• Populisme de gauche : et si on parlait plus clair ?
"C’est à tort qu’on dit parfois que le populisme de gauche est une notion floue. Les mots ont un sens et celui-ci aussi. Jean-Luc Mélenchon a hésité avant de s’en réclamer : en 2012, il avait reconnu qu’il lui serait « difficile » de revendiquer le mot « populisme » au regard du « mépris » qu’il suscite. S’il l’assume aujourd’hui, c’est parce que le populisme de gauche est désormais une stratégie politique constituée, aux éléments clés affirmés, qui lui fournit le socle théorique sur lequel s’édifie son action. Comme son nom l’indique, il s’agit d’un populisme. Lequel est un courant politique qui se fixe pour objectif de « construire un peuple » comme sujet politique en le posant comme un « nous » face à un « eux », selon la discrimination ami/ennemi chère à Carl Schmitt.
Pas d’amalgame : le populisme de gauche s’oppose au national-populisme du Front national, pour qui le peuple s’identifie en s’ethnicisant. Il est aussi l’exact inverse de ce qu’on a pu qualifier, à propos de Macron, de « populisme optimiste », où le « nous/eux » (ici : progressistes/fainéants conservateurs) est de plus en plus marqué. Cela dit, comme le souligne Chantal Mouffe, initiatrice en France du populisme de gauche, celui-ci repose bien sur l’édification « d’une frontière politique nous/eux à la manière populiste, ceux d’en bas contre ceux d’en haut, le « peuple » contre les « élites ».
La conséquence de cette conception est un rejet de la notion de lutte des classes, qui serait devenue inopérante. C’est en jouant sur tous les registres que peut se constituer une volonté collective, insiste Chantal Mouffe : en faisant converger des « demandes hétérogènes » « selon une logique équivalentielle ». Ainsi peut émerger une conception du bien commun, du « bon pour tous », principe d’une « société vertueuse » selon l’expression qu’emploie Jean-Luc Mélenchon, dans son livre De la vertu.
Dans ce même ouvrage, il semble se dissocier de Chantal Mouffe, pour qui la raison est potentiellement totalitaire, en affirmant que le peuple devrait légiférer « sous l’emprise de la raison ». Il reste que le populisme de gauche fait d’abord appel à ce qu’elle nomme les « passions », c’est-à-dire « un certain type d’affects communs, ceux qui sont mobilisés dans le champ politique pour la constitution des formes d’identification nous/eux… Ce sont les affects qui sont l’assise d’un “nous” ». De même démontre-t-elle la nécessité d’un leader : « Pour créer une volonté collective à partir de demandes hétérogènes, il faut un personnage qui puisse représenter leur unité, je crois donc qu’il ne peut pas y avoir de moment populiste sans leader, c’est évident. »
Bref, de forts éléments différencient le populisme de gauche du courant historique auquel se rattache le communisme français.
Ainsi du « peuple ». Qu’il ne soit pas une réalité donnée (celle-ci est la population), mais un concept politique, on le sait depuis Rousseau pour qui un peuple est un peuple du fait d’un acte : pour lui, un contrat. Je ne me prononcerai pas pour l’Amérique latine, racine du populisme de gauche, mais, en France, l’objectif de « construire un peuple » me semble irrecevable. Le peuple français est constitué depuis qu’il a institué sa souveraineté – certes, elle-même objet de luttes la faisant avancer ou régresser. Pour sa part, le PCF entend le mot peuple dans une double dimension, classiste et républicaine : le peuple comme classes populaires, et comme communauté des citoyens (français, européens, du monde).
Le politique. Oui, il se structure autour du conflit. Mais pas sur le seul mode d’un « nous » qui se constitue en identifiant en négatif un « eux » antagoniste. Le combat de classe, auquel s’ajoutent le combat féministe, la lutte pour la démocratie et pour l’écologie, se développe autour de valeurs à fort contenu positif : émancipation contre exploitation, oppression, aliénation ; liberté contre servitude ; vie contre mort sur notre planète. Ces antagonismes n’existent pas hors « contenus idéologiques spécifiques ou pratiques de groupes particuliers », comme le soutient le populisme de gauche, mais opposent des idées et des forces sociales situées dans le mouvement de la société et du monde. Ils ne sont pas définis à partir du vécu affectif du peuple – les amis, les gens d’un côté ; la caste, les élites ou l’oligarchie, de l’autre –, mais par un repérage à prétention rationnelle (n’évitant pas toujours les erreurs…) des contradictions du réel, qui se trouve être aujourd’hui une société capitaliste et une mondialisation du même nom. Schmitt, qui était nazi, utilisait la discrimination ami/ennemi pour définir le peuple à partir d’un territoire, face à un ennemi extérieur ou intérieur. Ce n’est évidemment pas le cas de la France insoumise : encore une fois, pas de faux procès. Constatons seulement que le populisme de gauche n’a pas le même rapport à la nation (ni drapeau rouge, ni drapeau européen, seul le drapeau tricolore) que le PCF. Celui-ci est certes attaché à la nation, mais quand il dit « peuple », il pense d’abord « amitié entre les peuples ». L’internationalisme lui est consubstantiel.
Enfin, la gauche et le dégagisme. Tout aujourd’hui est en crise : la gauche, la droite, les partis politiques, les institutions, la démocratie.
Le PCF est appelé à se « réinventer » ; il lui faudra probablement réinventer aussi sa stratégie politique. Choisira-t-il, à l’instar du populisme de gauche, de proposer « une autre ligne de clivage que la gauche ou la droite », celle « du peuple contre l’oligarchie », et de se donner l’objectif « non pas de rassembler la gauche, mais de fédérer le peuple » ? On remarquera que cette unification du peuple hors partis et clivage droite/gauche implique la reconnaissance d’une hégémonie, prise davantage au sens mitterrandien que gramscien.
Et, surtout, que les valeurs et la raison d’être du Parti communiste le portent sur une autre voie : celle d’une politique de rassemblement, dans une perspective majoritaire, de toutes les forces qui agissent pour la transformation sociale en respectant leur pluralité. Qui n’est pas seulement un fait à accepter mais une richesse à encourager. Cela vaut, bien sûr, aussi pour les insoumis, qui ne vivent probablement pas leur engagement comme populiste, sont des femmes et des hommes de gauche, des militantes et des militants avec qui nous avons tant de débats et de combats à mener en commun".
par Jean-François Gau, ancien responsable national du PCF
L’humanité 23 octobre 2017