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8 janvier 2013 2 08 /01 /janvier /2013 14:34

 « Alors, au lieu du tribunal, il avait reçu la puissance tribunitienne. »

Alexandre Dumas.

Le Corricolo.

jean-Michel-Apathie.jpg

 

 

 

Chers lecteurs,

 

Ne perdez pas votre temps à chercher les définitions exhaustives aux deux termes apparaissant ci-dessous dans vos dictionnaires, encyclopédies et autres Wikipédia. Elles ont été inventées (improvisées) par l’auteur de cet article pour les seules fins ludiques de compréhension de cet article.  

 

Définitions préalables et non autorisées

 

Opinionite : Néologisme. Tendance obsessive observée chez certains individus à vouloir exprimer à tout prix, avec une énergie hors du commun, et publiquement, leurs opinions sur divers sujets passés, présents et à venir.

 

Chroniquite :  Néologisme. Tendance obsessive observée chez certains individus souffrant d’opinionite aiguë à vouloir exprimer à tout prix, avec une énergie hors du commun, et publiquement, c’est-à-dire, par écrit ou par la parole, leurs opinions sur divers sujets passés, présents et à venir, de manière compulsive, sous forme de chroniques, à travers les divers médias caractéristiques des années 2010 et au-delà.

 

Ces cumulards de l’opinionite : esquisse d’un portrait

 

Ils disposent d’ores et déjà d’une pléthore de tribunes dans les principaux médias des Amériques, de France et de Navarre et de combien d’autres points encore plus chauds situés aux quatre coins du globe. Mais ils en veulent une autre. Juste une autre tribune, comme on dirait « une dernière, pour la route », avant la prochaine, la dernière avant la suivante de la suivante. Et, mystère de l’air du temps, on la leur offre. Non pas sur un plateau d’argent — trop démodé, pis : susceptible de poursuites en corruption —, mais sur des plateaux de télévision ou de radio truffés de caméras et de microphones hight-tech. Sont-ce des serial-poseurs, des serial-causeurs, des serial-écrivailleurs ? Name it !  Possible.

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Il y a, bien sûr, comme en maints d’autres domaines, des degrés dans le raffinement du style et la densité du contenu. Il y a les populistes, les démagogues, les « fouille-merde », les encartés d’un parti politique, qui le disent ou pas, les endoctrinés de telle ou telle école ou tendance religieuse, philosophique, économique, managériale, etc., qui cherchent, au mieux, des « endoctrinables », des « influençables » ou, plus modestement, des sympathisants, des suiveurs, ou des gens simplement, mais sincèrement intéressés par ce qu’ils disent et écrivent avec force et conviction. Il existe même des « presque spécialistes » d’un enjeu pointu qui se perdent en conjectures conjuratoires. Et, miracle de la fausse science ou du besoin inextinguible de foi, ils sont crus ou, à tout le moins, écoutés, lus, et même cités avec respect. L’important, somme toute, c’est qu’auprès du quidam hameçonné ou intrigué, ils profitent, peu ou proue, voire pleinement, de la prime allant à ceux dont le visage est connu au petit écran ou n’importe quelle autre plateforme médiatique un tant soit peu significative en terme d’audience. Qu’importe qu’ils soient les plus compétents sur le sujet de l’heure, pourvu qu’ils aient juste une longueur d’avance, qu’ils captent l’attention de celui ou celle que le sujet intéresse, inquiète ou angoisse, qui regarde et écoute, mais n’y connaît guère, si peu, presque rien ou rien du tout. Et ils comptent bien, cesdits leaders d’opinions et autres aspirants à le devenir, profiter de cette approximation de connaissances exactes, précises, irréfutables. Capitaliser. Capitaliser sur les zones grises. Symboliquement d’abord et, pourquoi pas, in fine, financièrement.

 

Ces cumulards de l’opinionite, pour le dire avec politesse, ont généralement plus à vendre qu’à dire. Avec la concentration des médias, faudrait-il s’étonner de tomber immanquablement sur leurs « rubriques », leurs « analyses », leurs « articles », leurs blogues, leurs « livres », leurs « humeurs », etc., dont plusieurs sont aussi suffisants qu’insuffisants ?

 

Les petits rois de la Reine du Monde et le peuple

 

Difficile de démêler l’écheveau des motivations psychologiques et professionnelles qui font courir ces hyperactifs nouveau genre. Narcissisme ? Volonté de puissance ? Ce sont les explications les plus classiques, presque redondantes. Mais encore ? Et de l’autre côté, celui du non-pouvoir de s’adresser au plus grand nombre, qu’en est-il ? qui ne parvient pratiquement jamais à faire entendre, à faire lire et répéter à satiété son opinion, ces millions qui suivent, comment expliquer la fascination, la curiosité contagieuse ? Qu’en est-il ? On sait qu’il n’est pas n’est pas intellectuellement passif  mais

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Sont-ils connus et objet de curiosité, parce qu’ils écrivent livres, articles et lettres dans les journaux ou écrivent-ils et parlent-ils autant parce qu’ils sont connus ? L’œuf ou la poule... Ils donnent leur avis sur tous les sujets d’actualité, même lorsqu’on ne les sollicite pas. Mais, préviennent-ils, au nom de quoi et pourquoi leur interdirait-on de chroniquer encore et encore ? Ne vivons-nous pas dans la plus grande démocratie que l’histoire occidentale ait produite ? Et d’insister : tout le monde (sic) n’a-t-il pas droit à l’expression publique (resic) de son opinion ? Ces gens-là, pour aller vite, ont une haute, très haute opinion de leurs opinions. Et ils savent, mieux que quiconque, que « l’opinion est la reine du monde » et feront tout pour qu’elle le reste (La Reine du monde, Jacques Julliard, Flammarion, 2008).

 

La pensée « burger »

 

Toute hypothèse est risquée. Osons-en une. Et s’ils étaient atteints d’un mal, encore innommé, que l’on pourrait baptisé, faute de mieux : « syndrome de chroniquite aigüe . La dernière pandémie sévissant dans tous les médias d’Occident carburant tous à la médiamétrie (Audimat). De Marc Lévy à Guillaume Mussot, en passant par Barbara Cartland, on connaissait les auteurs de best-seller produisant des « livres burgers »; or, voici venu le temps des « chroniqueurs chroniques », ces abonnés à la Fonction Tribunitienne tous azimuts ( F et T majuscule ! ), laquelle semble désormais assignée au spectacle et l’autopromotion permanente des ego surdimensionnés en question ainsi que leurs leurs produits dérivés qui monopolisent, comme jamais dans l’Histoire, le temps de cerveau disponible du citoyen médiaphage moyen. Le peu de temps qu’il reste après une longue journée de travail.

 

Étrange et fascinante époque que la nôtre ! Celle de l’assomption de moulins à paroles sur deux pattes donnant leur point de vue sur tout, tout le temps, sur toutes tribunes qu’ils dénichent ou, et « c’est plus grave docteur ! », qu’on leur donne. Leur logorrhée n’est certes pas inintéressante ni sans valeur (certains disposent même de diplômes qui en imposent), mais elle n’en reste pas moins celle d’une clique cooptée. Toujours les mêmes têtes qui entrent dans nos têtes (Jean Robin, l’homme à tout faire du site Enquête & Débat, en a même fait une de ses obsessions personnelles http://www.enquete-debat.fr/archives/top-200-des-intellectuels-sous-mediatises-a-la-television-publique-francaise-52871) 

 

D’aucuns diront que l’ultime liberté qu’il nous reste — inaugurale, précieuse et décisive — est d’éteindre tout de go son poste de télévision pour aller voir et penser ailleurs. Or, le hic, c’est que si on allume la radio, c’est encore le timbre de leurs voix qui résonnent dans les haut-parleurs. Et si, vraiment agacés, on décide de tourner le bouton à off à ce vecteur des ondes hertziennes millésimé, histoire de se reposer un peu d’eux, de leur ramage moins beau que leur plumage, c’est sur Internet, caisse de résonnance et lieu syncrétique de tous les autres médias, qu’ils réapparaissent, comme par magie, puisqu’ils y ont construit, là aussi, un réseau tissé serré de copains et de copines qui jouent à merveille le jeu du renvoi d’ascenseur.

 

Des intellectuels, vraiment ?

 

Il serait peut-être raisonnable, à défaut d’être philosophiquement sage, d’émettre quelques doutes sur les qualités d’éclaireurs de ces ubiquitaires « grandes gueules », comme on les qualifie souvent. « L’intellectuel est quelqu’un qui cherche à comprendre et à faire comprendre. Son rôle demeure donc essentiel, même s’il n’a évidemment plus la possibilité de jouer le rôle de magistère moral ou de porte-parole des sans voix qui fut le sien dans le passé. Mais bien entendu, il ne peut exercer ses capacités d’analyse qu’à la condition d’être lui-même en complète rupture mentale avec le système dominant et de se refuser à devenir un objet du spectacle médiatique », écrit Alain de Benoist. Lui qui fut, un jour et pour longtemps, interdit de débat public par le peloton de tête de la « pensée unique » (lire son livre tonique résumant « cinquante ans de cheminement de pensée » Mémoire vive, Éditions de Fallois, 2012).

 

Pour finir : au lit avec eux... 

 

De guerre lasse, d’aucuns diront qu’il ne nous reste plus qu’une ultime solution. Se mettre paisiblement au lit et ouvrir, enfin, un bon livre, un vrai, dans lequel belle langue et pensée vivante entrent en correspondance. En espérant, toutefois, soûlé ou bluffé par tant de matraquage, n’avoir pas commis la gaffe d’avoir acheté dans un hypermarché ou quelqu’autre grande surface spécialisée, le dernier « machin truc » qui est, en fait, flashe le bandeau rouge ceinturant le « livre » : « Voici, enfin réunies, le Best Of  de ses meilleures chroniques de l’année ! »...

 Serge Provost, professeur de philosophie

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