Valeur morale et bénéfices du travail
Valeur morale
et bénéfices du travail
Quelles que soient la pertinence et la force des dénonciations, notamment marxistes , de l’exploitation du travail et de l’aliénation des travailleurs dans le système capitaliste désormais mondialisé, elles ne peuvent faire oublier à quel point le travail a en même temps, par ailleurs, été promu par les économistes et valorisé par les philosophes à l’orée des temps modernes. Comment éclairer cet apparent paradoxe ? Et faut-il mettre un enthousiasme si généralisé sur le compte d’un aveuglement, voire - pire encore - d’une volonté de manipulation des travailleurs par ceux qui se destinaient à les exploiter en vivant cyniquement à leurs dépens ? Avant de se prononcer sur ce point, on eut entendre les arguments de personnalités aussi diverses que La Fontaine (« Le savetier et le financier ») , Kant ou Alain. Mais, pour mieux comprendre la genèse et les raisons d’une approche aussi favorable du travail, il faut rappeler que la modernité s’est d’emblée montrée soucieuse de détruire les préjugés antiques sur le travail et les travailleurs. Le travail, qui n’était plus associé à l’esclavage, a cessé brusquement d’être infamant. Avec Rousseau ou Locke, il est devenu le fondement de la propriété, tenue désormais pour un droit fondamental de tout être humain. C’est ainsi que, peu à peu, dans le monde occidental, sous l’influence conjuguée de la religion chrétienne et du capitalisme triomphant, le travail a été présenté comme une activité éminemment respectable, voire, dans le contexte du protestantisme luthérien (Luther, pasteur et réformateur allemand, 1483-1586) puis calviniste (Calvin, 1509- 1564, réformateur genevois), comme une vertu cardinale !
A l’opposé de l’antique hiérarchie des activités humaines, une nouvelle vision du monde s’est imposée. Loin de traduire une simple soumission aux nécessités de la vie, l’activité laborieuse manifesterait au contraire sa contribution aux fins les plus élevés de l’humanité. Selon Kant, la Providence (la « nature », dit-il), en refusant aux hommes les bénéfices de l’instinct, les a mis en demeure de trouver en eux-mêmes les ressources de leur accomplissement. Le philosophe considère même qu’aucun homme ne saurait se satisfaire longtemps d’un bonheur obtenu sans le moindre effort : toute satisfaction doit être méritée. Mais enfin, mais surtout, du point de vue de la philosophie kantienne, sans le travail il nous serait très difficile de parvenir à « l’estime de soi ». Pour l’ensemble de l’éthique protestante, qui constitue le cadre de référence de la philosophie kantienne, le travail constitue une des composantes fondamentales de la dignité humaine. Max Weber explique en quel sens, de ce point de vue, cette éthique rigoriste et austère, qui commandait aux croyants de travailler mais interdisait de dépenser le fruit de son travail, a puissamment contribué à établir les bases du système capitaliste naissant. Sans doute les promoteurs de l’éthique protestante n’ont-ils pas voulu consciemment le système économique qu’ils ont contribué à produire. Toutefois le résultat est là, et il nous conduit à considérer les apologistes du travail, à la lumière de ces analyses, sous un angle nouveau, quelque peu suspicieux.
Pourquoi travailler ?
Sur ce chapitre comme sur tant d’autres, Rousseau se sépare de ses contemporains. On ne trouvera pas chez lui l’émerveillement devant les ressources de la technique ni la foi dans le progrès ni l’apologie du travail. Réaliste, et admiratif du mode de vie des peuples dits à l’époque « primitifs » ou « sauvages », il considère que le travail est une activité contre-nature. Tandis que dans une perspective tout autre, mais complémentaire, le philosophe Nietzsche voit dans l’apologie du travail proférée par les puissants une exploitation cynique de la crédulité des pauvres gens. Plus près de nous, des philosophes comme Bertrand Russell (Eloge de l’oisiveté, 1932), André Gorz (Métamorphoses du travail. Quête du sens, 1988) ou Jeremy Rifkin (La fin du travail, 1997) nous prient instamment de relativiser la valeur que attribuons - à tort selon eux- au travail. N’oublions pas que le travail en tant que labeur et routine est bien loin d’être la seule activité susceptible de donner un sens à notre existence. Les productions créatives, mais aussi les manifestations sportives, l’action politique mais aussi les activités bénévoles, la participation à associations caritatives ou autres travaux non rémunérées (« cultiver son jardin » ?) sont non moins respectables et estimables que le travail au sens strict, confondu avec l’emploi, notamment salarié. Il n’est pas raisonnable d’identifier aujourd’hui le travail à l’emploi, et l’obsession d’échapper au chômage ne constitue pas un fondement suffisant pour justifier la nécessité de travailler. Il apparaît au contraire que la réalité moderne du chômage et l’exclusion sociale devraient nous conduire à repenser et même sans doute à interroger la nature du travail et à remettre en cause son statut dans nos sociétés. Pour certains observateurs, le stress et même le « burn-out » – le mal du siècle – en disent long sur le caractère biaisé, voire névrotique , de notre rapport actuel au travail.
Marx disait que les philosophes n’avaient fait qu’interpréter le monde et qu’il fallait maintenant le transformer. Il n’est pas certain que les intellectuels aient un tel pouvoir. En revanche, il leur appartient à coup sûr, non seulement d’ analyser et de remettre en cause un rapport au monde qu’ils jugent inapproprié ou délétère, mais encore d’imaginer des conditions de possibilité d’une société et, partant, d’une humanité, qui pourrait être partiellement libérée du joug de l’oppression économique et sociale.
DEMAIN: Le refus du travail a-t-il un sens ?
TEXTE DE KANT
Loin d’être une contrainte que nous devrions redouter, le travail révèle, selon Kant, la bonté de la nature à notre égard. Car notre véritable fin (but, vocation) n’est pas d’être heureux, mais surtout de nous en rendre dignes, par nos propres efforts :
« La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’agencement mécanique de son existence animale et qu’il ne participe à aucun autre bonheur ou à aucune autre perfection que ceux qu’il s’est créés lui-même, libre de l’instinct, par sa propre raison. La nature, en effet, ne fait rien en vain (1 - et n’est pas prodigue dans l’usage des moyens qui lui permettent de parvenir à ses fins. Donner à l’homme la raison et la liberté du vouloir qui se fonde sur cette raison, c’est déjà une indication claire de son dessein en ce qui concerne la dotation de l’homme. L’homme ne devait donc pas être dirigé par l’instinct: ce n’est pas une connaissance innée qui devait assurer son instruction, il devait bien plutôt tirer tout de lui-même.
[…]
La nature semble même avoir trouvé du plaisir à être la plus économe possible, elle a mesuré la dotation animale des hommes si court et si juste pour les besoins si grands d’une existence commençante, que c’est comme si elle voulait que l’homme dût parvenir par son travail à s’élever de la plus grande rudesse d’autrefois à la plus grande habileté, à la perfection intérieure de son mode de penser et par là (autant qu’il est possible sur terre) au bonheur, et qu’il dût ainsi en avoir tout seul le mérite et n’en être redevable qu’à lui-même; c’est aussi comme si elle tenait plus à ce qu’il parvînt à l’estime raisonnable de soi qu’au bien-être ».
Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784),trad. J.-M. Muglioni, Bordas, 1988, p. 12-13.
Note :
1 . Postulat finaliste commun à Kant et à Aristote.