http://www.liberation.fr/debats/2017/11/08/alain-badiou-je-maintiens-l-hypothese-communiste-laurent-joffrin-dont-plus-personne-ne-veut_1608749
La réponse de l'économiste Jacques Brasseul (que je remercie chaleureusement)
On est étonné de lire un tel ramassis de conneries de la part d'un philosophe fameux, mais bon ce n'est guère étonnant quand on sait le même amoncellement qu'un Sartre a pu écrire. Ce que Badiou ne comprend pas, mais qu'un sociologue comme Boudon voyait très bien, ou qu'un autre philosophe comme Kolakowski (qui a vécu le socialisme réel) voyait aussi, c'est que la fin de la propriété privée des moyens de production mène à une concentration des pouvoirs telle que la dictature est inévitable, avec tout ce qui va avec, oppression, massacres, déportation, camps, etc., plus la pénurie et parfois les famines parce que le système est inefficace. Le capitalisme (propriété privée des moyens de production) assure une séparation des pouvoirs (même insuffisante, même toujours remise en question avec la corruption, les collusions, les passerelles, etc.) entre pouvoirs économiques ET pouvoirs politiques, ce qui autorise la protection des droits et libertés individuels, en gros la démocratie. Le capitalisme est le seul système économique qui ait permis l'émergence de la démocratie, tous les autres l'ont interdite, à commencer par le socialisme réel. La séparation des pouvoirs, pas seulement des pouvoirs politiques entre eux, à la Locke ou Montesquieu, mais au départ des pouvoirs économiques ET politiques, est la mince couche institutionnelle qui nous permet de ne pas tomber dans la barbarie. Barbarie qu'on a vue à l'oeuvre dans tous les régimes communistes, à commencer par celui de Mao, tant prisé par Badiou.
Badiou est un négationniste des crimes du communisme, en particulier sur la Chine de Mao, ce qu'il dit à propos du grand bond en avant ou de la révolution culturelle est simplement monstrueux. Par ailleurs, faire une équivalence entre les massacres du communisme et les massacres du capitalisme (la colonisation, les guerres mondiales) n'a strictement aucun sens : les guerres existent depuis l'origine des temps, bien avant le capitalisme, les guerres mondiales sont dues au nationalisme, pas au capitalisme. Rappelons que les périodes de paix relative les plus longues, entre 1815 et 1914, entre 1945 et maintenant, sont les plus grandes périodes de l'expansion industrielle capitaliste. Idem pour les crimes de la colonisation, qui n'ont rien à voir avec le capitalisme, puisque la domination d'un peuple sur un autre (parce qu'il dispose des moyens techniques ou militaires pour le faire) est de tout temps, depuis les Bantous envahissant la moitié de l'Afrique de -3000 à +1000, jusqu'aux Européens annexant des continents entiers au XIXe, en passant par les Hyksos conquérant l'Egypte des pharaons parce qu'ils disposaient de chars à roue, ou les Romains occupant tout le bassin méditerranéen, ou encore les armées du prophète étendant leur foi aux confins du monde connu aux VIIe et VIIIe siècles. Tout ça n'a rien à voir avec le capitalisme, un simple système juridique défini par la reconnaissance de la propriété privée des moyens de production, ie le droit pour un particulier de créer et posséder une entreprise.
Sur les dégâts écologiques du capitalisme, là encore on est dans la confusion la plus complète des deux protagonistes. La pollution et autres nuisances sont la conséquence du tournant irréversible pris par l'humanité avec l'industrialisation, depuis deux siècles et demi. C'est l'industrialisation, et non le capitalisme, qui en est à l'origine. Les catastrophes étaient bien pires dans les pays du socialisme réel, comme on l'a vu avec Tchernobyl, l'assèchement de la mer d'Aral, les usines chimiques détruisant la nature en Sibérie, les déchets radioactifs dans le grand Nord, etc. Le mouvement écologique est d'ailleurs apparu dans les pays capitalistes avancés, non dans les démocraties 'populaires' ou l'URSS, où justement la population avait le plus à souffrir de l'indifférence de leurs régimes à cet égard. En outre, les mécanismes du marché, utilisés à bon escient, sont le mieux à même de réduire la pollution, comme on les voit à l'oeuvre dans de nombreux domaines, pas une planification par le haut, dont l'inefficacité a été flagrante.
Enfin, le seul truc juste (et amusant) que dit Badiou en réponse à Joffrin, c'est quand ce dernier lui parle de l'économie de marché, et qu'il lui dit : "On emploie l'expression 'économie de marché' pour ne pas avoir à dire 'capitalisme' !" C'est drôle, et en plus c'est vrai, la gauche social-démocrate pratique beaucoup ça. Mais cela montre aussi qu'aucun des deux ne sait de quoi il parle à ce propos, confondant 'économie de marché' et 'capitalisme', alors que ce n'est pas du tout la même chose. On a affaire au syndrome du type 'Albert Jacquard'. Ce dernier était un biologiste éminent, reconnu dans son domaine, et il faisait une chronique quotidienne à la radio... Parce qu'il était un savant remarquable en biologie, vanté par tous, il s'imaginait qu'il savait tout dans tous les domaines, on pourrait appeler ça aussi le syndrome des chevilles qui enflent. Et le résultat était pitoyable, il ne disait que des conneries à la radio, sur l'économie et l'histoire économique, en pontifiant sur des questions qu'il n'avait pas étudiées. Les philosophes sont particulièrement sujets à ce syndrome, étant des pointures dans la discipline reine, ils s'imaginent qu'ils peuvent parler de tout, dans toutes les disciplines, et ça donne des Sartre encensant Staline ou des Badiou encensant Mao... Ou des gens qui parlent de ce qu'ils ignorent, comme ici sur l'économie de marché et le capitalisme.
L'économie de marché - ou libéralisme économique - est un mode de régulation des activités économiques, celui caractérisé par la décentralisation, la liberté des prix, la loi de l'offre et de la demande, elle s'oppose à un autre mode de régulation, qui est le plan central, l'économie de commande, planifiée, où les prix sont fixés par les autorités, ainsi que les productions, les investissements, et toutes les grandeurs économiques. Le capitalisme est un mode d'appropriation des moyens de production, le mode privé, qui s'oppose au socialisme réel, la collectivisation des moyens de production. Les deux sont indépendants - économie de marché et capitalisme - bien qu'ils aillent le plus souvent ensemble, raison pour laquelle on les confond en général. Mais on peut avoir une économie de marché sans capitalisme (cas de la Yougoslavie de Tito, ou de la Chine de Deng Xiaoping, dans les deux premières décennies, avant l'introduction de firmes privées, ie le capitalisme), de même qu'on peut avoir du capitalisme sans économie de marché, comme ce fut le cas de l'Allemagne nazie : entreprises privées + plans centraux impératifs.
Mais tout ça ne veut pas dire que le capitalisme soit un horizon indépassable, on trouvera certainement mieux à l'avenir, quoi, je ne sais pas, mais sûrement pas en supprimant la liberté économique comme le propose Badiou. De même que les hommes du Moyen Âge ne pouvaient avoir aucune idée de ce que serait une société de capitalisme démocratique, ou les hommes des sociétés antiques de ce que serait une société sans esclavage, ou encore les hommes d'avant le néolithique de ce que serait une société organisée (une grande civilisation), nous ne pouvons avoir la moindre idée de ce que seront les sociétés futures. Mais un fait est certain, essayer et approfondir encore la collectivisation ne peut mener qu'aux mêmes désastres.
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