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14 janvier 2017 6 14 /01 /janvier /2017 12:50

Le travail : une activité contre nature

Selon Rousseau, chacun de nous ne travaille que pour parvenir au repos :

« Il est inconcevable à quel point l’homme est naturellement paresseux. On dirait qu’il ne vit que pour dormir, végéter, rester immobile ; à peine peut-il se résoudre à se donner  les mouvements nécessaires pour  s’empêcher de  mourir faim. Rien ne maintient tant les sauvages dans l’amour de leur état que cette délicieuse indolence. Les passions qui rendent l’homme inquiet, prévoyant, actif, ne naissent que dans la société. Ne rien faire est la première et la plus forte passion de l’homme après celle de se conserver. Si l’on y regardait bien, l’on verrait que, même parmi nous, c’est pour parvenir au repos que chacun travaille : c’est encore la paresse qui nous rend  « laborieux ». »

Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues,  (1781), Ed. Hatier, 1983, page 69.

  Nietzsche

L’apologie du travail

Les anciens voyaient dans le travail l’expression de la soumission de l’homme à la nécessité, tout au contraire les modernes qui le tiennent pour  une bénédiction. C’est cette manipulation que Nietzsche dénonce et déplore ici :  

«  Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail - on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité: et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême. Et puis! épouvante ! Le « travailleur », justement, est devenu dangereux! (1 Le monde fourmille d’« individus dangereux»! Et derrière eux, le danger des dangers - l’individuum! (2» 

 Nietzsche, Aurore, (1880), coll.  idées, trad. J.Hervier, Ed. Gallimard, 1974, livre III, pp. 181-182.

Note 1 : Nietzsche fait allusion aux mouvements sociaux du 19 ième siècleNote 2 : L’individu.

 Russell

Le philosophe Bertrand Russell observe judicieusement  que sans consommateurs, donc sans  loisirs (pour trouver le temps de consommer) ,  le travail et ses productions trouveraient pas de débouchés.  On ne saurait  idolâtrer  le travail  et mépriser ceux qui la rendent nécessaire en en consommant les produits :

« On dira que, bien qu’il soit agréable d’avoir un peu de loisirs, s’ils ne devaient travailler que quatre heures par jour, les gens ne sauraient pas comment remplir leur journée. Si cela est vrai dans le monde actuel, notre civilisation est bien en faute ; à une époque antérieure, ce n’aurait pas été le cas. Autrefois, les gens étaient capables d’une gaieté et d’un esprit ludique qui ont été plus ou moins inhibés par le culte de l’efficacité. L’homme moderne  pense que toute activité doit servir à autre chose, qu’aucune activité ne doit être une fin en soi. Les gens sérieux, par exemple condamnent continuellement l’habitude d’aller au cinéma, et nous disent que c’est une habitude qui pousse les jeunes au crime. Par contre, tout le travail que demande la production cinématographique et respectable, parce qu’il génère des bénéfices financiers. L’idée  que les activités désirables sont celles qui engendrent des profits a tout mis à l’envers. Le boucher, qui fournit en viande, et le boulanger, qui vous fournit en pain, sont dignes d’estime parce qu’ils gagnent de l’argent ; mais vous, quand vous savourez la nourriture qu’ils  vous ont fournie, vous n’êtes que frivole, à moins que vous ne mangiez dans l’unique but de reprendre des forces avant de vous remettre au travail. De façon générale, on estime que gagner de l’argent, c’est bien, mais que le dépenser, c’est mal. Quelle absurdité, si l’on songe qu’il y a toujours deux parties dans une transaction : autant soutenir que les clés, c’est bien, mais le trou de serrure, non. Si la production de biens a quelque mérite, celui-ci ne saurait résider que dans l’avantage qu’il peut y avoir à les consommer. Dans notre société, l’individu travaille pour le profit, mais la finalité sociale de son travail réside dans la consommation de ce qu’il produit. C’est ce divorce entre les fins individuelles et les fins sociales de la production qui  empêche les gens de penser clairement dans un monde où c’est le profit qui motive l’industrie. Nous pensons trop à la production, pas assez à la consommation. De ce fait, nous attachons trop peu d’importance au plaisir et au bonheur simple, et nous ne jugeons pas la production en fonction du plaisir qu’elle procure aux consommateurs ».

Bertrand Russell, Eloge de l’oisiveté (1932), trad. M.  Parmentier, Editions Alia, 2004, page 31-32.

André Gorz 

L’écrivain et philosophe André Gorz s’interroge ici sur les conditions de possibilité d’une transformation positive de notre rapport au travail :

« Pour la première fois dans l’histoire moderne, le travail payé pourra (donc) cesser d’occuper  le plus clair de notre temps et de notre vie. La libération du travail devient pour la première fois  une perspective tangible. Mais il ne faut pas sous-estimer ce que cela implique pour chacun de nous. La lutte pour une réduction continue et substantielle de la durée du travail payé suppose que celui-ci cesse progressivement d’  être la seule ou même la principale source  d’identité et d’insertion sociales. Des valeurs autres que les valeurs économiques, des activités autres que celles, fonctionnelles, instrumentales, salariées que nous commandent les appareils et institutions sociaux, devront devenir dominants dans la vie de chacun. Cette mutation de la société et de la culture exige de chaque personne un travail sur soi auquel elle peut être incitée mais qu’aucun État, gouvernement, parties ou syndicat ne peut faire pour elle. Elle exige que nous trouvions à la vie un autre sens que le travail payé, l’éthique professionnelle, le rendement, et aussi que des luttes autres que celles qui ont pour contenu le rapport salarial gagne en importance. L’ensemble de ces changements culturels est d’une ampleur telle qu’il serait vain de les proposer s’ils n’allaient dans le sens d’une mutation déjà en cours

[…]

En une période où le travail à plein temps de tous est de moins en moins nécessaire à l’économie, la question « travailler pourquoi ? À quoi ? » prend une importance centrale. Elle seule peut nous protéger contre une éthique de « l’effort pour l’effort », du « produire pour produire » qui trouve son achèvement dans l’acceptation de l’économie de guerre et de la guerre elle-même. »

André Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens, Ed. Galilée, 1988.

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