de l’Etat, ou au contraire nous tourner vers lui, en lui demandant de prendre les mesures autoritaires mais justes qui s’imposent ? En d’autre termes : devons-nous exiger de l’Etat qu’il restreigne son champ d’action et s’efface au profit d’une société plus émancipée, plus autonome ? Ou bien déciderons-nous qu’il revient à l’Etat de légiférer et d’intervenir pour réformer les institutions dans un esprit de justice ? On remarque que, dernièrement, compte tenu de la crise économique et sociale que nous traversons, de très nombreuses voix se sont élevées pour demander à l’Etat d’être plus efficace, c’est-à-dire plus énergique et plus contraignant à l’égard des acteurs de l’économie capitaliste, par exemple en stigmatisant les « paradis fiscaux ». Si l’on en croit les partisans de l’Etat-providence, il faudrait donc plus d’Etat, et non pas moins, pour imposer aux individus, au marché et, de façon générale, à la société dans son ensemble, une régulation plus probante et des orientations plus fermes que celles qui ont prévalu jusqu’à présent. Car l’Etat tout en étant un problème, se présente aussi curieusement comme la solution. On voit mal comment en effet on pourrait faire l’économie de l’Etat.
Il faut cependant rappeler que si l’Etat nous apparaît aujourd’hui comme une nécessité, il n’a pas toujours existé. La dimension des nations, l’immense complexité des mécanismes sociaux et des dispositifs économiques, l’organisation internationale du marché et du commerce aujourd’hui ne nous laissent plus d’alternative (« souhaitez vous poursuivre votre existence avec ou sans Etat ? »). Nous ne sommes plus capables de vivre en autarcie. Le rêve d’une microsociété autogérée n’a plus cours désormais, sinon à la rigueur au sein même d’Etats qui protégent ce type de communautés, comme c’est le cas par exemple pour les Amish aux Etats-Unis. Cependant, alors même que l’on s’accorde à tenir l’homme pour un « animal politique » (Aristote), l’Etat qui s’est frayé un chemin jusqu’à nous, n’est pas une donnée naturelle. Il est tout au contraire l’aboutissement d’un très long processus dont les principales étapes furent les cités-Etats du Moyen-Orient, les régimes despotiques orientaux, la cité athénienne, les petites républiques et les grands empires occidentaux. A l’origine, les sociétés sont sans Etat. Les premières sociétés, les sociétés sans écriture, étaient des communautés non pas sans hiérarchie ni sans chef, mais sans structure politique constituée en un pouvoir séparé de la société. Dans ce type de sociétés traditionnelles, le pouvoir est diffus et l’autorité répartie en de multiples personnes indépendantes (les « anciens », les « chamans » etc..).
L’apparition des prémisses de l’Etat moderne se situe en Mésopotamie, environ 3000 ans avant Jésus-Christ, lorsque les premiers scribes, engagés au service du pouvoir, viennent comptabiliser les premières grandes récoltes. On sait que l’invention de l’écriture a permis de sortir d’une économie de subsistance et de monopoliser la mémoire de la société au profit de l’Etat naissant. Les premières « cités-Etats » restaient cependant des communautés soudées par les traditions dans lesquelles l’autorité politique et la société n’étaient pas encore nettement dissociées. Fortement centralisé, le pouvoir était concentré entre les mains d’une caste qui détenait toute les clés de l’économie. Beaucoup plus près de nous, la « cité » de l’époque de Périclès (6 ième siècle ave JC) était un regroupement limité de familles au sein duquel tout le monde pouvait se croiser et où chacun pouvait se sentir lié à tous. Bien que de dimension très modeste, la cité grecque est la première organisation à proprement parler politique (de polis, la cité), c’est-à-dire concertée et volontaire de la vie en société. De dimension humaine, la cité est pour un grec le seul cadre dans lequel l’homme peut établir des liens d’amitié (la philia, en grec) durables et profonds avec ses semblables. Mais la cité a cédé progressivement la place aux empires, aux grandes nations et puis aux Etats modernes.
Notre conception de la société a, de ce fait, complètement changé. La société n’est plus pour nous une communauté chaleureuse et fraternelle, mais une association artificielle dans laquelle les liens avec nos concitoyens, beaucoup plus lâches qu’autrefois, sont plus utilitaires que sentimentaux. Parallèlement, l’Etat nous apparaît de plus en plus comme une puissance abstraite, voire hostile. L’Etat moderne est en effet à la fois l’héritier des grands empires du passé et des monarchies européennes. A l’instar des anciens empires, il nous apparaît lointain, voire inhumain. Cependant, l’Etat moderne, en rupture avec une conception monarchique de l’autorité légitime, est aussi censé être le représentant de la loi et du droit. S’il est bien conçu et convenablement administré, il doit correspondre aux exigences de ce que les anciens ont nommé une « république » (du latin respublica, affaire commune). Une « république » est une société dans la quelle la politique, c’est-à-dire le pouvoir d’élaborer la loi, de prendre des décisions concernant la collectivité et de rendre justice, est l’affaire de tous. Le Etats modernes, notamment en Europe aujourd’hui, sont des « républiques » - au moins en principe. Le pouvoir d’Etat n’appartient plus à ceux qui l’exercent, et l’autorité y est coupée de ses sources spirituelles, contrairement à la situation qui prévalait dans toutes les sociétés traditionnelles où le pouvoir se réclamait d’une légitimité religieuse.
La « désacralisation » de l’Etat, c’est-à-dire son émancipation à l’égard des autorités ecclésiastiques et son incarnation dans des institutions neutres et impersonnelles, a été annoncée par les philosophes avant de devenir effective dans la réalité avec les deux révolutions, américaines (1776) et française (1789). C’est tout d’abord Machiavel qui soutient, dans Le Prince, que l’origine de l’Etat ne s’explique ni par une nécessité naturelle ni par la volonté de Dieu ni par un projet d’ordre moral, mais bien par le coup de force d’un homme énergique (le « Prince ») qui impose autoritairement à la société l’ordre politique et met ainsi fin à l’anarchie dévastatrice d’une société livrée aux appétits des individus, des brigands et des despotes potentiels. La société est, pour le premier théoricien de l’Etat moderne, un artifice imposé aux hommes afin d’éviter la guerre civile, et, dans le meilleur des cas, de promouvoir une société républicaine. Il reviendra ensuite à Hobbes (1588-1679) de poser les fondements d’une théorie rationnelle de l’Etat. La théorie de Hobbes est exposée dans son ouvrage intitulé le Léviathan (1651). Ce nom propre fait référence à un monstre marin évoqué dans la Bible (Psaumes, 74 et 104); il désigne chez Hobbes une entité monstrueuse (énorme, plus ou moins invisible) à laquelle les hommes ont confié le soin d’instaurer un ordre politique stable. Incapables de supporter le chaos et la violence virtuelle d’une existence dépourvue de toute règle, craignant constamment pour leur vie, les hommes à l’état de nature se sont lassés de cette liberté illimitée mais vaine. Ils ont donc décidé d’y renoncer, mais afin d’obtenir en échange la protection de leurs droits fondamentaux, à commencer par celui de vivre en toute sécurité, sous la protection du Léviathan. Ils ont donc décidé - il y a très longtemps, dans une époque fictive - de confier à un tiers la tâche d’imposer et de maintenir l’ordre et de faire la police : « C’est comme si chacun disait à chacun : j’autorise cet homme ou cette assemblée et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit, et que tu autorises toutes ses actions de la même manière » (Chapitre 17). Le pouvoir ainsi constitué est donc légitime puisqu’il est issu d’un contrat. Mais il est également absolu, car le détenteur du pouvoir politique est « hors contrat », n’étant pas lié lui-même par le contrat qu’il rend possible. Son pouvoir est illimité. Selon cette théorie, le Léviathan est ainsi à l’abri de toute querelle partisane, ce qui garantit sa pérennité. Mais on voit aussitôt que cette théorie « absolutiste » de l’Etat, dont le but est de trouver un moyen infaillible pour prémunir les hommes contre leur propre dangerosité, peut justifier par avance toutes les dérives despotiques. Il appartiendra aux successeurs de Hobbes, républicains comme lui, mais également démocrates, de formuler au contraire une « théorie du contrat social » qui restreint la souveraineté de l’Etat et s’efforce de l’encadrer en lui imposant un carnet de charge précis. Ce cadre intangible est celui qu’impose la loi et qui prend, dans toute république digne de ce nom, la forme d’une constitution aussi intangible que possible.
Pour les partisans de l’Etat démocratique, il est inconcevable que les hommes soient disposés à abandonner une fois pour toutes l’ensemble de leurs droits naturels au profit d’un souverain tout puissant sans exiger la moindre contrepartie ! Ils estiment au contraire qu’un régime tempéré est seul à même de préserver l’égalité et la liberté naturelle des hommes. Selon Spinoza (1632-1677), la véritable fin de l’Etat est la protection de nos droits, mais la décision de confier le pouvoir à certaines personnes supposées compétentes pour l’exercer peut se retourner contre les initiateurs du contrat : n’importe quel arrangement, et n’importe quel régime politique, ne garantissent pas cette liberté qui est théoriquement la fin de l’Etat. Pour éviter toute dérive autoritaire, il faut veiller d’emblée à bien délimiter les pouvoirs des hommes d’Etat. De ce point de vue, l’Etat démocratique, qui se fonde sur « la saine raison » est le plus naturel et le plus qualifié pour préserver les droits fondamentaux de tous les citoyens. Pour Spinoza, il ne faut donc pas plus d’Etat, pas moins non plus, mais il faut un Etat plus démocratique c’est-à-dire plus à même de prendre en considération et de faire valoir les intérêts de tous.
Selon la conception démocratique de l’Etat qui sera reprise et complétée par Rousseau dans Du Contrat social, le « peuple » ne préexiste pas au Contrat. Il ne renonce pas donc pas le moins du monde à la souveraineté en se constituant, par le contrat social, en « peuple ». Bien au contraire, les individus se donnent une volonté commune grâce à cet engagement qui n’implique aucune soumission. Selon Rousseau, en « aliénant tous mes droits » à l’occasion de ce fameux contrat, je ne renonce pas à ma souveraineté, car « chacun se donnant à tous ne se donne à personne ». De cette manière : « on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd et plus de force pour conserver ce que l’on a ». Ainsi conçu, cet « acte d’association » ne produit pas un pouvoir ou une autorité séparée du corps social, mais un « corps moral et collectif qui prend le nom de « République » ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres « Etat » quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables » (c’est-à-dire à l’égard des autres Etats) ». Ainsi, selon Rousseau, « chaque associé s’unissant à tous n’obéit pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » (Du contrat social, Livre I, chapitre 6). Dans l’Etat fictif que Rousseau imagine, le peuple reste souverain puisque la souveraineté n’est rien d’autre que « l’exercice de la volonté générale ». La loi, qui est l’expression de la volonté générale, est toujours juste puisque la volonté générale « est toujours droite », même si « elle n’est pas toujours éclairée » (Livre I, chapitre 3).
Il faut préciser ici que la « volonté générale » de Rousseau n’est pas la volonté de la majorité ni même celle de tous, mais la volonté raisonnable qui est présente en tout homme et qui ne s’exprime que lorsque nous nous prononçons de façon désintéressée sur des questions relevant de l’intérêt général. En ce sens et en ce sens seulement, la « loi est juste », car elle exprime vraiment la « volonté générale ». Les décisions arbitraires (c’est-à-dire injustes, dictées par les passions ou par les intérêts partisans) ne peuvent venir que du pouvoir exécutif, c’est-à-dire des hommes. Dans cette théorie purement hypothétique de la république, le gouvernement, constitué du personnel politique, est subordonné au pouvoir législatif, c’est-à-dire au « souverain », c’est-à-dire au peuple : « un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois mais il n’obéit qu’aux lois, et c’est pas la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes » (Lettres écrites sur la Montagne, 1764).
Lorsque j’obéis aux lois, dans le régime conçu par Rousseau, je n’obéis pas aux hommes. Je suis donc à l’abri du despotisme car l’injustice et l’arbitraire sont toujours le fait des hommes poursuivant leurs intérêts particuliers. Cependant, il faut bien des hommes pour élaborer les lois (le législateur) et des hommes pour appliquer les lois (pouvoir exécutif et judicaire). Comment éviter l’abus de pouvoir de la part des hommes de pouvoir ? Rousseau était parfaitement conscient du problème, puisqu’il avait commencé par dénoncer dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les homme (1755), l’iniquité de la société réelle dans laquelle il vivait. Il y expliquait comment les premières sociétés avaient porté au pouvoir des hommes habiles qui avaient fait main basse sur toutes les richesses et qui avaient confisqué le pouvoir en abusant de la crédulité des plus démunis. Héritier de ce processus scandaleux d’expropriation de tous par une infime minorité, l’Etat réel est resté au 18 ième siècle, aux yeux de Rousseau, une structure de domination et d’oppression au service des nantis. La prétention de l’Etat de représenter les intérêts de tous n’y est qu’un leurre. De façon générale, dans tous les régimes traditionnels, le pouvoir n’est jamais ni neutre, ni impartial, ni bienveillant. Un siècle plus tard, Marx et Engels ajouteront : il ne le sera jamais. Même la révolution française n’a pas changé fondamentalement la donne. Pour Marx et ses disciples, l’Etat est un appareil dont la classe dominante s’est emparée pour mettre définitivement ses intérêts à l’abri des convoitises populaires. La lutte des classes est le moteur de l’histoire, et les intérêts des prolétaires et des bourgeois sont antagonistes. Le seul horizon d’émancipation serait celui d’une société sans classes. La prise de pouvoir du prolétariat, classe qui représente les intérêts du peuple tout entier, rendrait enfin l’Etat superflu. On est donc passé de la perspective de l’Etat plus juste (davantage d’Etat et plus de démocratie) du Contrat social selon Rousseau au « pas d’Etat du tout » l’hypothèse communiste marxiste.
L’histoire du XXième siècle n’a pas donné raison à Marx ni à ses successeurs, car les sociétés dites « communistes » n’ont pas aboli l’Etat. Elles n’en ont pas non plus atténué le caractère oppressif, bien au contraire. Il nous apparaît aujourd’hui que l’Etat qui nous impose des contraintes, ne nous opprime pas forcément pour autant. On remarque d’ailleurs que l’Etat moderne constitue un pouvoir auquel la plupart des hommes, lorsqu’ils vivent en démocratie, semblent consentir. Sans doute est-ce parce qu’ils en reconnaissent sinon toujours la légitimité, du moins la nécessité. « Il faut concevoir l’Etat contemporain, écrit Max Weber, comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire donné […], revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence légitime ». Le « monopole de la violence » est donc justifié, car ce dispositif que l’Etat prend en charge permet de canaliser, et, en principe, de réduire, la violence autodestructrice des hommes. C’est en ce sens que Max Weber peut parler de « succès » : l’autorité de l’Etat nous préserve du pire. L’Etat moderne, même s’il a toujours partie liée avec les puissances de l’argent, serait donc un « moindre mal », auquel nous finissons par nous résigner. Cet optimisme relatif peut être largement tempéré si l’on remarque que dans de très nombreux pays, aujourd’hui encore, l’Etat est un instrument d’exploitation dont se sont emparés une poignée d’arrivistes, parfois sous couvert de démocratie et de légalité. On connaît tous ces dictatures qui changent constamment les constitutions de leur pays, « constitutions » que Rousseau appelle la « loi » et qui, dans une république, devrait être intangible. On ne peut oublier, enfin, que le XX ième siècle a connu plusieurs totalitarismes qui ont montré a quel point l’Etat pouvait être effectivement prendre la figure d’un « monstre », même s’il se présentait dans un premier temps sous un jour séduisant et se parait des atours de la légitimité démocratique. Car le totalitarisme, qui, de ce point de vue, ne doit pas être confondu avec le despotisme, n’est pas l’envers de la démocratie, puisqu’au contraire il en constitue une déviation possible. C’est le peuple qui a porté au pouvoir, ou en tout cas qui a soutenu avec ferveur, Mussolini, Staline et Hitler. Le totalitarisme est un système de gouvernement caractérisé par la confusion sciemment entretenue par le pouvoir entre le peuple et l’Etat (l’Etat prétend incarner le peuple) et l’abolition des distinctions propres à la « république » (Etat/société ; privé/public ; politique/économie etc..). Et pourtant, le totalitarisme n’est pas, à proprement parler, un « Etat sans lois ». Dans un système totalitaire, le chef prétend s’inspirer d’une « loi » infaillible (loi de la Nature, ou de l’Histoire) et c’est la raison pour laquelle l’illusion d’une légitimité du pouvoir totalitaire est si puissante. Cette légitimité est évidemment mensongère et les régimes totalitaires ne sont même plus des « Etats », car leurs institutions n’ont pas la moindre consistance, et les droits des individus y sont abolis. L’Etat totalitaire est l’envers exact, non pas de la démocratie, mais de l’ « Etat de droit ». En ce sens, il est une caricature monstrueuse et inattendue de l’Etat moderne tel que les philosophes en avaient dessiné les lignes directrices.
Les leçons du XX ième nous ont amené à comprendre peu à peu que la démocratie ne prévient pas tous les maux. Tocqueville, dans un texte très célèbre, explique qu’un nouveau despotisme « bienveillant et doux » pourrait surgir dans un cadre démocratique si les citoyens accordent au pouvoir la responsabilité de prendre en charge entièrement leurs destinées, pourvu qu’il assure leurs « jouissances » (De la démocratie en Amérique (1835-1840), tome 2, partie 4). Le problème n’est donc pas de savoir s’il faut « plus ou moins d’Etat » mais comment infléchir l’Etat et les institutions afin de nous prémunir contre le pire. Le pire ? Ce n’est pas seulement l’« Etat sans lois » (ou despotisme) dans lequel des hommes dépourvus de tout scrupule s’approprient les richesses d’un pays. Le pire, cela peut être aussi l’Etat populaire, providentiel, populiste, qui devient subrepticement, et avec l’accord tacite de la majorité, fasciste et totalitaire. Pour éviter ces risques majeurs, on estime aujourd’hui que ce que l’on appelle un « Etat de droit » est le moindre mal, c’est à dire le moyen le plus sûr de retirer aux hommes la possibilité d’enfreindre les lois pour confisquer le pouvoir, comme cela se produit chaque jour encore dans les régimes dont les constitutions sont désormais à géométrie variable.
Un Etat de droit est un Etat dans lequel la loi, c’est à dire la constitution, qui est inamovible - on ne peut la changer que très difficilement ou pas du tout - prévoit toutes sortes de dispositifs et d’institutions en vertu desquels le pouvoir arrêtera le pouvoir au cœur même de l’Etat. Telle est la fameuse « théorie la séparation des pouvoirs » formulée par Montesquieu dans L’esprit des lois (1748) : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une constitution peut être telle, que personne ne sera contraint de faire les choses auxquelles la loi ne l’oblige pas, et à ne point faire celles que la loi permet » (Livre XI, chapitre 4). L’Etat de droit n’est pas du tout un Etat minimum ni minimaliste. C’est un Etat qui comporte de nombreux verrous afin de se préserver lui-même de tous les dangers de détournement du système et de perversion des institutions qui sont inhérents à la démocratie. Ces « verrous » sont d’abord inscrits dans les institutions : il est impossible, par exemple, d’instaurer une nouvelle loi qui contredirait les principes fondamentaux de la république, comme la laïcité (en France) et les droits fondamentaux du citoyen, à commencer par l’égalité de tous devant la loi et la liberté d’expression. Ils concernent également le fonctionnement de la société qui conserve une relative autonomie à l égard du pouvoir politique.
Dans les sociétés démocratiques actuelles, l’existence de contre-pouvoirs, la protection de la liberté d’expression et l’indépendance de la justice sont la preuve de la réalité de cette modération (autolimitation) de l’Etat. Dans une démocratie, rien ne peut être soustrait à la discussion. Non seulement le débat, mais encore la contestation et le conflit, sont tenus pour des dimensions indépassables de nos Etats de droits, comme l’explique le philosophe français contemporain Claude Lefort. La démocratie est sans doute un régime imparfait ; c’est en même temps un régime qui reconnaît et admet ses imperfections, et c’est peut-être là son plus grand mérite.
Aujourd’hui la question des limites de l’Etat ne cesse de se poser. Comment éviter de tomber dans l’écueil imaginé par Tocqueville d’un « Etat-providence » dont on attendrait qu’il prenne en charge nos héritages, notre sécurité, notre culture etc ? …Un tel Etat « tutélaire » en viendrait finalement, à nous « dispenser de penser », selon Tocqueville. Comment, d’autre part, prévenir ou limiter les abus des Etats non démocratiques qui, un peu partout dans le monde, continuent de violer les droits de l’homme définis dans la Déclaration universelle de 1948, ratifiée pourtant par l’immense majorité des nations aujourd’hui ? Une « Fédération d’Etats libres », c’est-à-dire républicains, pourrait, selon Kant, mettre les nations sur la voie d’une internationalisation du droit, que la mondialisation économique et la globalisation des échanges - mais aussi des conflits - rend plus urgente que jamais. Au niveau international, la question du renforcement éventuel de l’Etat, ou plutôt de la concertation entre les Etats, se pose tous les jours, notamment en raison de la nécessité pour toutes les nations de lutter de concert contre le réchauffement planétaire, et de rétablir d’urgence l’ordre sur le plan économique.
Pour conclure, on citera cette fameuse boutade du juriste contemporain Georges Burdeau : « Les hommes ont inventé l’Etat pour ne pas obéir aux hommes ». A l’opposé de la proposition de Nietzsche citée en introduction, cette formule suggère que loin d’être un « monstre », l’Etat n’est qu’un instrument, neutre et inoffensif en lui-même, et qui ne nourrit pas d’intention hostile à notre égard. L’Etat n’est qu’un appareil, un échafaudage artificiel et complexe de lois et d’institutions, qui n’est pas une personne et qui n’a donc pas d’intention du tout, mais qui peut aisément utilisé par les hommes à des fins despotiques et criminelles. Il est donc superflu d’essayer de briser l’Etat, car nul ne peut être libre hors la loi. Il ne faut pas non plus tenter de consolider ni de renforcer l’Etat, car l’Etat n’est pas une fin, mais un simple moyen. Il ne faut donc pas plus d’Etat, mais un Etat toujours plus sophistiqué qui contienne en lui-même les moyens de prévenir sa propre corruption.